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L’heure de la réconciliation entre la France et le Rwanda est-elle arrivée ? Vingt-sept ans après le génocide des Tutsi, qui a fait près de 1 million de morts entre avril et juillet 1994, on veut le croire au sommet de l’Etat français. Emmanuel Macron reçoit son homologue rwandais, Paul Kagame, lundi 17 mai, à Paris, en marge d’une conférence sur le Soudan et à la veille d’un sommet sur le financement des économies africaines. Les deux hommes « ont pris l’habitude d’échanger en anglais dans un climat de confiance, de sincérité et de respect », précise un membre de l’entourage du chef de l’Etat. Au cours de sa visite, Paul Kagame doit aussi s’entretenir avec d’anciens officiers de l’armée française, dont le général Jean Varret, responsable de la mission de coopération de 1990 à 1993, qui s’était opposé à sa hiérarchie lors de la tragédie.
Cette rencontre avec Emmanuel Macron était la première depuis la remise, courant mars, du rapport de la commission d’historiens dirigée par Vincent Duclert, dont l’objectif était d’analyser le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994. En concluant à « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » de l’Etat français, mais en écartant une complicité de génocide, celle-ci a permis de faire un pas vers une vérité historique et contribué ainsi à un rapprochement diplomatique. Trois semaines plus tard, le rapport Muse, du nom d’un cabinet d’avocats américain mandaté par le Rwanda, a abouti aux mêmes conclusions. Dans la foulée, les déclarations du ministre rwandais des affaires étrangères rwandais, Vincent Biruta, indiquant au Monde que « la question de la complicité [ne serait] pas portée devant une cour », ont signé une autre avancée. « C’est une normalisation diplomatique, se réjouit-on à l’Elysée. Un ambassadeur français [le poste est vacant depuis 2015] devrait être nommé à Kigali cet été. Des noms circulent déjà. »
Les deux chefs d’Etat doivent également s’entendre sur les modalités d’une visite de M. Macron à Kigali le 27 mai. Un voyage où chaque mot sera pesé. Le président présentera-t-il des excuses au nom de la France, comme l’ont fait les Etats-Unis, la Belgique, les Nations unies ou l’Eglise catholique ? « Le sujet rwandais ne se résume pas à cette question, explique-t-on dans l’entourage de M. Macron. Compte tenu de la dimension et de la monstruosité du génocide, elle peut aussi sembler dérisoire, même s’il est vrai que les rescapés attendent ces excuses. » Que des excuses soient présentées ou non, les deux hommes pourront regarder le chemin diplomatique tracé entre Paris et Kigali. Long et sinueux, il a suivi des détours, emprunté des pentes abruptes, quelques replats mais aussi des culs-de-sac qui ont ruiné les espoirs et obligé les diplomates à bien des retours en arrière. Pour le comprendre, il faut revenir à 1994.
Poison à diffusion lente
Après la victoire militaire du Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement politico-militaire composé de Tutsi, un gouvernement d’unité nationale est créé au Rwanda pour relancer le pays après le génocide planifié par les extrémistes hutu. Le 19 juillet 1994, Pasteur Bizimungu est nommé président. Paul Kagame, leader du FPR, devient vice-président et ministre de la défense. Mais cela ne fait aucun doute : c’est lui l’homme fort du pays, et il le prouvera en écartant ensuite Bizimungu.
M. Kagame éprouve une profonde rancœur vis-à-vis de la France, et notamment de son armée, à laquelle il reproche d’avoir soutenu, bien avant le génocide, le pouvoir dictatorial en place à Kigali. Dans ces conditions, faut-il inviter le Rwanda au sommet franco-africain de Biarritz, en novembre 1994 ? A l’approche de l’événement, la question se pose à l’Elysée. Une note de Bruno Delaye, conseiller Afrique de François Mitterrand, souligne les arguments en faveur d’une invitation, afin de « tourner la page » du génocide. Mais « le FPR et le gouvernement rwandais, malgré des déclarations apaisantes, restent très hostiles à la France », explique la note. Quant à Paul Kagame, il ne serait pas très demandeur et cherche « des ouvertures du côté des Belges, des Israéliens, des Libyens et des Anglo-Saxons. »
Le Rwanda, pays exsangue sur les plans humain et économique, ne figure donc pas parmi les 35 Etats présents à Biarritz. Mais il est tout de même question de lui. Alors que, dans son discours, François Mitterrand évoque « le génocide », la retranscription remise à la presse mentionne « des génocides ». Derrière ce qui pourrait ressembler à une « coquille » se cache un malentendu qui sous-entend que le FPR a commis un autre génocide en libérant le pays. Cette confusion entre le singulier et le pluriel, entre l’oral et l’écrit, va agir comme un venin et intoxiquer les relations entre les deux pays. Un poison à diffusion lente, sur plusieurs années.
