Fiche du document numéro 28333

Num
28333
Date
Vendredi Mars 2019
Amj
Taille
455166
Titre
Rwanda, ils parlent. Témoignages pour l'histoire [Extrait : « Hubert Védrine (10 décembre 2018) »]
Nom cité
Extrait de
Rwanda, ils parlent, pp. 671-745
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
1.

Hubert Védrine
Saint-Augustin, Paris
Lundi 10 décembre

15 h 30

Son nom hante mon enquête. Parmi celles et ceux que j’ai
interviewés, presque tous parlent de lui. Rarement en bien. Que
va-t-il va sortir de cet entretien ? Quelle vérité ? Quels éclats
de vérité ?
Je devais le voir mardi 4 décembre. Ce matin-là, sa secrétaire
m’avait appelé pour reporter notre rendez-vous au 10 décembre.
À la demande d’Emmanuel Macron, Hubert Védrine partait
aux États-Unis pour le représenter aux obsèques de George
Bush. Ce n’est pas rien. Védrine n’est pas simplement l’homme
de François Mitterrand, il est l’une des incarnations de la
Ve République.
Je lui explique que je vais enregistrer tout notre entretien et
que je le publierai tel quel. Il me semble un peu surpris, mais
il est d’accord. Dès que l’entretien commence, il fixe souvent
mon dictaphone.
« Vous verrez Quesnot ?
– J’aimerais bien mais est-ce qu’il accepterait… je n’ai pas
ses coordonnées.
– Ah oui, on en a parlé au téléphone, et j’ai essayé de les
retrouver, moi.
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RWANDA, ILS PARLENT

– Ce serait formidable parce qu’évidemment son nom aussi
apparaît, et lui, c’est le militaire quand même qui incarne beaucoup de questions, beaucoup d’interrogations, beaucoup d’accusations dans le livre aussi. Parce que, parfois, c’est vif comme
propos. On voit bien que le sujet rend les gens… ça cristallise
les passions, disons.
– Enfin, des gens qui s’y intéressent, parce que y a un micro
au milieu, qui s’y intéressent pour dénoncer quelques personnes
qui tentent de défendre ce que la France a fait. Et l’immense
majorité des gens s’en fiche absolument. Ils mélangent ça avec
tous les drames multiples.
– M’enfin quand même, je pense que c’est un peu comme
pour la guerre d’Algérie, ce sont des sujets qui sont un peu
récurrents.
– Mais ça n’a rien à voir… en nombre de personnes
concernées…
– Mais les accusations sont tellement graves ! Je ne dis pas
que c’est légitime, les accusations, bien sûr.
– Oui, mais c’est véhiculé par des milieux tellement minuscules.
– Alors, on a combien de temps ?
– On a… quarante-cinq minutes.
– OK, très bien. Donc on prend deux heures ! Non, je rigole.
– Non, mais vous reviendrez si vous voulez, si c’est intéressant.
– Ah, bien volontiers. »

Guillaume Ancel, rien !

« Vous êtes sûr que ça capte, votre truc là ?
– Oui, très bien. On va commencer, même si vous ne voulez
pas… parce que c’est la question que je pose à peu près à tous.
Voilà. Moi, je découvre ce livre de Guillaume Ancel, je déjeune
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HUBERT VÉDRINE

avec lui pour vous dire les choses simplement. J’entends ce qu’il
dit, je note, il y a des choses qui me surprennent, des choses que
je savais plus ou moins, des choses que je ne comprends pas, des
choses avec lesquelles je ne suis pas… enfin, je me dis : il exagère… Mais je suis journaliste, je connais le Rwanda, je connais
l’Afrique, je connais la guerre, je connais la France aussi et ses
opérations. Je sais ce qui peut arriver. Donc voilà, j’interroge
les uns et les autres, ceux en tout cas qui veulent bien répondre
à mes questions, et la première question que je pose d’abord,
c’est… voilà, Guillaume Ancel a cette accusation très grave face
à Turquoise, vous, qu’est-ce que vous en pensez de ce livre ?
– Rien.
– Rien !
– Rien… je l’ai pas lu. Je sais que déjà il est considéré comme
ayant déliré de façon mythomaniaque sur la Yougoslavie, également sur le Rwanda, comme ça fait maintenant vingt ou vingtcinq ans que des accusations, que je trouve proprement démentes,
et par ailleurs débiles, quand on reprend les faits exacts ou la
chronologie, ce qu’on en sait… donc j’ai aucune raison de partir
de ce que raconte Ancel. Et tous les militaires sérieux que je
respecte ou les gens qui suivent ce genre de choses disent [que]
c’est un mythomane, je suis inondé de mails pour détailler sa
mythomanie, mais je regarde même pas, j’ai pas le temps. Donc,
je n’ai pas à partir d’Ancel.
– D’accord. Ce qu’il dit, et c’est pas le seul à le dire…
– Et je veux pas partir de Turquoise, et je veux pas partir
de 1994.
– Donc de 1990 ?
– Parce qu’une des caractéristiques, à mes yeux, de ce débat
sans fin qui n’aboutit pas, c’est qu’on part… enfin, ceux qui
attaquent en fait, et il faut voir pourquoi ils attaquent, à partir de
quand et quels types d’arguments, est-ce que c’est corrélé à la
situation sur place, y a des choses à regarder là-dessus… mais ils
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RWANDA, ILS PARLENT

partent jamais de 1990, pour des tas de raisons. Et moi, je pars de
1990. Je pense que ce qui se passe après est incompréhensible…
– Si on n’a pas cette donnée en tête.
– … si on ne part pas de 1990, voyez ?
– Très bien, écoutez, commençons par 1990 alors. Je vous ai lu. »
Je prends dans mes mains le rapport Quilès, que j’ai apporté
avec moi.
« C’est quoi, ça ?
– Ça, c’est le rapport… enfin, les auditions de la commission
Quilès, et c’est la traduction de votre intervention.
– D’accord, je l’ai pas relue récemment donc… enfin, je pense
que je dis en gros la même chose. En tout cas, moi, en 1990,
on est donc sous le deuxième septennat, on est encore sous le
gouvernement Rocard, si je me rappelle bien. Je ne suis pas
encore secrétaire général [de l’Élysée], et je ne joue aucun rôle
dans la gestion des crises africaines. »
Il a déjà dit ça, la première fois que nous nous sommes parlé
au téléphone avant qu’il me donne rendez-vous. J’ai bien compris
que c’est un message essentiel qu’il veut faire passer : il n’aurait
pas été aussi important qu’on ne le dit, pas du tout. Il s’adresse
à moi sans hésitation, sans chercher ses mots, sans se reprendre,
la pensée claire et fluide. Je poursuis.

« J’ai autre chose à gérer que ces trucs-là »

« Donc là, vous parlez d’octobre 1990 ?
– Oui. Attaque de Kagame. J’ai pas… je ne connais… déjà
quand j’étais conseiller diplomatique, j’étais informé, bon, on
va dire, pour être très concret, une fois par semaine. Le titulaire de la cellule africaine, Guy Penne ou un autre, me disait :
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HUBERT VÉDRINE

“Ben voilà, on s’est occupés du Togo cette semaine, on a fait
ceci, cela”, mais c’est des échanges de trois minutes, quoi. Je suis
pas au courant, je ne suis pas au jour le jour. J’ai même jamais
eu d’opinion à donner là-dessus, pendant toutes ces années, donc
j’ai pas eu à gérer de crise africaine.
– Mais vous les suivez quand même, à travers les sommets
internationaux, à travers ce que…
– Non, à peine.
– D’accord.
– À peine. Un peu comme ça, mais il y a tellement de choses…
Quand vous reprenez mon gros bouquin là, vous connaissez,
Les Mondes de François Mitterrand1, y a tellement de trucs,
on est une sorte de caserne de pompiers, quand même, hein ?
Tellement de trucs tout le temps, sur tellement de terrains, qu’on
n’a pas en plus le temps… sauf quand par hasard il se trouve
qu’y a un président africain qui prend à l’ONU une position
qu’il faut prendre en compte dans l’analyse d’un vote ou quelque
chose comme ça, mais le suivi des crises africaines, zéro. La
seule fois dans mon souvenir où j’ai eu à intervenir, c’est pour
une petite chose. J’ai eu à donner un conseil sur l’émission
qu’avait fait Mitterrand en 1985, je crois, à propos du Tchad
et de la Libye. Quand il expliquait pourquoi il ne voulait pas
accepter que Kadhafi maintienne son emprise sur le Tchad. J’ai
donné un avis sur les cartes, des petits trucs comme ça mais…
donc j’ai vu des présidents, je leur ai serré la main quand ils
passaient mais enfin je ne joue aucun rôle. Et encore une fois
ce n’est pas une façon de me distancier, puisque j’ai toujours en
gros soutenu, expliqué, j’ai toujours été globalement positif par
rapport à ça. J’ai joué un petit rôle au moment du discours de
La Baule… parce que, quand Mitterrand se dit que, maintenant
que l’URSS va se décomposer, les dirigeants africains pourront
1. Fayard, 1996.

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RWANDA, ILS PARLENT

plus nous faire le chantage à l’URSS… quand on faisait des
pressions, pas tellement publiques, parce qu’on faisait pas du
droit-de-l’hommisme à usage… interne, disons, mais quand on
faisait pression, ils disaient aussitôt : “Si vous nous embêtez,
on va serrer les liens avec l’URSS”, une sorte de petit chantage
comme ça. Mitterrand se dit : “Bon, ben maintenant, c’est terminé, faut préparer la suite.” Et y a le discours de La Baule et il
a associé un peu plus que la cellule africaine de l’époque. Donc
il a demandé l’avis de Bianco, de moi, de… d’Orsenna. Je sais
plus où était Erik à l’époque. Bon, voyez, assez large. Donc y
a eu un débat. Donc qu’est-ce qu’il faut dire ?
– Alors, vous étiez comment dans ce débat ?
– Moi, j’étais pour une certaine évolution, prudente… voilà,
mais quand même bouger un peu… envoyer un signal que…
c’était en gros sur ce que ça a donné après…
– Mais l’adéquation entre l’aide et la démocratisation des pays ?
– On n’a pas conditionné complètement, puisque Mitterrand,
si je me rappelle bien, c’était un discours-fleuve, donc un peu
compliqué à relire mais…
– C’est un peu ce qu’on a retenu, en tout cas.
– Oui, mais il a dit, si je me rappelle bien : “On va laisser
tomber personne.”
– Oui.
– “Parce qu’on a des responsabilités”, et cetera. Mais évidemment on va aider plus volontiers ceux qui vont aller vers
la démocratie. Quelqu’un comme Erik Orsenna, qui a l’époque
trépignait en disant : “Faut aller beaucoup plus loin… il est trop
prudent, il est archaïque… bla-bla-bla”, vingt ans après, il dit :
“On a été des cons quand même. Il avait raison, et on a foutu
le feu au truc, et on a créé des partis ethniques partout.” Y a
des gens qui peuvent avoir changé d’avis, mais c’est pas sur le
Rwanda, c’est pas votre enquête, mais…
– Non, non. Mais en tout cas ça donne le contexte.
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HUBERT VÉDRINE

– Bon, voilà quelques cas où je me suis trouvé mêlé à des
choses africaines. Sinon, non. Non. Si… un petit peu à la question d’Afrique du Sud. Ça, c’est quand j’étais secrétaire général
après, puisque Mandela voulait absolument que François Mitterrand soit le premier dirigeant… disons non africain, occidental, à venir dans l’Afrique du Sud arc-en-ciel. On était en plein
Turquoise.
– On était en 1994 effectivement.
– Début juillet. Donc j’ai eu à m’occuper de ça parce que
j’étais secrétaire général, mais pour des raisons logistiques, mais
la gestion des crises au jour le jour, parler au président qui passe,
appeler le président Machin… lui dire de se réconcilier avec le
président Truc… bon… pas du tout mon truc ça, je l’ai pas fait,
jamais fait. À tel point que, quand j’ai été ministre des Affaires
étrangères, quelques années après, j’ai commencé par faire une
tournée d’Afrique. Pour… disons me…
– Pour vous mettre à jour.
– … pour me mettre à jour, comprendre mieux certaines
zones que je ne connaissais pas, et cetera. Alors, ça, c’est pour
la période… ce qui fait qu’en 1990 moi, je suis informé mais
j’ai… on ne m’a même pas demandé mon avis, j’en sais rien.
Sur le fait que Kagame attaque, il attaque pour prendre le pouvoir, bien sûr, il n’a aucune chance d’y arriver un jour dans des
élections puisqu’il représente la minorité de la minorité, il est
quand même appuyé par l’armée de l’Ouganda, et Mitterrand,
qui a une mémoire longue de la zone… c’est là où quand même
l’histoire ancienne joue un rôle, parce que Mitterrand se rappelle
très bien qu’en 1962 l’indépendance belge s’était faite dans des
conditions atroces, que les Tutsi ont été massacrés de façon
monstrueuse, que la plupart d’entre eux sont restés mais que
certains sont partis. Et il a ça en tête quand même. Donc il dit :
“Si on laisse…” Je me rappelle de l’explication de 1990… “Si on
laisse une microminorité appuyée par l’armée d’un pays voisin
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reprendre le pouvoir par la force à la faveur du chaos général,
la garantie française vaut plus rien. Nulle part. Même si on n’a
pas d’obligation stricte.” Voyez ? »