Lourd contentieux
En 1998, apparaissent dans la presse française, notamment dans Le Figaro, des accusations sur le rôle de la France durant le génocide. Comme l’a fait le Sénat belge en 1997, Lionel Jospin, premier ministre socialiste de cohabitation de Jacques Chirac, décide de confier au député (PS) Paul Quilès, ancien ministre de la défense sous Mitterrand, une mission d’information parlementaire (MIP) afin de faire la lumière sur ces accusations. Dans ses conclusions, celle-ci reconnaît « des dysfonctionnements institutionnels et des erreurs d’appréciation » de la politique française au Rwanda, de 1990 à 1994.
Mais ce rapport ne clôt pas le débat : une partie de la presse reproche à la MIP d’avoir privilégié la voix des militaires au détriment de celles des journalistes et des ONG, dont une partie était sur le terrain à l’époque, et donc d’avoir sous-évalué la responsabilité des Français. La MIP aurait-elle subi des influences politiques ? « Je ne suis pas quelqu’un sur qui on peut exercer des pressions, jure aujourd’hui Bernard Cazeneuve, alors corapporteur de la mission. Je n’aurais jamais accepté que l’on m’interdise l’accès à tel ou tel document. S’il y avait eu des pressions, j’aurais posé mon stylo et je serais parti. »
En août 2001, le ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine, se rend à Kigali dans le cadre d’une tournée en Afrique centrale. Elu président du Rwanda en 2000, Paul Kagame « n’avait pas posé comme préalable que soit abordée la relation franco-rwandaise ; cela a changé plus tard. Il n’y avait donc pas de problème bilatéral à régler à ce moment-là », raconte M. Védrine, qui était secrétaire général de l’Elysée en 1994. Evoquant son voyage de l’été 2001 et sa rencontre avec M. Kagame, il dit se souvenir d’« un entretien correct, plutôt constructif avec un homme impressionnant, calme, froid et dont on sent la force ». Ensemble, ils avaient discuté de plusieurs projets bilatéraux, dont l’un concernait une exploitation de gaz sur le lac Kivu.
Hubert Védrine retourne au Rwanda l’année suivante, cette fois en compagnie du secrétaire d’Etat britannique aux affaires étrangères, Jack Straw. « Il avait apporté avec lui des rapports d’ONG qui dénonçaient des atteintes aux droits de l’homme, poursuit M. Védrine. Moi, j’étais venu, à nouveau dans une tournée régionale, pour parler de la situation dans l’est du Congo. » En réalité, à l’époque, il y a un lourd contentieux entre la France et le Rwanda. Et M. Védrine, qui est encore aujourd’hui accusé de sous-estimer le rôle de la France au Rwanda, ne peut l’ignorer.
Coup de froid
Lors d’une visite à Paris en février 2003, Paul Kagame rencontre Jacques Chirac. « Les relations ne sont pas aussi mauvaises que ce qu’elles ont été, concède alors le dirigeant rwandais, mais il n’y a pas de changement majeur. » C’est le calme avant la tempête. Celle-ci va se lever sur le front judiciaire, avec une affaire complexe : les circonstances de l’attentat commis le 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana alors qu’il était en phase d’approche de l’aéroport de Kigali. Une opération qui correspond au signal de départ du génocide, en entraînant des représailles et, immédiatement, des massacres. Saisi à la suite d’une plainte déposée par les familles de l’équipage français de l’appareil, le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière accuse Paul Kagame et le FPR d’être responsables de cette attaque. Autrement dit, d’avoir abattu le Falcon présidentiel dans le but de relancer une guerre civile et de s’emparer militairement du pouvoir.