La garantie française

« La garantie française… ?
– En Afrique, stabilité en Afrique. Mitterrand, il raisonne de
façon classique, gaullienne. Donc notre garantie, quand même, on
aide tout ce qui va du Sénégal à Djibouti à être stabilisé, donc si
on ne joue aucun rôle là-dedans, plus personne peut croire qu’on
puisse jouer un rôle de stabilisation. Même raisonnement que sur
Tchad, Libye. Parce qu’après tout il aurait pu dire : je m’en fiche
que la Libye contrôle le nord du Tchad, voyez ? C’est le même
raisonnement de sa part, sur l’attachement à la stabilité, et le refus
absolu du changement des frontières par la force, ou des régimes
par la force, qu’il a eu, sur la Libye, sur Ouganda, Rwanda, sur
les Malouines, les gens font pas tellement le lien en fait, et sur la
guerre du Golfe après, quand l’Irak met la main sur le Koweït,
vous voyez ? Donc, c’est pas possible, faut empêcher ça, ils sont
incapables de tenir les frontières, on va envoyer l’armée française,
qui va tenir les frontières, mais c’est immédiatement complété d’un
volet politique, qui au début s’appelle pas compromis mais qui est
le retour des réfugiés. Donc faut régler la question des réfugiés
tutsi à l’extérieur. Faut qu’ils puissent revenir dans des conditions
correctes. Donc la politique française de l’époque… mais ça, c’est
des choses que j’ai compris après, hein, j’ai pas à suivre ça au jour
le jour à l’époque… elle a tout de suite deux volets, ce que disent
jamais les accusateurs. Y a le volet militaire et le volet politique.
Ça, c’est 1990. Alors, en 1990-1991, y a des attaques de Kagame,
la France réagit… maintenant, on sait par les enquêtes genre Judi
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HUBERT VÉDRINE

Rever2 que Kagame a beaucoup massacré aussi à chaque fois…
Enquête de Judi Rever dont je serais content que les journaux
français parlent un jour, ce serait honnête aussi. Et puis finalement
y a le changement de politique à Paris, Balladur est d’accord,
Léotard aussi, et Juppé beaucoup. Et donc c’est la conjonction
Mitterrand-Juppé qui dit : “On va… on veut vraiment leur tordre
le bras”, et on obtient les accords d’Arusha. Et dans ce que j’ai
compris après, moi, quand j’ai essayé de mieux comprendre, à
cause des accusations… je n’ai pas compris pourquoi on parlait de
la France qui défend un régime ami génocidaire, puisque, d’abord,
il est pas génocidaire avant et, deuxièmement, c’est pas un régime
ami puisqu’on a passé notre temps à lui tordre le bras. À tel point,
vous le savez d’ailleurs, qu’il y a eu un… le gouvernement initial
est tombé, y a eu un gouvernement intérimaire, puisque chez les
Hutu, comme chez les Tutsi d’ailleurs, y en a qui acceptent les
pressions de la France vers un compromis politique et d’autres
pas du tout. Ça aboutit quand même aux accords d’Arusha, donc
largement dus à Juppé… j’espère que vous verrez Juppé dans
votre… il est fondamental, hein ?
– Je lui ai demandé en tout cas. Je suis passé par Gilles Boyer,
qui a appuyé ma demande… mais j’en sais pas plus…
– Il faut le voir, hein ?
– Ben… si vous pouvez lui passer un petit coup de fil ?
– Si vous n’y arrivez pas… vous me direz…
– D’accord. Je lui avais fait cette demande mercredi. En
lui précisant que j’allais vous rencontrer d’ailleurs… (Hubert
Védrine rit)… en pensant que ça pouvait justement favoriser de
son côté aussi… une manière d’être un peu rassuré et…
– Mais il n’a pas à être rassuré, il s’en fiche, mais…
2. Op. cit. Le livre est au cœur d’une vive polémique. La journaliste y affirme
qu’à l’époque du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, quelque 500 000 Hutu
ont été massacrés par le FPR, et qu’il s’agit, là aussi, d’un génocide.

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– Je ne crois pas qu’il s’en fiche…
– Il est découragé. Il a pas à être rassuré mais il dit, en gros, ça
sert à rien, y a un océan de mensonges depuis vingt ans, et quand
il m’en parle il dit : “Peut-être qu’un jour des historiens rétabliront
la vérité.” Bon. Mais, il peut dire que ça sert à rien, puisqu’on a
l’expérience du fait que ça sert à rien, mais je peux tenter de le
convaincre de l’inverse. En tout cas, il obtient Arusha, et là… mais
là aussi c’est des réflexions que j’ai fait après, pas pendant, parce
que moi, à l’époque, je suis… en 1993, je suis secrétaire général,
j’ai autre chose à gérer que ces trucs-là, je m’en occupe pas en
fait. J’ai mille autres trucs, et puis 1993, c’est la cohabitation,
c’est la mise en place de la cohabitation, enfin, c’est quand même
autre chose. À partir de là donc… je crois qu’à ce moment-là y
a une décision française un peu naïve, et on accuse la France de
tout dans cette affaire, sauf de naïveté, qui est de dire : ça y est,
on a réglé… on a arrêté la guerre civile, et donc on ramène les
troupes, et on garde quelques dizaines de conseillers techniques.
– Vingt-cinq.
– Quasiment rien. Juppé continue le travail sur Arusha, et
puis c’est l’année 1993-1994. Jusqu’à l’attentat contre l’avion.
Donc, pour moi, on ne comprend rien à ce que c’est devenu
finalement en 1994 si on ne remonte pas à ça en fait. Y compris
en ce qui concerne le positionnement de Mitterrand, Balladur,
Juppé, Léotard, et cetera. Quand arrive l’attentat contre l’avion,
je me rappelle immédiatement… d’abord, là, j’ai un souvenir
précis, Mitterrand rentre dans mon bureau…
– Donc le 6, on est le 6 avril ? »

Mitterrand et le Rwanda selon Hubert Védrine

« Oui. Le jour de l’attentat. Enfin, le jour où on apprend
l’attentat. Je n’ai pas les dates exactes en tête mais… j’en ai
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HUBERT VÉDRINE

d’autres en tête mais plutôt sur l’Est-Ouest. Il me dit : “C’est
épouvantable, tout ce qu’on a fait depuis le début est par terre,
ils vont s’entre-tuer.” Donc c’est bien… tout ce qu’on a fait,
c’est pour empêcher qu’ils s’entre-tuent. Je dis ça parce que
longtemps après les gens diront : “Vous ne pouviez pas ne pas
savoir”, et cetera. Ben oui ! Précisément. C’est précisément parce
que Mitterrand était hanté par le fait que tout ça ne pouvait
conduire qu’à des massacres monstrueux qu’il s’est engagé à ce
point, pour essayer d’enrayer l’engrenage. Alors que, s’il avait dit
cyniquement, s’il avait été cynique comme les gens le croyaient,
s’il avait dit cyniquement : le Rwanda, je m’en fiche, ça n’a
aucune importance stratégique, sur aucun plan… S’ils s’entretuent, c’est bien triste pour eux, mais moi, j’y peux rien et c’est
pas de notre faute. S’il avait dit ça, les droits-de-l’hommistes
de l’époque auraient trouvé ça immonde, et ça serait oublié, on
ne se rappellerait même plus… On dirait : mais dans quel pays
y a eu un truc, y a eu une controverse, j’ai oublié… tout ça. Il
fait le choix inverse par rapport à ça. Et donc là il est vraiment
touché de plein fouet par ça. Alors, tout de suite après, y a les
débats, mais c’est la cohabitation. Donc ce n’est pas l’Élysée
avec l’Élysée. Ce n’est pas Mitterrand, Quesnot et moi, c’est
l’Élysée avec le gouvernement, avec ceux-ci, avec ceux-là. Et
très vite, mais j’ai plus les dates en tête, mais assez vite, y a
quand même l’idée qu’on ne peut pas ne rien faire. C’est Juppé
qui est en tête dans cette demande, Léotard est très sur le frein,
et quand je dis que l’armée voulait aller défendre ses copains,
c’est totalement débile, enfin, dans mon souvenir, puisque là j’ai
un souvenir un peu plus précis, je suis quand même secrétaire
général, et même si j’ai pas le pouvoir de prendre des décisions
militaires ou opérationnelles ou quoi que ce soit… Toutes les
décisions qu’on me prête dans les trucs délirants, d’AudoinRouzeau et compagnie, c’est complètement… c’est dément, enfin
bon… Même si je ne suis pas dans cette situation-là, je sais
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RWANDA, ILS PARLENT

quand même quel est l’état d’esprit. Et donc l’état d’esprit, c’est
que Balladur dit : “C’est terrible, mais enfin, on ne peut pas
s’en mêler.” Juppé dit : “C’est quand même effrayant.” Et puis
très vite il parle de génocide, d’ailleurs il emploie le mot assez
tôt, et puis donc l’armée freine, elle a pas du tout envie d’être
engagée dans un truc ingérable. Et donc assez vite, Mitterrand
dit : “Bon, on va y aller.” Il fait un arbitrage : “On va y aller
mais on n’y va pas sans un accord du Conseil de sécurité.” Et
là commence à New York un débat laborieux, dont j’étais tenu
informé jour après jour par Dominique de Villepin, qui était le
dir’ cab’ de Juppé à l’époque, sur l’état des discussions à New
York. Longtemps après, les gens qui se mettront à attaquer Turquoise, quand Kagame aura fait un délire, croyant que Turquoise,
c’était pour l’empêcher de gagner… quand ils se mettent à attaquer Turquoise en disant que c’était pour défendre un régime
ami, à nouveau, on est dans l’absurdité. Si la France avait été
l’amie d’un régime alors qu’elle lui tordait le bras, d’un régime
génocidaire, qui ne l’était pas avant, si tout ça était vrai, la France
aurait envoyé des parachutistes tout de suite, pour prendre Kigali,
point. On garde Kigali et puis après on va discuter. C’est pas
du tout ce qui s’est passé. Pas du tout, du tout, du tout. Donc la
France discute à New York, tombe sur le fait que les Américains
disent : “Nous, on a eu des marines tués en Somalie, et puis en
plus personne sait où c’est tous ces trucs, tout le monde s’en
fiche, non !” Les Anglais… personne ne veut y aller… personne.
Ça prend des semaines, six semaines, je crois. Faut vérifier la
durée mais c’est de cet ordre-là quand même, hein ?
– Oui, je sais, oui.
– Et Juppé hors de lui parce que les autres veulent pas y aller.
Balladur tient bon en disant : “On ne peut pas y aller si on n’a
pas un mandat des Nations unies.” Il dit ça par précaution, mais
Mitterrand l’admet par conviction. Parce qu’il a toujours dit ça
dans les grandes crises, quand même, vous voyez ? Finalement,
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HUBERT VÉDRINE

on a l’accord du Conseil de sécurité. Balladur obtient… je crois
qu’il y a un échange de lettres entre Mitterrand et Balladur d’ailleurs… obtient qu’il y ait une durée limitée, et donc c’est une
opération Turquoise disons… humanitaire à grande échelle, pas
dans le Rwanda mais à côté. Qui après… qui fait ce qu’elle peut
par rapport à la confusion locale mais par rapport aux autres
griefs… enfin plus que griefs, accusations terribles inventées
après… les génocidaires, ils n’ont pas besoin de passer là pour
partir. Personne contrôle les… vous connaissez l’Afrique, personne contrôle les frontières du Rwanda, sauf au nord. Ils ne
peuvent pas aller en Ouganda, ça, c’est clair, ça. Ils peuvent
partir n’importe où en fait. Donc il n’y a aucune raison de penser
que c’est pour faire sortir… ce n’est pas un piège… le FPR ne
contrôle pas encore tout. Y a des batailles féroces partout. Donc
c’est idiot comme accusation. Alors après, là où j’ai vraiment
pour le coup aucune espèce d’idée, c’est sur le fait qu’à telle
colline y a des gars qu’étaient en danger qu’on n’a pas sauvés, que ceci, cela, et c’est là où les militaires sont absolument
indignés par Ancel, qui en plus a accédé à cinquante médias et
eux quasiment jamais… Parce qu’ils disent : “Mais c’est pas
possible, il se trompe de jour, il était pas là, ce n’est pas vrai,
et puis on aurait pu faire un truc mais on n’avait pas du tout
les matériels nécessaires quand on est revenus… malheureusement le massacre avait…” Enfin y a des tas d’explications de
Lafourcade ou bien de gens au-dessus, et cetera, et cetera. Mais
ça, j’ai aucune espèce d’avis. Quant à imaginer que moi, j’aie
pu jouer un rôle… moi, secrétaire général en cohabitation…
ben, c’est presque un chapitre séparé dans le délire. Y a un
délire général et un délire spécialisé, et je comprends même pas
d’où c’est venu. Comment on peut imaginer, sauf à être dans
une ignorance abyssale de ce qu’est un État normal, une République, la Ve République, les pouvoirs… le secrétaire général
de l’Élysée ? Donnant des instructions militaires ? Faut armer
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RWANDA, ILS PARLENT

ceux-ci ou ceux-là ? C’est totalement dément ! A fortiori
en cohabitation. Y a un gouvernement, y a un ministre de la
Défense, y a un chef d’état-major des armées, enfin, personne
n’appliquerait le début d’un commencement d’instruction d’un
secrétaire général qui se serait mis à vouloir jouer ce genre de
rôle. C’est complètement absurde. Complètement absurde. Ça,
c’est sur le rôle qu’on me prête… je pense que c’est… je vois
que deux explications, enfin… Alors, soit c’était du cynisme
pur et simple. Soit c’est le fait que, Mitterrand n’étant pas là,
ils cherchent à s’en prendre à quelqu’un qui est l’incarnation
du lien avec Mitterrand, ou alors le fait que, même si j’ai pas
joué de rôle dans les événements, j’ai joué un rôle assez important dans l’explication en fait. Puisqu’étant devenu président de
l’Institut Mitterrand après, je ne pouvais pas dire : j’y suis pour
rien… interrogez d’autres gens, je me suis senti obligé de temps
en temps d’expliquer l’idée générale de Mitterrand, du coup, je
suis devenu une cible. J’ai d’ailleurs été attaqué plusieurs fois.
À cause de ça. C’est la seule raison que je vois pour que…
– Pour que votre nom revienne si souvent dans la tête des…
– Oui, et puis les délires de Saint-Exupéry encore l’an dernier,
qui évidemment… son copain Glucksmann, donc il est invité par
Léa Salamé, enfin tout un truc. Disant : “Oui, mais je connais
quelqu’un qui a vu quelqu’un qui peut-être a vu une archive,
qui peut-être va indiquer que…” Enfin, c’est l’homme qui a vu
l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours… bon. (Il souffle.)
Cela dit, c’est tellement faux. Si j’avais le sentiment… (Rires.)
Si j’avais joué un rôle, et qu’à un moment d’une décision…
on a vraiment hésité, ça me perturberait un peu en fait. Mais
comme c’est faux à 200 %, comme c’est une construction pure,
moi, mon esprit est plutôt orienté vers la recherche de… d’où ça
vient. D’où ça vient ? Pourquoi ? Quel est leur but, par rapport
à ça ? Y a d’autres décisions auxquelles j’ai participé…
– Qui sont peut-être plus… compliquées à expliquer.
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HUBERT VÉDRINE

– Qui sont beaucoup plus importantes historiquement, mais
des fois je me dis : on a raté un truc, fallait faire autrement,
tout ça, je ne suis pas insensible à l’interrogation. Alors après,
Kagame conquiert le… tout le Rwanda, puis après il court au
Kivu derrière les génocidaires et pas que les génocidaires, bon.
Tout un truc. Et là y a une période qui est… un peu entre les
deux. Pour moi, y a une période qui va du génocide proprement dit à de la c… (Il s’interrompt, se reprend, hésite.) La…
la… la… la… la victoire de Kagame, qui est donc arrivé au
pouvoir…
– Le 4 juillet.
– … pour arrêter le génofide [sic], ou grâce au génocide, enfin
ça dépend de… ça dépend des thèses. Et après y a une période
où ils se sentent pas accusés directement. Il aurait eu une peur
bleue que Turquoise, ce soit une manœuvre pour l’empêcher
de prendre le pouvoir, ce que deux ou trois petits gars à la
base, dont Ancel, ont cru, d’ailleurs… je ne sais pas pourquoi.
Et après non, ça se calme un peu. Et à tel point que je l’ai vu,
moi, dans cette période. J’étais, dans mes tournées en Afrique,
et je l’ai vu deux fois. Je l’ai vu en… je sais plus si c’est 2000
et 2001 et… ou 2001 et 2002. En tout cas, je l’ai vu deux fois.
Parce que j’avais lancé l’idée que c’était trop idiot quand même,
à notre époque, qu’il y ait des disputes franco-britanniques ou
franco-belges en Afrique, et qu’il fallait surmonter tout ça…
enfin, c’est-à-dire… c’est assez marrant, parce que Chirac, qui
m’adorait… (petit rire)… était un peu inquiet. C’est le seul point
qui a inquiété Chirac. Dans tout ce que j’ai fait. “Quand même,
c’est notre pré carré…” Bon. Et je disais : “Mais y a que des
ennuis à gérer donc autant le…” (Petit rire.)
– Le partager !
– Le mutualiser. (Petit rire.)
– C’est ça… D’accord.
685

RWANDA, ILS PARLENT

– Donc j’y ai été. C’était très intéressant d’ailleurs, j’ai été
au Burundi, j’ai été en Ouganda…
– Vous avez été reçu par Kagame…
– … j’ai été en Tanzanie, j’ai été dans les deux Congo… et
par Kagame.
– D’accord.
– J’avais écr… (Il s’interrompt.) Moi, mon… si vous voulez le
voir un jour d’ailleurs, mon conseiller Afrique, Georges Serre…
– Bien sûr.
– … qui… qui était là. C’était impressionnant parce que
c’était quand même tendu, mais ça n’était pas impossible. Or,
si Kagame avait cru le quart du dixième de ce qu’il a fait raconter par les idiots utiles de Paris-Bruxelles après, il ne m’aurait
évidemment même pas reçu. Alors, en gros, je lui avais dit :
“Ce qui est arrivé est atroce, mais ne croyez pas que le but de la
France soit de se venger de je ne sais pas quoi et de vous empêcher de vous développer. Et donc je suis là pour ça, parlons de
ça, parlons de l’avenir.” On a parlé quand même, hein ? Je suis
revenu l’année d’après avec Jack Straw, le Britannique, mais là
c’était assez cool pour moi, parce que y a quelques ONG britanniques minoritaires qui commençaient à dire : “On soutient trop
Kagame, quand même, on est trop aveugles sur certains trucs”,
et donc le pauvre Straw avait une liste de griefs…
– À formuler ?
– On a vu Museveni aussi. Les deux fois. Mais on est entre
les deux, là. C’est… euh… alors Bruguière, c’est… l’époque
où Bruguière…
– Commence à…
– … est sur le point de conclure… il a pas conclu finalement… que c’est plutôt les gens de Kagame, donc ce qui provoque, à mon avis, hein, la réaction avec le rapport Mucyo.
C’est après, donc on est entre les deux en fait. Et d’ailleurs
quand j’ai été, je sais pas si je vous l’ai dit au téléphone ça,
686

HUBERT VÉDRINE

mais quand j’ai été faire ma première tournée, j’ai été en Afrique
du Sud, j’ai été en Éthiopie, j’étais à… au Gabon ! J’ai été
voir le vieux… le vieux Bongo, donc l’incarnation de la vraie
vieille Françafrique, et il me dit à un moment donné, on est au
début, on est en 1997, il me dit : “Il est malin, Kagame ?” Je
lui dis : “Ah oui, certainement il est malin, puisqu’il a gagné !
Mais pourquoi vous me dites ça ? – Ben, c’est lui qui a tout
fait là-bas, c’est lui qui a organisé tout le truc ! Et il vous fait
porter le chapeau ! C’est assez fort quand même.” Ça, ça m’a
énormément éclairé sur la… disons l’interprétation, par des chefs
d’État de la région, complètement liés à la France par les systèmes qu’on connaît, et qui quelque part trouvaient assez marrant
que Kagame soit assez gonflé, assez audacieux pour nous mettre
en accusation, nous mettre sur la défensive. Ça, c’était le vieux
Bongo. Ce qui n’empêche pas ses gars d’être derrière Kagame
après. Alors, dans mon souvenir à moi, ce climat entre les deux
change pas beaucoup jusqu’en… jusqu’à… disons, jusqu’à ce
qu’on apprenne les choses sur les con… (il s’interrompt)… les
intentions de Bruguière, mais qui va pas jusqu’au terme. Donc
création du rapport Mucyo…
– 2004.
– En 2000 ?
– 2004, je crois.
– Y a trente ou quarante responsables politiques et militaires français, na na na… c’est de leur faute… na na na…
et cetera. Et après, on n’est plus jamais tout à fait sortis de
ce schéma en fait. Donc y a l’accusation officielle rwandaise,
véhiculée par énormément de gens en Afrique, en France. Pas
que dans les médias, y a… donc presque dans tous les médias
y a au moins une personne qui est une sorte de procureur
contre la France, ou l’armée française, ou Mitterrand, ou je
ne sais pas quoi… »
687

RWANDA, ILS PARLENT

De Maria Malagardis, de Patrick de Saint-Exupéry,
de Stéphane Audoin-Rouzeau et de l’EHESS

J’écoute avec attention en tâchant de faire le vide de mes émotions, de bien les mettre à distance. Mille questions surgissent
pendant cet exposé, sur le Rwanda, la Françafrique, Bongo, Bruguière, le rapport Mucyo, les rencontres entre Hubert Védrine
et Kagame. Et Mitterrand, son rôle, ses réflexions, son rapport
à l’Afrique ? Je reprends.
« Qui est cette personne ?
– Ben ! Ça dépend des médias !
– Ah oui, d’accord. Ah ! Dans les médias, pardon.
– Oui. À Libération, c’est Malagardis. Longtemps, c’était, à
France Inter ou je ne sais pas où, Laure de Vulpian [elle travaillait pour France Culture], ou bien avant c’était Saint-Exupéry,
ou bien c’était… enfin y a des gens partout. Et puis alors y a
le réseau Saint-Ex. Y a le réseau Raphaël Glucksmann, y a le
réseau des chercheurs, y a le réseau Audoin-Rouzeau dont je
vous ai parlé, plus… quelques autres, beaucoup de chercheurs…
– Le réseau des chercheurs, c’est… vous pensez à qui ?
– Audoin-Rouzeau.
– Oui, non, ça d’accord mais lui, c’est pas… je pensais que
vous… des spécialistes de l’Afrique.
– Oui, quand je dis réseau, d’ailleurs, je suis pas complotiste,
mais on voit bien par exemple, la pétition lancée, que je puisse
même pas aller faire une conférence à la maison… qui d’ailleurs
a eu lieu, ça s’est très bien passé…
– À l’EHESS, oui.
– Avec des gens… Non, à la maison des Sciences de l’homme,
mais ils sont au même endroit. Très bien passé, y avait des gens,
dans les trente, qui étaient là, il y en avait qui étaient des parti688

HUBERT VÉDRINE

sans de la dénonciation de la France, mais qui trouvaient normal
de discuter, d’écouter.
– Mais les chercheurs, donc, je pensais aux gens du CNRS
ou y a…
– Jean-Louis Chrétien, c’est ça, non ?
– Jean-Pierre… Oui, d’accord, oui, bien sûr.
– Mais j’ai pas une… (Il bafouille.) Enfin… je… vous savez…
je suis pas… je m’en fiche un peu, au fond, donc… je ne suis
pas obsédé jour et nuit avec des cartes des…
– Non, non, d’accord. Mais c’est important quand même de
savoir qui…
– Oui…
– … qui pose…
– Ben, à l’Institut Mitterrand comme… (Rires.) Malheureusement pour nous, on est obligés de suivre les trucs, on a fini par
repérer que c’était à peu près toujours les mêmes qui véhiculaient
les mêmes accusations, avec les mêmes relais médiatiques, genre
Léa Salamé dans la période récente. Et donc… mais… j’ai pas
une topographie complète. Ce qui nous a plutôt intéressés, nous,
c’est de rassembler périodiquement les arguments, les explications, les réponses, les arguments, tout ça. Ce qui fait que je ne
trouve pas qu’on soit tellement sortis du cadre, depuis qu’il y a
ce rapport Mucyo. Et après vous avez… le rapport Mucyo, c’est
le deuxième mandat Chirac… ?
– Oui, c’est ça, c’est deuxième mandat, c’est la fin du
deuxième mandat3.
– Oui, donc y a pas eu de réaction vive de la France. Moi,
je pense qu’on aurait dû rompre instantanément. Et puis dire
aux pays africains que ceux qui ne désavouaient pas ça immédiatement…
– Pardon ?
3. La commission commence son travail en 2004 et rend son rapport en août 2008.