Cette accusation revient à considérer qu’en abattant l’avion présidentiel, les Tutsi auraient en quelque sorte provoqué le génocide dont ils ont été victimes. Aux yeux des survivants, c’est une forme de révisionnisme. De plus, l’idée que le FPR, en libérant le Rwanda après les massacres de 1994, ait commis un second génocide – contre les Hutu, comme cela avait été sous-entendu lors du sommet de Biarritz – se diffuse dans la classe politique française. Pour Kigali, la ligne rouge est franchie.
Le 7 avril 2004, au moment de commémorer les dix ans du génocide, la tension est extrême. Dans le stade bondé de Kigali et devant une dizaine de chefs d’Etat africains, Paul Kagame dénonce d’abord l’attitude « honteuse » de la communauté internationale pendant la tragédie. « Quant aux Français, leur rôle est l’évidence même, ajoute-t-il. Ils ont sciemment entraîné et armé les troupes gouvernementales. Ils savaient qu’ils allaient commettre un génocide… Je le leur dis en les regardant dans les yeux. » Il se tourne alors vers Renaud Muselier, le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, assis en tribune. Ce dernier se recroqueville sur son siège puis, dans l’après-midi, décide d’écourter son séjour. Cet incident, révélateur de la manière dont les autorités rwandaises entendent utiliser politiquement cette crise avec la France pour asseoir leur position, n’est qu’une première alerte, un coup de froid. Une autre tempête approche.
Rapport contre rapport
En novembre 2006, le juge Bruguière clôture son enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 et signe neuf mandats d’arrêt contre des proches du président Kagame. Parmi eux figure James Kabarebe, son ex-compagnon d’armes et futur ministre de la défense. M. Kagame rompt alors les relations diplomatiques avec la France et réplique en publiant, deux ans plus tard, le rapport Mucyo, du nom du président d’une commission rwandaise. Ses conclusions sont accablantes : l’Etat français « a joué une part active dans la préparation et la réalisation du génocide ». Des responsables politiques français, dont Hubert Védrine et Alain Juppé, ministre de la défense en 1994, ainsi que des militaires y sont accusés de « complicité ».
« Ces accusations me mettent forcément mal à l’aise, indique au Monde Nicolas Sarkozy, élu à l’Elysée quelques mois plus tard, en mai 2007. Dès mon élection, je m’intéresse au Rwanda. Mais je suis conscient qu’il y a un problème : ma conviction est que la France n’est pas coupable de génocide mais qu’elle a fait de graves erreurs en 1994. » Bernard Kouchner, proche de Paul Kagame, est nommé au Quai d’Orsay, « non pas dans le but d’envoyer un message aux Rwandais, mais dans une volonté d’ouverture à gauche », précise l’ancien président.
Quelques mois après l’élection, une délégation française se rend à Kigali et, en décembre, M. Sarkozy et M. Kagame se voient une première fois au sommet Europe-Afrique de Lisbonne. « Je rencontre un homme assez janséniste, très poli, économe de ses mots et… ça matche entre nous, se souvient Nicolas Sarkozy. Je lui explique que je veux regarder vers l’avenir et établir de nouvelles relations avec son pays. Il est étonné, sur la réserve, mais il y a alors tellement peu de gens qui lui tendent la main qu’il se dit : “Pourquoi pas ?” » Tous deux se retrouvent par la suite à New York, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, dans le même esprit. « Je lui dis alors que je souhaite venir à Kigali », précise M. Sarkozy.
En France, le dossier du juge Bruguière est fragilisé. Un témoin-clé, Richard Mugenzi, ancien opérateur radio de l’armée rwandaise, se rétracte. L’instruction apparaît à charge contre le Rwanda, en s’appuyant sur des témoignages contestables et des traducteurs peu fiables. Des années plus tard, en juillet 2020, la cour d’appel de Paris ordonnera un non-lieu et dénoncera une enquête riche en « mensonges, revirements et manipulations ».