689

RWANDA, ILS PARLENT

– On aurait dû rompre tout de suite.
– Avec le Rwanda et avec nos alliés africains ?
– Même chose. Je veux dire, si vous ne désavouez pas ça
tout de suite, on ne peut pas garder des relations. C’est quand
même l’accusation la plus monstrueuse qu’on ait inventée contre
la France depuis… depuis la guerre… bon. Et après on se serait
calmés, on aurait discuté, on serait repartis sur des bases… assainies, mais comme les Français, soit n’ont pas répondu en disant,
ouais, c’est pas sérieux, c’est exagéré, on s’en fiche un peu, et
puis… c’est des histoires d’Africains, on n’y comprend rien…
bref. Comme y a eu ça, plus, y a toujours eu des gens très activement repentants quand même. Alors, sous Chirac, il s’est rien
passé, Sarkozy et Kouchner sont partis activement dans l’autre
direction. Hollande et Fabius n’en ont pas rajouté mais n’ont pas
corrigé non plus… et puis entre-temps Kagame s’était installé,
et puis il gère très bien son truc. De façon dictatoriale mais très
efficace, alors qu’il y a plein de dictateurs inefficaces… Bon, ça
a continué comme ça, ça va jusqu’à la période actuelle. Donc à
mon avis on n’est pas complètement sortis de…
– Non !
– … de ça… et c’est les mêmes accusations. Alors, ce qui
me frappe, moi, et c’est pour ça que je vous disais que je suis
plutôt en position de réquisitoire que d’accusé qui se défend…
Je ne comprends pas… je ne comprends pas pourquoi il s’est
trouvé tellement de gens, dans les médias ou les chercheurs
de l’université française, pour imaginer que dans la France de
Mitterrand-Balladur il y ait des gens qui aient pu prêter la main,
même inconsciemment, à quelque chose qui finalement a été un
génocide. Sans aucun enjeu. Aucun enjeu. Aucun intérêt stratégique. Ce n’est même pas de la realpolitik effrayante et cynique
mais inévitable. C’est même pas ça, y a aucun enjeu, zéro, au
Rwanda.
– Oui, je sais bien, oui.
690

HUBERT VÉDRINE

– Donc que des gens puissent avaler ça sans se dire : mais
c’est pas possible, quand même, y a une anomalie, il faut que
je regarde, c’est quand même déjà sidérant. Après, le fait que
dans la sphère publique les gens ne tiennent pas compte du
fait que Carla Del Ponte [elle a été la procureure du Tribunal
pénal international pour le Rwanda] m’a expliqué que, quand elle
enquêtait sur les crimes contre les Tutsi, c’était immense, très
bien. Dès qu’elle a commencé à enquêter sur les autres, elle s’est
fait foutre à la porte. Parce que… Kagame l’a dit… il gêne Kofi
Annan et qu’il a pas osé lui dire non. Non. Personne ne parle
de Carla Del Ponte, oubliée. Les juges espagnols… qui avaient
été… parce qu’il y avait je crois des Espagnols membres d’ONG
dans les territoires libérés, entre guillemets, par le FPR qui ont
été assassinés, comme il a fait assassiner par paquets tous les
Hutu du coin… bon… Y a des procédures en Espagne, y a un
jugement d’il y a cinq ou six ans, je connais pas bien la justice
espagnole mais ça se retrouve, et ils expliquent dans les attendus
comment Kagame a déstabilisé volontairement le Rwanda pour
pouvoir prendre le pouvoir, sinon il l’aurait jamais eu. On n’est
pas obligés de le croire… on n’est pas… on peut dire : c’est
pas vrai, parce que… bla-bla-bla-bla, mais ça n’apparaît jamais,
jamais. Tous les Congolais que je connais pensent encore plus
dur que Pierre Péan en fait, sur le Rwanda. Je ne parle pas de
la façon dont Pierre Péan est traité par les médias. Les SudAfricains… je connais plusieurs Sud-Africains très importants
qui étaient dans le gouvernement de Mbeki qui m’ont confirmé
que c’est vraiment les escadrons de la mort de Kagame qui
ont tué un type ou deux, et blessé un troisième, quand ils ont
commencé à fuir Kagame, devenu trop despotique et qui… en
disant : “Ben oui, c’est nous qui avons fait l’attentat.” Parce que
Kagame ne voulait évidemment pas du compromis à la française.
Il ne voulait pas un truc moitié-moitié, il voulait tout le pouvoir, bon… C’est une sorte d’hommage à la politique française.
691

RWANDA, ILS PARLENT

Enfin y a tellement de témoignages. La BBC a… la BBC… la
chaîne, je sais plus combien, 3, je crois, a fait un documentaire
formidable y a deux, trois ans, pour reprendre ça en disant :
“On n’a aucune raison de soutenir aveuglément Kagame. Il est
efficace, certainement, mais…” Bon, le principal expert belge
de la justice Rinj… Reyntjens4, je ne sais pas bien comment on
prononce, qui a fait le “Que sais-je ?”.
– Oui.
– Bon. Alors lui, il ne complimente pas la France. Il fait
comme si on ne jouait aucun rôle d’ailleurs. Il ne va pas dire :
grâce à Juppé, il y a eu les accords d’Arusha. Mais il n’y a
aucune attaque. Il pense que l’histoire du Rwanda ne s’explique
que par la stratégie de Kagame. Qui est un type incroyablement
fort, intelligent, cynique. Une sorte de Lénine du coin. Et que y
a pas de guerre civile si Kagame n’attaque pas. Il peut y avoir
des micromassacres absolument déplorables, répugnants, localisés, mais y a pas le gigantesque phénomène. Alors, on pourrait,
sur chacun de ces points… et puis j’oublie l’enquêtrice canadienne, mais ça n’est pas encore paru en français5… sur chacun
de ces points, on peut tout à fait trouver normal que des médias
prennent parti plutôt dans un sens ou dans un autre, c’est leur
liberté, et cetera, mais dans la plupart des cas ils n’en parlent
jamais. Jamais. Donc jamais des réfutations des chefs militaires
français, comme si c’était des salopards fascistes dont il ne faut
même pas tenir compte, quoi qu’ils disent, et aucune réfutation
de l’ensemble des autres arguments. Alors moi, ça m’est arrivé
plusieurs fois d’en parler, parce que j’ai quand même pas mal
de copains dans les médias, d’en parler avec… je sais pas, avec
Joffrin par exemple, sur Malagardis, ou des gens du Monde… ils
m’ont dit : “Oui, mais tu comprends… c’est une… c’est son…
4. Le Génocide des Tutsi au Rwanda, PUF, collection « Que sais-je ? », 2017.
5. Judi Rever, op. cit.

692

HUBERT VÉDRINE

elle est obsédée par ça, c’est le centre de sa vie, tout ça, et…
– Oui, mais enfin, il pourrait y avoir un peu d’équilibre dans
le truc… – Oui, mais enfin, on a autre chose à foutre et tout le
monde sait bien que ce sont des accusations bidon.” Bon.
– C’est Joffrin qui vous dit ça ?
– Comment ?
– Joffrin vous dit ça ?
– Oui, il m’a dit ça, oui. Alors, je ne sais pas s’il m’a dit ça
sur Ancel. C’est plutôt avant le…
– Avant la… l’explosion du…
– … avant la vogue d’Ancel là. (Rires.) La saison Ancel.
(Rires.) C’était plutôt avant, mais vous avez des accusations…
[qui] étaient les mêmes. Donc plusieurs fois j’ai vu ce phénomène, y a telle ou telle personne dans une rédaction, qui est un
militant du truc, les autres s’en foutent, et puis donc y a personne
qui soit mobilisé dans l’autre sens. J’oublie Stephen Smith, que
vous avez connu forcément, qui explique comment c’était géré
à l’époque de Plenel, le sommet de la déontologie de la presse
française. Frédéric Fritscher, que j’ai connu, vous avez connu
Fr… si vous êtes sur l’Afrique ?
– Je crois… pas… je ne le connais pas personnellement, non.
– Oui, mais vous voyez qui c’est ? Une espèce de gros type, il
ressemble un peu à Hemingway à la fin, bon. Lui, il m’a dit : “Je
suis parti parce que je suivais les horreurs là, le génocide, et puis
j’ai écrit qu’’on peut redouter qu’il y ait déjà 200 000 morts.’”
Enfin, on sait pas très bien, bon. C’est au début. Et puis il regarde
le journal l’après-midi, y a marqué un million. Dans son article à
lui. Alors, il appelle Plenel : “Mais d’où tu sors les infos ? Parce
qu’on sait même pas combien y avait d’habitants avant… c’est
quoi ces chiffres ? – Ouais, j’ai mis un million, tu comprends,
parce qu’il faut quand même mobiliser l’opinion, ça fait plusieurs
jours que tu mets 200 000, tout ça.” Bon. Donc j’ai… un océan
de témoignages dans ce sens-là. Et moi, j’ai toujours demandé
693

RWANDA, ILS PARLENT

une chose simple, qui est au moins que y ait une sorte d’équilibre
des thèses et qu’au moins on n’escamote pas le… disons l’idée
stratégique de Mitterrand de 1990, qu’on ne se laisse pas envahir
par des microcontroverses graves, et qui sont quand même des
microcontroverses localisées sur ce qui s’est finalement passé
dans… à telle ou telle colline en 1994.
– Bisesero entre autres.
– Ben oui. Y a pas de raison d’accepter que ça… que ça
escamote l’ensemble du reste. C’est pour ça que je suis dans un
état d’esprit de contestation. »

Contre-attaque, 1990

« Je peux vous poser quand même deux, trois questions ?
(Rires.)
– Oui, bien sûr, oui. Bien sûr, vous pouvez.
– C’est… parce que bon, là on a brassé… c’est tellement un
grand spectre.
– Oui mais ça redonne du sens.
– Oui non mais… la chose est cadrée. Comme ça vous avez…
le lecteur saura exactement… Mais en fait, c’est un peu aussi
ce que dit Lanxade. Il reprend cette…
– C’est un… ?
– C’est aussi ce que dit l’amiral Lanxade. Il explique aussi,
comme vous, dans l’entretien, la manière dont il y a à la fois
cette volonté de stopper un ennemi venant de l’extérieur qui
vient déstabiliser un pays ami, et en même temps une volonté de
pousser ce régime à une plus grande démocratisation. Donc y a
un volet sécuritaire et un volet politique, dont il faut tenir compte
si on parle du Rwanda. Mais revenons justement à octobre 1990.
Vous, vous dites que c’est pas vraiment vos questions, mais
694

HUBERT VÉDRINE

est-ce que vous vous souvenez de la manière dont se passe cette
prise de décision de François Mitterrand ?
– En 1990 ?
– En octobre 1990.
– Non, pas du tout.
– Pas du tout… Vous savez qui fait quoi ? Comment se passe
l’info ? Enfin bon, nous, on sait maintenant, parce que les uns
et les autres se sont exprimés…
– Ben, à l’époque, je ne sais pas, je pense que les infos
arrivent par la cellule africaine et par le ministère de la Défense,
à l’époque. Donc ça doit remonter… c’est normal… je ne pense
pas qu’il y ait quoi que ce soit d’original. »

La faute originelle

« Non, donc, en fait, on dit beaucoup que Jean-Christophe
Mitterrand a joué un rôle important dans cette décision…
– Ben, il s’occupait de la cellule africaine mais, il a jamais
joué de rôle important sur rien en fait, Jean-Christophe. C’est un
gentil gars, il n’avait pas de position personnelle. Chaque fois
qu’il y a un truc on… on lui prêtait des… je sais pas quoi… des
plantations de haschich en commun avec le fils du président où
que ce soit… plantations qui se promenaient selon les accusations du jour, et il n’a jamais joué un rôle précis dans un sens ou
dans l’autre. C’est un transporteur de messages et les dirigeants
africains étaient assez contents de parler au fils du président, ils
trouvaient ça bien, en fait. Mais il n’a pas marqué, il n’avait pas
de ligne. Moi, j’ai vu, dans mon souvenir, Guy Penne argumenter
sur pourquoi on fait si ou ça…
– Donc Guy Penne c’est… celui qui est avant…
– Au début…
– Oui, c’est celui auquel succède Jean-Christophe Mitterrand.
695

RWANDA, ILS PARLENT

– C’est un vrai conseiller Afrique, ça. Y en a eu deux ou
trois autres qu’on a oubliés. Plus tard, quand je suis secrétaire
d’État, c’est Bruno Delaye qui est là. Vous devriez essayer de
le voir, d’ailleurs.
– Je lui ai envoyé un message mais il ne m’a pas répondu, oui.
– D’accord. Mais Jean-Christophe, je ne me rappelle pas qu’il
ait jamais eu de position personnelle.
– Donc il… parce qu’on dit quand même qu’il est très, très
proche du fils Habyarimana…
– Ça a jamais été prouvé, ça.
– Il se rend assez souvent à Kigali…
– Ben, il le connaît… il connaît tout le monde. Il connaît tous
les fils… tous les fils de présidents le connaissent.
– Et Prunier, Gérard Prunier…
– “Ouais, Jean-Christophe, c’est mon pote…” (Rires.)
– Gérard Prunier assiste à ce coup de fil en octobre 1990, il
est dans le bureau de Jean-Christophe Mitterrand au moment de
l’attaque du FPR, attaque attribuée au FPR à Kigali, et attaque
du FPR sur la frontière, et Prunier est justement là, me dit-il…
– Il est où ?
– Il est dans le bureau, et il discute…
– À Paris ?
– Prunier discute avec Jean-Christophe dans son bureau. Coup
de fil d’Habyarimana devant lui, me dit-il. “Voilà, on est attaqués à Kigali, ça tire partout, c’est une catastrophe, il faut nous
aider.” […] En tout cas, ça donne l’impression que la décision
d’intervenir au Rwanda est une décision prise par le fils.
– Non, mais c’est simplet ça.
– D’accord.
– C’est simplet parce que le… d’abord, il devait y avoir des
éléments avant-coureurs sur le fait que… Kagame, il a pas surgi
tout à fait du jour au lendemain quand même. Il était dans le
maquis avec Museveni, il l’a aidé à prendre le pouvoir, il est
696

HUBERT VÉDRINE

devenu chef de service. Donc y a forcément l’idée qu’il y a une
instabilité possible, une contestation possible des Tutsi. C’est
simplement un truc qui a été discuté en amont, et puis y a pas
que Jean-Christophe… je le vois plutôt comme standardiste dans
l’affaire, moi.
– D’accord.
– Et, s’il dit ça, c’est parce qu’il ne peut pas tout seul décider
de faire une opération. C’est que… l’idée que, s’il y a quelque
chose… s’il y a quelque chose sur le Rwanda, il faudra s’en
occuper, on ne peut pas laisser tomber le Rwanda, on ne peut
pas le laisser être déstabilisé. Là, ça, tous les acteurs devaient
partager cette idée, vous voyez ?
– C’est pas, semble-t-il…
– Si on retrouve le ministre de la Coopération de l’époque, je
ne sais pas qui c’est, mais y a forcément des gens qui auraient
dit : on ne peut pas laisser le Rwanda être déstabilisé.
– Alors justement, donc ça, c’est…
– Non mais… je pense que c’est une… c’est peut-être… ça…
ça a contribué à… disons à radicaliser Prunier. Donc je pense
que c’est une exagération, quoi…
– Alors, ça, c’est peut-être la…
– Et puis ça ne change rien à la politique qui a été suivie
en plus.
– Non mais ça, c’était en tout cas un élément qui pourrait
expliquer la raison pour laquelle la France s’engage aussi vite,
et aussi, je dirais…
– Ah non ! Vite, c’est parce qu’il y a menace immédiate.
– Mais alors, comprenons cette menace justement. Donc
l’analyse politique qui est faite à l’époque, c’est : une armée
extérieure va s’emparer d’un pouvoir ami, enfin, en tout cas d’un
pouvoir d’un pays ami, et cela va créer une déstabilisation à la
fois dans ce pays et lancer un signal très négatif quant à notre
manière, nous la France, de protéger nos amis.
697

RWANDA, ILS PARLENT

– Non, pas que nos amis…
– Enfin, en tout cas, les…
– Y a plein de gens qui ne sont pas nos amis là-dedans. Ce
sont de faux amis. Mais c’est là une mission de stabilité quand
même. La force de la France, c’est aussi dans la stabilisation,
avec des gens qui peuvent être des amis ou des faux amis, bon.
Ça dépend. Ce n’est pas simplement ami-ennemi. Mitterrand,
c’est quand même plus sophistiqué que ami-ennemi.
– Alors, très bien. Mais quand même…
– Les militaires peut-être pas, donc la traduction par les militaires avec leurs conneries sur le Fachoda, c’est possible que ça
complique le débat.
– Je voudrais juste…
– Mais…
– Oui ?
– On peut débattre de ça, hein, typiquement. S’il n’y avait pas
les accusations démentes sur le génocide, ça serait justement…
– Non mais… Ne parlons pas des accusations. Parce que là
on est en 1990, donc y a pas de génocide.
– Non mais ça, c’est pas intéressant ça.
– On n’est pas en… on n’est pas justement en 1994…
– Ça serait un débat intéressant disant : est-ce que finalement,
est-ce que la France aurait… eu raison, est-ce que Mitterrand a
eu raison de s’engager ? C’est un débat qui ne m’a jamais choqué
ça, mais il n’a jamais lieu en fait, ce débat.
– Mais moi, je le pose en tout cas.
– Ah ! Ben très bien. (Rires.) Très bien.
– Et la question porte sur sa lecture de l’histoire du Rwanda.
Vous me dites que François Mitterrand a tenu compte de cette
histoire, mais est-ce qu’il la connaissait si bien ? Car, si on l’étudie, ce n’est pas une longue histoire tout de même, donc elle
n’était pas très compliquée à connaître, on voit bien que le régime
dont est issu Juvénal Habyarimana est un régime qui, depuis
698

HUBERT VÉDRINE

l’indépendance, même depuis 1959, donc avant l’indépendance…
comment dire, adopte une attitude et un discours vis-à-vis de
sa minorité tutsi extrêmement racistes, extrêmement violents,
extrêmement brutaux. Et c’est lui qui commet des massacres,
des pogroms, dès novembre 1959, à cette date, il n’y a pas
d’attaque venue de l’extérieure, tous les Tutsi rwandais sont alors
au Rwanda. Entre 1959 et 1963, on estime à environ 300 000 le
nombre de Tutsi rwandais partis se mettre à l’abri en Ouganda,
au Burundi, au Zaïre et en Tanzanie. Les pogroms anti-Tutsi
sont constitutifs de l’histoire de ce pays. Ils ont été régulièrement
victimes de la bouffée de violence qui se lève dans certains pays
contre une population considérée comme une minorité…
– Qui est une minorité !
– Alors, ça, c’est une autre question, mais en tout cas une
minorité…
– Vous pouvez pas dire… vous pouvez pas faire du Prunier
au carré !
– Une minorité…
– Ne faites pas comme si ça n’existait pas.
– Une minorité considérée comme nocive en tout cas.
– Ben surtout… non, pas nocive, c’est qu’elle est…
– Ben considérée comme nocive par les…
– C’est que là, attendez, ils ont la trouille bleue que les Tutsi
reprennent le pouvoir et le bétail. Depuis le début.
– En tout cas, on assiste…
– C’est des dingues. Ils ont peur de la revanche des Tutsi
depuis le début.
– Mais moi, j’entends bien mais, dans l’analyse politique
qu’on a, qu’on doit… qu’on devrait avoir, ou la lecture de l’histoire, on constate que ce régime avec lequel on va… s’approcher,
soutenir, n’a fait…
– Tout le monde… tout le monde !
– Attendez mais… n’a fait que…
699

RWANDA, ILS PARLENT

– Tout… C’est pas nous qui nous sommes rapprochés…
– … des pogroms anti-Tutsi.
– Non mais…
– Ce n’est pas les Tutsi qui ont fait des pogroms anti-Hutu
depuis 1959.
– Non mais vous êtes trop de parti pris. Tout le monde a eu
des relations normales avec ce régime.
– Non mais là je parle de la France.
– Non mais…
– Et je parle de François Mitterrand…
– Non, mais vous n’allez pas isoler la France du contexte des
autres et d’avant.
– Oui, mais la France est suffisamment intelligente pour raisonner par elle-même, elle n’a pas besoin des autres pour éclairer
son jugement.
– C’est ce que vous souhaitez mais…
– Ce qui est vrai.
– Non mais vous ne pouvez pas faire comme si, dans un
monde où tout le monde se méfiait d’un régime qui était héritier
d’un régime pogromique, na na na na na, la France, pour des
raisons incompréhensibles d’ailleurs, a une relation spéciale avec
ce régime. Non. Au moment… en 19626, de Gaulle a accepté
le paquet belge dans la… je sais plus quel terme y avait, la
communauté, et cetera, et puis voilà. Comme c’était…
– Mais les relations entre la France et le Rwanda jusqu’en
1990 sont très, très sommaires, y a pas vraiment…
6. Le 17 octobre 1962, le président Grégoire Kayibanda, le héros de la « révolution sociale » hutu, est reçu à Paris. Il y déclare : « Je connaissais le souci du
général de Gaulle de voir les pays qu’il a conduits à l’indépendance jouir pleinement
de celle-ci en les aidant à développer leurs ressources nationales. Je peux constater
aujourd’hui que ce souci s’étend aussi aux pays qui n’ont pas été sous tutelle française. » Le 20 octobre 1962 est signé entre les deux pays un accord d’amitié et de
coopération.