« Très grande tension »
Mais revenons en novembre 2009. Les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda ont beau être rétablies, le voyage de Nicolas Sarkozy à Kigali, prévu en février 2010, suscite un tollé. « Tout le monde était tendu, y compris ma cellule diplomatique, confirme l’ancien président. Ça m’a valu énormément d’ennuis. J’entendais des reproches de l’armée française, de ma majorité, d’Alain Juppé, des socialistes, des ONG… » Le président suit sa ligne et, dit-il, « quitte à y aller, autant faire un geste fort ».
Une fois sur place, il se rend au Mémorial de Gisozi, à Kigali, où reposent les dépouilles de 250 000 victimes. Lorsqu’il passe devant une photo montrant un véhicule militaire français à côté d’un groupe de miliciens hutu armés de fusils – accompagnée de la légende « La France a joué un rôle en armant et en entraînant les forces armées rwandaises » –, le guide lance au président : « Ici, c’est la responsabilité des Français. » M. Sarkozy ne bronche pas. « Il y a une très grande tension, se remémore-t-il. Elle devient maximale lorsque je me retrouve avec Paul Kagame avant la conférence de presse. Je lui dis : “Ecoute Paul, j’irai aussi loin que je le peux, mais je n’irai pas plus loin que je ne le veux !” »
La question des excuses, si elle hante les esprits, n’est pas abordée directement. « Paul Kagame est un homme raisonnable, qui n’a jamais fait pression sur moi, assure M. Sarkozy. Il considère ma venue dans ce musée comme un immense pas en avant, et il n’est pas du genre à demander toujours plus. Je lui dis aussi que je ne peux pas aller plus loin et il le comprend. » Devant les médias, le président français évoque ce jour-là une « défaite pour l’humanité » et reconnaît « de graves erreurs d’appréciation », « des erreurs politiques » et une « forme d’aveuglement » qui ont eu « des conséquences absolument dramatiques ».
En septembre 2011, une question se pose : faut-il recevoir M. Kagame à l’Elysée, une première depuis le génocide ? M. Sarkozy l’impose, mais une partie de la classe politique, en majorité chiraquienne (Gérard Larcher, Alain Juppé, Bernard Accoyer…), critique le principe même de cette visite et refuse de serrer la main aux visiteurs. « Dix-huit députés de ma majorité me demandent de ne pas remettre en cause l’honneur de l’armée française », se souvient Nicolas Sarkozy. L’arrivée d’Alain Juppé au Quai d’Orsay, en février de la même année, n’a pas affecté les liens établis depuis quatre ans entre le président français et Paul Kagame. « Le plus dur, dans un processus de normalisation, c’est le premier pas, conclut l’ex-chef de l’Etat. Parce qu’à ce moment-là, vous ne savez pas si celui à qui vous tendez la main va vous trahir ou non. Paul Kagame ne m’a jamais mis dans une situation difficile. Il y a des tas de domaines où j’aurais pu faire plus, mais pas sur le Rwanda, où je suis allé à la limite de ce qu’il était possible de faire sans casser. »
Voyage annulé
En 2012, le retour d’un président socialiste à l’Elysée n’affecte pas, dans un premier temps, les relations entre les deux pays. François Hollande et Paul Kagame se voient une première fois lors d’un sommet Europe-Afrique à Bruxelles, début avril 2014. « Nous avons discuté de sujets très lourds, de la situation en Afrique de l’Ouest et en République démocratique du Congo, raconte au Monde M. Hollande. Paul Kagame était dans une démarche constructive. La question du génocide n’a pas été abordée directement et il n’est pas revenu sur l’affaire Bruguière. » Mais, quelques jours après, dans un entretien accordé au magazine Jeune Afrique, le président rwandais fustige de nouveau « le rôle direct de la Belgique et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même ». Conséquence : la visite à Kigali de la garde des sceaux, Christiane Taubira, aux commémorations du 20e anniversaire du génocide, est annulée.