700

HUBERT VÉDRINE

– Oui, bien sûr, oui.
– C’est à partir de 1990…
– Oui.
– Au fond, de ce rapprochement, de cet appel…
– Quand y a l’attaque !
– C’est ça. Donc…
– Mais la France n’est pas… disons la France n’a pas de
relations spéciales plus étroites que des tas d’autres.
– Jusqu’à… jusqu’en 1990, c’est même… même plutôt…
elles sont même plutôt assez mineures.
– Eh bien, il faut le rappeler, ça.
– Elles sont même plutôt mineures, ces relations.
– Donc il n’y a pas une sorte de bizarrerie française d’avoir
des relations avec ce régime, qui est certes majoritaire, mais qui
traite… poten… atrocement mal les Tutsi…
– La question est surtout…
– … et potentiellement pire, vous voyez ?
– Oui mais la question est : on soutient un régime, enfin, on
va appuyer un régime…
– On ne le soutient pas puisqu’on l’oblige à changer et à
accepter le retour des réfugiés. On le sauve.
– Alors, on va empêcher l’arrivée des Tutsi de l’extérieur,
pour dire les choses très rapidement, comme… mais au regard
de l’histoire de ce pays…
– Non. On va empêcher militairement la conquête militaire
par le FPR soutenu par l’armée de l’Ouganda, tout en exigeant
une sorte de compromis politique, en tout cas… c’est une chose
que j’ai compris après, moi, hein, j’aurais été incapable d’avoir
cette discussion à l’époque… tout en exigeant qu’il y ait une
solution politique pour permettre le retour de… on disait les
réfugiés, enfin, c’était les Tutsi d’Ouganda. Et qui étaient partis
au moment des massacres.
701

RWANDA, ILS PARLENT

– Ce que je veux dire, c’est : est-ce qu’on n’a pas vu, dès le
départ, la face sombre de ce régime qui était… qui était extrêm…
enfin, qui était raciste, qui était… dont l’histoire…
– Mais, dans les relations internationales, c’est bourré de
régimes qui ont des faces sombres.
– Mais est-ce que vous… est-ce que c’est notre habitude de
soutenir des régimes…
– Ce n’est pas soutenir, c’est avoir des relations normales.
– Mais avoir une relation, c’est une chose, envoyer des militaires, c’est autre chose.
– Ah ! C’est différent, parce qu’il ne s’agit pas simplement
de défendre le régime.
– Donc discuter avec des gens qui ne sont pas comme nous,
c’est normal…
– Non, parce que, depuis vingt ans…
– Mais si, c’est normal ! Enfin… ça devrait être normal.
– Je sais très bien que vous le dites, mais… depuis vingt ans,
il y a l’idée qu’il ne faut pas parler avec des gens qui ne partagent
pas nos valeurs.
– Moi, je suis journaliste, je m’adresse aux…
– On… on ne parle qu’aux Suisses à ce moment-là, c’est débile.
Et on se serait jamais alliés avec Staline contre Hitler… bon.
– Qu’un diplomate parle avec tout le monde, c’est normal.
– Oui.
– Ça participe de son travail.
– Alors, après, il ne s’agit pas de sauver un régime ami alors
qu’il est potentiellement génocidaire parce qu’il a un passé
chargé, ta ta ta… C’est un raisonnement de stabilité régionale.
Et il ne s’agit pas simplement d’envoyer l’armée française et
point, terminé. Sinon y aurait aucune pression sur eux. Y aurait
pas de changement, on n’aboutirait pas au gouvernement intérimaire. On ne ferait pas… Pourquoi on ferait Arusha ? Pourquoi
on s’embêterait à faire Arusha ? Si c’était que le soutien…
702

HUBERT VÉDRINE

– Ça, c’est sûr.
– C’est autre chose.
– Alors, on va parler bien sûr d’Arusha et de ce débat politique…
– Mais c’est un débat qui est pas… qui est intéressant, qui
n’est pas choquant. Et encore une fois il n’a pas pu être possible, parce que, quand il y a une accusation de complicité de
génocide, ben ceux qui ont joué un rôle se défendent sur ce
point ou attaquent sur ce point. Mais le débat : est-ce qu’il fallait
s’engager en 1990 ou pas, c’est un débat absolument légitime.
On peut plaider sans fin dans les deux sens, hein ?
– Mais bien sûr !
– Mais là vous parlez comme un chercheur en quelque sorte.
– Je sais pas. (Rires.)
– Comment ! On n’a pas tenu compte de mes travaux, de
mon érudition, qui prouvent quand même que c’était un régime
immonde ! Tout le monde a des relations avec ce régime, et
tout le monde considère que la… c’est bourré d’articles sur la
Suisse de l’Afrique à l’époque. Alors évidemment y a un potentiel explosif, mais y en a dans des dizaines de pays dans le
monde, des potentiels explosifs.
– Sauf que dès 1990…
– Et des minorités maltraitées, mais y en a partout. Partout.
– Sauf qu’il me semble que, dans le cas du Rwanda, qui est
un cas spécifique, quand même, dès 1990, dès qu’on décide, ou
dès que François Mitterrand décide d’envoyer deux compagnies
de légionnaires, vous avez des gens comme le colonel Galinié,
ou le général Varret, dont le métier, c’est de savoir tout ça, c’est
d’être aux premières loges, qui vous disent, ou qui nous disent,
enfin, qui disent à l’exécutif : “Attention ! On s’engage dans
quelque chose d’assez dangereux, c’est potentiellement explosif.”
Quand le général Varret dit ça, Varret est responsable de 28 pays
du champ, il a des relations avec 28 chefs d’État, 28 régimes
703

RWANDA, ILS PARLENT

amis ou alliés de la France. Pour le Rwanda, dès octobre 1990,
il se dit : “On est engagés dans quelque chose qui ne va pas.”
Cette prise de parole…
– Donc il défend quoi, lui, là… le fait de laisser faire ?
– Il dit : “Attention à notre manière de nous engager sans
frein, à la…”
– Donc il dit : faut laisser faire.
– Je ne sais pas s’il dit : faut laisser faire. Il dit : “Est-ce
qu’on se rend compte de ce que l’on fait ? De qui on soutient ?
Est-ce que vous vous rendez compte que moi…”
– Mais si on soutient le régime on ne fait pas Arusha. Ce
général a rien compris alors.
– Alors, lui, il parle de l’aide militaire par exemple…
– L’aide militaire… pour que le régime ne s’effondre pas et
que le Rwanda ne soit pas conquis immédiatement par le FPR
avec les massacres qui en découlent, qui sont donc maintenant
documentés, il faut empêcher que le régime s’effondre. C’est
la condition même pour leur tordre le bras, pour les obliger à
faire un compromis. Donc ça me paraît une vision étroitement
militaire à court terme, ça. Ou alors c’est qu’il défend la thèse
qu’il ne fallait pas intervenir du tout. Une sorte d’isolationnisme français qui ne me choque pas, moi, intellectuellement.
Je vous l’ai même dit tout à l’heure. On peut dire : après tout,
y a pas d’enjeu pour nous. C’est hyper triste pour eux mais on
n’y peut rien. Ce n’est pas de notre faute. Et puis après tout
on s’en fiche de savoir qui gouverne le Rwanda. On pourrait
raisonner comme ça. Le réalisme pur et dur, c’est un débat qui
est tout à fait légitime, qui n’a quasiment jamais lieu. Mais il
faut dire que… enfin, il faut avoir l’honnêteté de reconnaître
que ça veut dire qu’on n’y va pas. Donc que le régime du
Rwanda est balayé.
– Ou pas comme ça.
704

HUBERT VÉDRINE

– Ben, il est balayé, sans nous, quoi. Il est balayé. Et à ce
moment-là y a une guerre civile entre eux. Et les Hutu se laissent
pas virer comme ça, donc y a une espèce de guerre civile, éventuellement horrible, mais qui ne nous concerne pas. Avec le
recul, c’est peut-être mieux. C’est peut-être mieux mais… On
n’intervient pas pour défendre un régime ami, sinon, on leur
tord pas le bras.
– Ça, on va en parler bien sûr, du volet politique, mais je
reste encore sur 1990.
– Encore une fois, ce sont des réflexions qui me sont venues
après.
– D’accord.
– J’aurais été incapable d’avoir cette discussion en 1990.
J’avais pas les éléments, je confondais les noms. C’était pas
mon truc. J’étais dans mille choses gravissimes, toute la journée
sur autre chose. Je suis devenu… enfin, j’ai mon point de vue
là-dessus, je ne suis pas devenu un érudit, mais j’ai… mon point
de vue là-dessus à cause des années suivantes, vous voyez ?
(Petit rire.)
– Il y a un autre volet dans l’intervention dont on parle assez
peu. Est-ce qu’il n’y a pas non plus dans le choix de l’intervention française et dans la manière dont François Mitterrand concevait la politique française, notamment en Afrique, deux choses
importantes dont vous n’avez pas parlé ? La première, c’est notre
nécessité d’avoir des voix amies au Conseil de sécurité à l’ONU,
pour rester une voix qui compte. Du coup, […] c’est un peu ce
que dit Hegel entre le maître et l’esclave […], on est aussi entre
les mains de ceux dont on a besoin… pour avoir une parole
écoutée encore au Conseil de sécurité à l’ONU, premièrement.
Deuxièmement, la question de notre antiaméricanisme. […]
– Alors, sur le premier point, c’est pas convaincant. D’abord,
tous les pays, toutes les puissances sont restées des puissances,
même moyennes, qui ont des pays amis ou autre sont contents
705

RWANDA, ILS PARLENT

d’en avoir, ça aide, et cetera. Mais notre force aux Nations unies
jusqu’à maintenant ne s’est pas fondée là-dessus.
– C’est le nucléaire ?
– Comment ?
– C’est le nucléaire ?
– Non. C’est fondé sur le veto. C’est pas lié à ça.
– Oui, non mais, quand on veut ensuite lancer, ou faire…
ou prendre une décision ou comment dire… que votre voix soit
au-delà entendue…
– Non, non. Notre puissance, notre statut international…
– On n’a pas besoin de nous…
– En plus, c’est pas grâce à nous, c’est grâce à Churchill,
parce que sinon on n’avait pas de siège de membre permanent,
et donc ça, c’est fondamental, le veto. Vous pouvez dire oui ou
non. Ça dépend… le nombre de gars qui votent pour vous est
complètement indifférent par rapport à ça.
– On a quand même besoin de nos alliés af… Par exemple,
quand on fait un sommet contre le climat, enfin la…
– Oui, mais enfin, on ne va pas nier ça. Mais c’est pas…
c’est pas mal…
– Non, je ne dis pas que c’est mal…
– … et on nous le reproche…
– Mais que du coup ça vous engage dans des relations…
– Non, pas tellement…
– … qui ne nous permettent pas vraiment de dire aux uns et
aux autres : non… là on n’est pas d’accord, ou on est d’accord,
ou c’est pas possible.
– Ben sinon il n’aurait pas fait le discours de La Baule à ce
moment-là. Il risquait beaucoup plus d’énerver les dirigeants,
ce qu’il a fait d’ailleurs, en faisant le discours de La Baule. Et
l’affaire du Rwanda, ça gagnait… ça faisait ni gagner ni perdre
quoi que ce soit.
– D’accord.
706

HUBERT VÉDRINE

– En termes de voix, donc je ne pense pas que ça s’applique.
– Et la question de…
– Alors, c’est une question plus générale sur le… mais on va
pas reprocher à la France, parce qu’elle a été moins immonde
et moins cynique après la décolonisation en gardant des liens
étroits, d’ailleurs à la demande, largement, de Senghor et d’Houphouët pendant très longtemps, y compris des bases, pendant
très, très longtemps. Donc la Françafrique, il ne faut pas juger
que sur les vingt dernières années des valises de billets, hein ?!
On ne peut pas reprocher ça à la France. On ne va pas dire que
c’était mieux de terminer comme les Belges quand même. Ou
les Portugais. Ou les Anglais, ils sont partis en disant : on n’en
a rien à foutre. Non, y a… faut être honnête là-dessus. Et c’est
pas déterminant.
– D’accord.
– Notre rôle à l’ONU, donc c’est membre permanent. Droit
de veto. Par ailleurs, le nucléaire, même si ça n’est pas lié à
ça, puisque, quand on a eu le veto, on n’avait pas de nucléaire
encore.
– Non, mais le fait d’être une puissance nucléaire…
– Oui.
– … pèse… un plus sur le…
– On reste une puissance. Plus que ce que les… moins que
ce que l’on prétend quand on est dans des phases de vantardise
ou déclamatoires, mais plus que ce que les Français croient.
On n’est pas une puissance moyenne lambda et… même puissance moyenne, c’est pas mal, parce que y a pas tellement de
puissances en réalité dans le monde. Y a 195 pays. Même dans
le G 20, ils ne sont pas tous des puissances, donc il y en a une
quinzaine, donc c’est pas mal. Donc, s’il y a des pays africains
qui sont d’accord avec nous, tant mieux, mais il y a plein de
cas où c’est handicapant. Donc c’est entre les deux. Alors, le
deuxième argument ?
707

RWANDA, ILS PARLENT

– Derrière Kagame y a les Anglo-Saxons.
– Alors ça, c’est très fort chez les militaires, ça. Mais chez
Mitterrand le raisonnement global était plus fort. Dans mon souvenir, hein ? Alors, encore une fois, comme j’ai pas eu à gérer…
ça m’est jamais arrivé d’être dans le… moi… dans le bureau
du président où il discutait avec moi, tout seul, pour savoir ce
qu’il allait faire sur ce sujet… Ça m’est arrivé sur plein d’autres
sujets, mais pas sur celui-là. Et il était pas obsédé par la… il
voyait bien qu’il y avait des luttes d’influence, partout, qu’il y
avait une espèce d’hégémonisme américain, qu’ils avaient un
peu toujours gardé la même mentalité que celle de Roosevelt
contre de Gaulle et compagnie, et cetera, bon. Et surtout dans
les services, à la diplomatie. Mais ça ne l’obsédait pas, en fait.
Et puis il a eu des rapports assez sympathiques avec Reagan,
extraordinaires avec George Bush. J’étais aux obsèques là…
Macron m’a demandé de… extraordinaires, les rapports avec
George Bush père. Assez bons avec Clinton, mais enfin pas pour
longtemps et… il était tout sauf excité là-dessus. Simplement, il
disait, c’est quand même un [sic] espèce de gigantesque mammouth… (Petit rire.) Bon, c’est compliqué. Vous vous rappelez
peut-être, c’est moi qui avais inventé… mais, en traduisant son
esprit : “Amis alliés, mais pas alignés.” Alors bon, pas alignés,
comment on fait ? Donc ce n’est pas obsédant chez Mitterrand,
pas du tout. Et ce n’est pas parce que Kagame était soutenu par
les Anglo-Saxons… pour d’autres raisons d’ailleurs, qu’on a
mieux compris après, que j’ai mieux compris, moi, longtemps
après. Pourquoi Kagame est soutenu ? Ben, c’est vrai qu’il a
[fait] une partie de sa formation aux États-Unis, que les services
américains ont dû miser sur lui. Mais ça suffit pas à expliquer
le truc. En fait à l’époque ils cherchent des bases arrière contre
le Soudan.
– Oui, je sais, oui.
– Et donc c’est plutôt israélien en fait.
708

HUBERT VÉDRINE

– Donc c’est israélo-américain. Base arrière contre le Soudan,
pour alimenter une guérilla, qui va contrer la guérilla… qui…
que… que…
– Contenir le Soudan, oui.
– Et donc… leur pote, c’est Museveni, c’est pas Kagame. Et
quand Museveni dit : “Il faut soutenir Kagame, parce qu’il faut
quand même qu’il reprenne le contrôle du Rwanda, et d’ailleurs
ça m’arrangerait bien qu’il parte”, y a un mélange, hein, chez
Museveni. Il dit : “Oui, oui, très bien, tchou.” Alors, de facto,
ils trouvent la France sur leur route, mais c’est un peu parano
d’imaginer que c’est une politique antifrançaise. Mais chez les
militaires c’est assez répandu, ça. Quesnot était très comme ça,
par exemple. Très… Fachoda, vous voyez ? Mitterrand non. Il
s’en foutait de ça.
– Il l’a dit à Quesnot ? Il a dit : vous exagérez, ou… ?
– Non, non, non. C’est mon avis. C’est mon avis d’après.
D’ailleurs, Quesnot est fâché contre moi parce que, plusieurs
fois, j’ai dit… j’ai jamais critiqué ce qu’il avait fait, le malheureux, mais j’ai critiqué l’argumentation qui donne l’impression
que cette espèce de vision interne à l’armée française avait inspiré la politique de Mitterrand. Moi, compte tenu de ce que…
des quelques maigres souvenirs que j’ai de l’époque, et de ce
que j’ai reconstitué après… et puis j’ai quand même tout lu de
ce qui s’est raconté, je pense que le raisonnement global est
plus important, qui est que pour un homme comme Mitterrand,
qui a vécu les années 1930, laisser un pays en déstabiliser un
autre, minorité armée, tous ces trucs, bon… c’est pas possible.
Donc, y a pas un ordre international idéal, mais y a quand même
quelque chose qu’il fallait préserver. D’où le lien que je fais,
paradoxalement, entre Tchad, Rwanda, Malouines et… Golfe…
et Koweït ! Pardon.
– Mais pour revenir toujours sur le… enfin plutôt sur le…
– Mais vous entendrez ça chez les militaires, oui.
709

RWANDA, ILS PARLENT

– Pour rester sur le Rwanda, à votre avis, vous, maintenant,
le combat de Kagame, en tout cas de ces Tutsi exclus ou partis
du Rwanda en 1959, 1961, 1962, 1963…
– Oui, oui.
– … et qui tentent de revenir, est-ce qu’il est légitime ou pas
légitime ? Il est pas légal, mais est-ce qu’il est légitime ?
– Ah ! Les moyens, non ! Non, il n’est pas du tout illégitime.
Ce n’est pas du tout choquant, et puis je ne sais pas qui a le
pouvoir de décréter ce qui est légitime ou pas, on n’est plus…
on ne gouverne plus le monde, hein ? Même sur le plan moral.
Donc on n’a pas le pouvoir de dire ça, on n’est pas un juge
international pour dire… gna gna… bon ! Moi, je comprends
très bien que des gars issus de la minorité persécutée, coupée en
deux en 1962, n’aient qu’une idée… en plus… famille importante, tout ça. Je comprends très bien le mécanisme de Kagame,
hein ? Je comprends très bien, très bien. Je comprends même
pourquoi il a besoin de la France en bouc émissaire. Simplement
nous, on est la France, on n’a pas de raison d’accepter ça. Mais
y a rien dans Kagame… et puis c’est un… il… est d’une… il
est prêt à tuer ses proches, et il l’a fait, qui disent la vérité sur
l’attentat, mais après tout, encore une fois, on s’est alliés avec
Staline, hein ? Bon ! Moi, je suis un réaliste, donc je ne suis pas
un donneur de leçons, je ne suis pas un moraliste. Donc y a une
sorte de logique et de puissance chez Kagame, par rapport à ça.
Ça, je comprends ça.
– Mais alors…
– Et… qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ! La seule
hypothèse, c’est pour ça que votre général là, il a compris un
tout petit peu ce que Mitterrand avait beaucoup mieux compris
et plus largement avant, c’était une course de vitesse. Dès le
début. Donc tous les trucs du genre : vous ne vous rendiez
pas compte, vous ne pouviez pas ne pas savoir… na na, mais
oui, bien sûr ! Mitterrand, à la première seconde, il a compris
710

HUBERT VÉDRINE

que c’était un engrenage monstrueux, qu’il y aurait des guerres
civiles atroces. Il ne pouvait pas imaginer le génocide dans toute
son ampleur, mais que… y avait donc une course de vitesse pour
imposer avant un compromis politique. Et même si ça apparaît
avec le recul naïf, impraticable, irréaliste… il faillait trouver
un truc, comme on a essayé de le faire plusieurs fois dans des
crises en Côte d’Ivoire ou ailleurs. En disant : faut essayer de
réconcilier différents morceaux. Mais il aurait fallu trouver un
gouvernement hutu majoritaire mais totalement étranglé par nous
et acceptant que les Tutsi reviennent, et avec une plénitude de
droits et que… y ait plusieurs années de cohabitation… mais au
lieu de retirer nos troupes, fallait les doubler en fait, en 1993.
Vous voyez ? Je raisonne…
– Non, mais c’est très bien.
– J’essaie de prendre de profil quoi…
– … (Rires.)
– … par rapport à ça. Sinon Kagame, cyniquement, il dit :
“De toute façon, j’ai pas de précaution à prendre avec ce type,
et…” Non. C’est un engrenage fatal.
– Alors…
– C’est comme quand on prend le Proche-Orient, vous pouvez comprendre aussi bien le raisonnement d’un gars d’extrême
droite israélienne que d’un Palestinien désespéré qui devient
terroriste. On ne fournit pas la solution.
– La question du compromis politique, donc la solution politique, évidemment, ça fait partie de la politique de l’époque,
mais justement tout le monde… est-ce que c’était pas naïf de
penser qu’on allait… enfin, que vous alliez ou que l’Élysée allait
pouvoir imposer…
– Ah ! Peut-être. Question à poser à… Juppé. Et à Bruno
Delaye, qui a suivi ça de près.
– Et les accords d’Arusha sont impraticables.
– Ben alors, il fallait faire quoi ?
711

RWANDA, ILS PARLENT

– Je sais pas, c’est une quest… enfin, c’est un jugement que
je fais, pardonnez-moi. Étaient-ils vraiment praticables, plutôt ?
– On dirait un chercheur de l’EHESS ! Non, non, vous, vous
êtes beaucoup plus équilibré, parce qu’eux, ils accusent sans…
(Rires.)
– Il semble en tout cas que, demander à Habyarimana que
l’armée, par exemple, soit à 40 ou 50 % tutsi et hutu… enfin
tutsi… Attendez… des membres du FPR…
– Ça devrait plaider pour la France, ça !
– … c’était un compromis qui était absolument inacceptable de la part de gens qui considéraient que le FPR, c’était
l’ennemi…
– Oui, mais ils avaient éclaté en plusieurs morceaux. Y avait
les… les Hutu radicalisés, la future radio folle là…
– Mille Collines.
– … du FAR. Donc on avait aussi par ces pressions à éclater… donc il semblait qu’il y avait à un moment donné… justement Habyarimana. D’ailleurs, s’il est tué par les Tutsi, c’est
parce que les Tutsi ne veulent pas du compromis à la française
mais tout le pouvoir. Ça plaide plutôt pour nous, ça. S’il est
tué par les Hutu extrémistes, c’est parce qu’ils lui en veulent
d’accepter le compromis de la France, ça plaide pour nous. Donc,
si les gens étaient rationnels, et qu’il n’y avait pas une sorte
d’hystérie de recherche de bouc émissaire français, ce qui est
hors sujet, les gens verraient que c’est une politique, peut-être
irréaliste, mais c’est un grief qui n’a rien à voir avec ce qui
est dit depuis vingt ans, c’est… jamais dit ça. Donc vous avez
posé… donc ça me donne plutôt confiance dans votre démarche,
les deux vraies questions. Non, mais est-ce que l’engagement
de 1990 est justifié ? On peut en débattre. Y a des arguments
pour, des arguments contre. Et est-ce que ça n’a pas été naïf de
croire qu’Arusha allait pouvoir fonctionner comme ça ? Oui, je
trouve la question très fondée, moi, je dis ça souvent, en fait.
712

HUBERT VÉDRINE

Mais comme c’est oblitéré, c’est obstrué par l’accusation, dont
Kagame a besoin à mon avis jusqu’à la fin des temps, pour dire
que c’est de notre faute, on n’arrive pas à avoir ce débat, mais
ce débat est intéressant.
– En tout cas, j’essaie de mettre ces questions à distance.
– Le… ?
– Cette question de l’accusation, et cetera, pour le moment,
ça n’est pas mon sujet.
– C’est pareil en tout cas. C’est une vraie question. Moimême, je… et encore une fois, après, puisque j’ai pas eu à
gérer… à décider… on retire les troupes ou pas. En fait, avec
le recul, il me semble, je viens de vous le dire, qu’il fallait au
contraire renforcer. Renforcer. Donc il fallait une phase de monitoring, et qu’il aurait fallu alors impliquer tout le monde, qu’on
soit pas les seuls, qu’on gère la période de transition avec une…
avec non seulement des contingents africains mais peut-être des
représentants… comme font les Africains maintenant, qui, dans
certains cas, trouvent des anciens présidents, qui sont des types
plutôt pas mal, pour gérer les contentieux… enfin, et cetera. Il
aurait fallu faire autrement. Mais c’est la quest… quand vous
verrez Juppé, il faut lui dire ça : est-ce que vous avez vraiment
cru, après Arusha, que ça allait fonctionner ? Alors qu’il y avait
des gens de part et d’autre qui étaient prêts à n’importe quoi
pour empêcher le processus. Mais ça n’a rien à voir avec les
accusations habituelles.
– Non, non, mais moi, je…
– Mais les accusateurs habituels ne sont pas intéressés par ces
questions. Parce que, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec
l’Afrique, ni le sort des Hu… des Tutsi, et cetera, ils veulent
s’en prendre à l’armée française, ou à Mitterrand, ou à je ne sais
pas qui… tout ça. C’est autre chose en fait.
– Alors, toujours dans ces années-là, quand on prend une
décision…
713