« Cet entretien avait probablement été réalisé avant mon entrevue à Bruxelles, estime François Hollande. A ce moment-là, Paul Kagame voulait faire un coup d’éclat, car il estimait que le compte n’y était pas. » Toujours est-il que, le 7 avril 2014, le président rwandais revient à la charge dans le stade de Kigali devant 30 000 personnes, mais pas l’ambassadeur de France, qui n’a pas été invité. « Aucun pays n’est assez puissant, même s’il pense l’être, pour changer les faits », déclare-t-il en anglais. Avant de conclure en français, ce qui est très rare chez lui : « Après tout, les faits sont têtus. » A l’Assemblée nationale, le nouveau premier ministre, Manuel Valls, « n’accepte pas ces accusations injustes et indignes ». De son côté, Paul Quilès les qualifie d’« ignominieuses ».
Les mois passent. Les liens se renouent lentement. M. Hollande souhaite « une normalisation avec le Rwanda, seul pays, avec la Corée du Nord, où nous n’avons pas d’ambassadeur, puisque celui qui a été proposé en 2015 a été refusé ». Il annonce la déclassification des archives de la présidence, composées de notes des conseillers diplomatiques et militaires, de comptes rendus de réunions ministérielles… « Mais sur les 83 documents, 50 ont déjà fuité, et les autres n’ont pas vraiment d’intérêt », déplore alors François Graner, chercheur au sein de Survie, une association qui milite pour une refonte de la politique française en Afrique.
Pour une réconciliation franche
La question des présumés génocidaires réfugiés en France – une centaine, selon certaines estimations – revient régulièrement dans les échanges entre présidents. Après bien des piétinements, la justice obtient, pendant le quinquennat Hollande, plus de moyens pour les traquer. En 2016, trois condamnations – dont celle de Pascal Simbikangwa, ancien capitaine de la garde présidentielle rwandaise, condamné à vingt-cinq ans de réclusion pour génocide et complicité de crimes contre l’humanité – sont prononcées.
Paul Kagame et François Hollande se revoient, en janvier 2017, au Mali, lors d’un sommet France-Afrique. « Je sens qu’il a envie d’avancer, sans renoncer en rien à ses positions, témoigne M. Hollande. L’ouverture des archives que j’ai initiée, comme notre volonté que les procès se tiennent avec une pleine mobilisation de la justice, est un premier pas. » Un deuxième est franchi en décembre 2018, lorsque l’historien Vincent Duclert remet au gouvernement un rapport sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse. Ses conclusions : il faut encourager la recherche sur les génocides et favoriser l’apaisement des conflits mémoriels.
Un homme neuf, qui n’est pas marqué par le passé de la droite ou la gauche, va incarner cet effort. En juillet 2017, Emmanuel Macron, élu depuis peu à l’Elysée, se rend à Berlin pour un hommage à l’ancien chancelier Helmut Kohl. Dans l’avion du retour, il discute avec son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, lequel l’encourage à se réconcilier franchement avec le Rwanda. Assis à côté, M. Védrine n’est pas d’accord : « Le jour où ils arrêtent de nous traiter de complices du génocide, comme ils le font dans le rapport Mucyo, on peut normaliser : aucun problème. » « Au début du quinquennat, la relation avec les Rwandais est sans hostilité mais sans repères, dit un proche du chef de l’Etat. Il y a une attente des deux pays, mais on ne sait pas laquelle. M. Macron se donne alors l’objectif de travailler avec le Rwanda dans un climat de confiance, mais sans se fixer de point d’arrivée. »
Sur la feuille de route, il y a cette volonté de changer la perception de la France sur le continent et de rendre la relation franco-africaine moins sulfureuse. De son côté, Paul Kagame – dont le pays veut se présenter comme un modèle de développement (nouvelles technologies, environnement, lutte contre la corruption, féminisation des postes…) – entend soigner son image de leader.
Normalisation en marche
A la demande de la France, les deux hommes se rencontrent en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, en septembre 2017. Ils parlent de multilatéralisme, de sécurité en Afrique, et se retrouvent, quelques mois plus tard, en Inde lors d’un sommet sur l’énergie solaire. En mars 2018, Paul Kagame est invité à l’Elysée. Même s’il y a alors quelques silences en conférence de presse, la normalisation est en marche.
En coulisse, est abordé ce jour-là l’avenir de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). « Le président Macron souhaite la dynamiser, se souvient-on dans son équipe. Il veut aussi voir l’Afrique au cœur de ce projet. » Des concertations sont engagées avec l’Union africaine, et un consensus se fait autour de la Rwandaise Louise Mushikiwabo pour que celle-ci présente sa candidature au poste de secrétaire générale de l’OIF. Même si des voix s’élèvent pour dénoncer la situation des droits humains au Rwanda et le fait que l’enseignement du français ait été remplacé par l’anglais dans les écoles, l’ancienne ministre des affaires étrangères de Paul Kagame est élue avec le soutien de la France.
Arrive le printemps 2019. Pour les commémorations du 25e anniversaire du génocide des Tutsi, M. Macron cherche un geste fort. « Tu fais quoi le 7 avril ? », demande-t-il au député (LRM) des Côtes-d’Armor Hervé Berville dans l’avion qui les ramène, en mars, d’une tournée au Kenya et en Ethiopie. Le parlementaire, spécialiste en développement, devine l’allusion. Né au Rwanda, où il a perdu ses parents avant le génocide, il a été évacué par des soldats français lors des premiers massacres, puis adopté par une famille bretonne. « Je n’hésite pas une seconde, car il y a une opportunité de pouvoir contribuer à faire avancer la relation entre les deux pays, se souvient M. Berville. Très vite, je m’aperçois que cette réconciliation n’est pas que symbolique. Il y a une envie de tisser des liens profonds. »
Le voici donc à Kigali, « pour rendre hommage aux victimes et avec un message d’amitié de la France vers le Rwanda dans ce moment difficile ». Il est reçu avec tous les honneurs. « Paul Kagame a souligné le rôle des nouvelles générations et m’a remercié, poursuit M. Berville. Il m’a indiqué qu’il préférait voir avancer le processus de rapprochement à petits pas avec des éléments solides, plutôt que de l’accélérer et le rendre fragile. »
Deux jours plus tôt, à Paris, la principale association de rescapés du génocide, Ibuka, est reçue à l’Elysée. « J’y suis allée en me disant qu’il s’agissait d’un coup de com, se souvient Jeanne Allaire, alors vice-présidente d’Ibuka. M. Macron nous a écoutés pendant une vingtaine de minutes puis nous avons eu des échanges assez riches. Il y avait de l’écoute de sa part et une forme de compassion. » Les rescapés lui ont notamment demandé que le 7 avril devienne une journée de commémoration, ainsi que la création d’un monument national pour se recueillir. Le président s’est engagé à renforcer les effectifs de justice et de police, ce qui a conduit, l’année suivante, à l’arrestation, près de Paris, de Félicien Kabuga, considéré comme le « financier du génocide ».
« Théorie mensongère »
Au cours de ce même printemps 2019, Emmanuel Macron lance la création d’une commission indépendante d’historiens pour clarifier le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994. « En nous donnant accès à toutes les archives publiques, il a montré qu’il cherchait la force de la vérité historique, analyse Vincent Duclert, président de cette commission. Nous savions que plus ce rapport serait scientifiquement implacable, plus le rapprochement avec le Rwanda serait possible, même si ce n’était pas l’objectif recherché. Nous l’avons conclu sans aucun arrangement avec l’Elysée. »
A Paris comme à Kigali, où l’historien a remis, début avril 2021, le document de 1 200 pages au président rwandais, le travail a été salué. « La commission a fait émerger des vérités, dont le véritable rôle du FPR, précise l’universitaire. Le rapport prouve notamment la fin de cette théorie mensongère qu’est le double génocide. »
Les tensions apaisées, peut-on maintenant conclure à une réconciliation ? « Partout en Afrique, on nous parle de notre rôle dans l’Histoire, assure-t-on à l’Elysée. Avec le Rwanda, nous sommes dans la déconstruction telle que la souhaite le président. Nous sommes dans la dynamique d’un nouveau départ. »