RWANDA, ILS PARLENT

– J’ai plus beaucoup de temps, hein ?
– Ah, zut… ah bon, d’accord, dommage !
– C’est déjà… Non mais c’est déjà… non mais on peut
encore… un peu, mais c’est déjà plus long que prévu mais…
– Donc, très, très vite, la question…
– De toute façon… vous faites ça pour quand ?
– Il faut que je rende mon manuscrit vers le 20 décembre.
Mais…
– Aïe, ah oui, non, c’est urgent, oui.
– D’accord… prenons le temps que vous me racontiez…
– Attendez une seconde… je reviens.
– D’accord. Merci beaucoup. »

Victime du discours ethnique

Il s’absente quelques minutes. Je me sens assez nul, plat, mauvais, pas pertinent. Je n’arrive pas à avoir l’esprit clair. J’ai trop
de sentiments contradictoires en tête. Je pense à la réception de
ce dialogue par les lecteurs du livre, les spécialistes, les autres
témoins. Mais je pense aussi aux proches des victimes, à ceux
qui pourraient un jour consulter cet entretien. Ce passage ne va
pas se lire comme un dialogue de Platon. Je ne suis pas Socrate.
Non, ce n’est pas facile de parler avec la Ve République.
Il revient. Je vais essayer d’évoquer son rapport à l’ethnie, sa
vision « ethnico-démocratique ». C’est délicat.
« Toujours dans cette prise de décision, en tout cas la manière
dont on essaie de percevoir les choses entre 1990 et 1994, il
y a, et vous le redites souvent, la question de l’ethnie. Enfin,
voilà, 80 %…
– De ?
– L’ethnie. 80 % de Hutu, 20 % de Tutsi. Et quand moi, je
vous entends, j’entends au fond une forme de lecture de la situa714

HUBERT VÉDRINE

tion… Une voix, une ethnie, si je peux dire. C’est une démocratie
communautaire, une perception en tout cas de la démocratie qui
est liée au poids de la communauté ou de l’ethnie. Alors ça,
c’est un discours qui était celui du régime en place : les Tutsi
sont des Tutsi, nous, nous sommes des Hutu. C’est normal qu’on
ait ce pouvoir et il est absolument hors de question que 20 %
de la population puisse diriger 80 % de la population. Ça, c’est
le discours, me semble-t-il, du régime et de… en fait depuis…
quasiment depuis 1959… Est-ce que c’est pas, là pour le coup,
un peu faible comme lecture ? Le Rwandais… comment dire, il
est pas que hutu ou tutsi. Ou on sait bien que la différence entre
les Hutu et les Tutsi, c’est pas aussi simple que ça ?
– Oui, mais c’est l’histoire des chercheurs, ça.
– Mais c’est pas rien quand même !
– Non, non, mais ils sont gentils mais, à l’instant T, ça veut
rien dire, ça. Peut-être qu’un jour, à cause de l’évolution, ce
seront des citoyens rwandais, et cetera, bon. Mais, au moment où
les responsables de l’époque ou avant ont à traiter ces sujets, la
question existe, hein ? C’est comme si on disait que les Coptes
en Égypte, ça veut rien dire parce qu’ils sont tous égyptiens ou…
– C’est pas la même chose.
– … un truc comme ça, ou que les Kabyles, ça n’existe
pas… bon.
– La distinction entre un Hutu et un Tutsi, elle n’est pas
vraiment ethnique.
– Entre ?
– La distinction entre un Hutu et un Tutsi, elle n’est pas
vraiment ethnique.
– Non, mais… je connais les débats sans fin des chercheurs
là-dessus, qui se croient malins en déconstruisant tout…
– Mais ce n’est pas complètement inintéressant non plus ?
– Non, mais intellectuellement, c’est très intéressant, mais
politiquement, c’est inutilisable, en fait. Mais y a… c’est
715

RWANDA, ILS PARLENT

désespé… la France est le champion [sic] de la déconstruction
d’à peu près tout, depuis Foucault, Derrida, et cetera, bon. C’est
ce qui nous revient. (Rires.)
– Mais là pour le coup… entre…
– Oui, oui, mais… je sais bien mais… d’accord…
– … entre un Copte et un Arabe, y a des différences vraiment
culturelles de langue, de… même de religion…
– Non mais d’accord. C’est pas de notre faute, on n’est pas
responsables de ce qui s’est passé… on, la France, dans les colonisations allemandes et belges. Les Tutsi considèrent qu’ils sont
tutsi, donc tout le régime de Kagame plaide contre cette théorie,
en fait. Le régime est contrôlé par le noyau dur des Tutsi. Ils
ne prétendent pas que tout le monde est… et les gentils Hutu
compagnons de route des débuts ont tous été virés en fait. […]
Donc les thèses de Chrétien et compagnie sont complètement
démenties par le fonctionnement réel du régime de Kagame.
Peut-être qu’un jour ça sera dépassé, mais si on… d’abord, au
nom de quoi nous, Français, prétentieux, la République, citoyens
et tout notre machin là, on veut sans arrêt répandre dans le monde
tout notre truc, autrefois, c’était l’Évangile, maintenant, c’est
les droits de l’homme ou ce genre de trucs, bon. Au nom de
quoi on va imposer ça ? Il manque peut-être un siècle ou deux
de maturation entre les deux. Et si on considère qu’il ne faut
surtout pas distinguer parce que c’est immonde, c’est colonialiste et compagnie… donc jamais les Tutsi ne retrouveront une
place centrale et jamais ils ne seront tout à fait sûrs, en termes
de sécurité, par rapport à ça. Donc les Tutsi, ils raisonnent pas
du tout comme ça, hein ?
– Je ne sais pas s’il faut jamais distinguer…
– Je ne sais pas mais… quel usage peuvent faire des respons… auraient pu faire ! Encore une fois, c’est des choses que
je découvre moi, dix ans après, quinze ans après, je ne sais pas
716

HUBERT VÉDRINE

quel usage auraient pu faire des responsables politiques de ça.
C’est quoi l’idée ? C’est que y a pas de problème tutsi ?
– Non. L’idée c’est que… comment dire ? Légitimer Habyarimana parce qu’il est hutu et légitimer au fond, entre guillemets,
son combat contre les Tutsi de l’extérieur, parce que les Tutsi
de l’extérieur sont une minorité donc n’auront jamais, au nom
des valeurs démocratiques…
– Et les Tutsi de l’extérieur… ils l’attaquent au nom de quoi,
alors ?
– Mais ont-ils le choix ?
– Ben oui. De pas attaquer, oui.
– Et alors… et qu’est-ce qu’il se passe pour eux, s’ils
n’attaquent pas ?
– Ben rien…
– … s’ils restent à l’extérieur ?
– Ça reste comme avant, c’est la Suisse de l’Afrique…
– Non, non, mais pour les Tutsi de l’extérieur, qu’est-ce…
– Ah ! Mais ils restent à l’extérieur, oui, comme a… Ben,
ils sont comme des Palestiniens ou comme des Kurdes, c’est
bien triste mais bon… voilà. Jusqu’à ce qu’un pays sympa
essaie d’exiger des Hutu majoritaires, même si on prétend qu’ils
n’existent pas, qu’ils fassent une place de citoyenneté normale
aux Tutsi minoritaires, même s’ils n’existent pas. Bon voilà.
– Ah, vous voyez bien que, du point de vue du Tutsi de
l’extérieur, ça n’est pas une position très acceptable, et pour les
Tutsi de l’intérieur…
– Oui mais on n’a pas… vous n’avez pas à vous transporter en étant le… porter des jugements moraux sur les Tutsi de
l’extérieur ou de l’intérieur.
– Non, d’accord.
– Et puis vous n’avez pas à légitimer, vous n’avez pas ce
pouvoir… si vous êtes enquêteur, par rapport à ça.
– Non, j’essaie de comprendre.
717

RWANDA, ILS PARLENT

– C’est intéressant mais qu’est-ce que… ça donne pas d’option
pour les décideurs. Est-ce que les autres dirigeants africains… et
puis ne faites pas comme si c’était que la France, c’est… faut
pas être égocentrique dans cette affaire. Y a pas que la France.
C’est bourré de pays… et les Belges, ils en pensent quoi, les
Belges ? C’est eux qui ont foutu cette situation en 1962, ils en
pensent quoi ?
– Eh bien, je pense que les Belges, en 2000, se sont dit,
publiquement, qu’ils avaient fait des erreurs du début à la fin.
Et qu’ils s’en excusent7…
– Et alors ? (Il s’esclaffe.)
– En tout cas, y a une prise de parole collective…
– (Rires.) Oui, et alors ?
– … qui montre qu’ils admettent que la lecture qu’ils ont eue,
jusqu’en 1994 en tout cas, était une lecture qui était erronée.
– Alors, de pas imposer la minorité tutsi comme minorité
dirigeante. Donc maintenant c’est la démocratie, donc les
Tutsi sont minoritaires à perpétuité. Donc ils coupent… ils
empêchent les Tutsi victimes, descendant des familles persécutées, de reprendre le pouvoir. Donc les Belges n’ont jamais
dit après que Kagame n’avait pas à se fonder sur son identité
Tutsi de l’extérieur pour en tirer quoi que ce soit. Ils n’ont
jamais dit ça.
– Non, moi, c’est… c’est en tout cas la lecture que nous nous
faisons. En disant, voilà, 80 % de Hutu… au fond… c’est une
démocratie hutu.
7. À Kigali, le 7 avril 2000, Guy Verhofstadt, le Premier ministre belge, devant
des milliers de personnes, avait prononcé ces mots : « Au nom de mon pays, au nom
de mon peuple, je vous demande pardon. La communauté internationale tout entière
porte une immense et lourde responsabilité. Un dramatique cortège de négligences,
d’insouciances, d’incompétences, d’hésitations et d’erreurs a créé les conditions d’une
tragédie sans nom. J’assume ici les responsabilités de mon pays, des autorités politiques et militaires belges. »

718

HUBERT VÉDRINE

– Oui, mais c’est pas nous qui l’avons inventée. C’est pas
la France… vous ne pouvez pas raisonner comme si la France
l’avait inventée.
– Non, la France a adopté cette lecture.
– Mais adopter… qu’est-ce… qu’est-ce qu’elle pouvait faire
d’autre ? Au nom de quoi elle va imposer ses trucs ?
– C’est pas imposer…
– C’est terminé ! On a… C’est fini la colonisation…
– Je suis absolument d’accord.
– C’est terminé. (Rires.)
– La question n’est pas d’imposer, c’est de se dire que c’était
pas ça.
– Ben… pas ça… y a pas de…
– Vous savez la… on fait… enfin… C’est pas que je veuille
refaire un cours d’histoire politique mais…
– Non, mais la France…
– La distinction entre démos et ethnos, c’est quelque chose
d’assez commun qu’on fait lorsque…
– Oui mais ça dépend…
– … lorsqu’on raisonne…
– Vous mélangez plusieurs rôles, là.
– Oui.
– Si vous êtes simplement en train d’écrire un livre, ou
quelqu’un qui prend… qui recueille des témoignages, c’est très
bien, mais là vous avez un avis personnel qu’il faut développer
dans une sorte d’introduction ou de conclusion par rapport à ça.
Mais vous exagérez la puissance des pouvoirs extérieurs, qui
par réalisme ont des relations avec le Rwanda tel qu’il est, en
fait. Tout le monde, pas que la France. Pas que la France. Y a
d’autres pays occidentaux qui ne se posent jamais la question.
Puis on prend les choses comme elles sont. On peut dire… c’est
peut-être… lamentable, c’est une distinction à l’origine artificielle, qui n’a eu que des conséquences atroces…
719

RWANDA, ILS PARLENT

– Ben voilà, c’est une lecture qui nous entraîne dans une
histoire difficile à…
– Non, mais surtout on n’a pas de levier pour ça. Quelle est
la légitimité pour faire ça ? Au nom de quoi ?
– Ben, moi, je ne sais pas, mais on n’est peut-être pas obligés
d’adopter cette lecture-là.
– Elle existe dans les faits. Quand la France… quand ces
pays se raccrochent au système français. On le prend comme
il est, c’est pas la France qui a inventé les divisions tribales ou
ethniques.
– Sauf que…
– Elles sont plus ou moins fortes selon les ethnies, bien sûr…
– Vous avez raison, mais on n’est pas au Mali, on n’est pas
en Côte d’Ivoire, on n’est pas au Sénégal. C’est une région
tout à fait singulière, la région des Grands Lacs, et le Burundi
comme le Rwanda…
– Chaque région d’Afrique est singulière, est-ce que le… par
exemple au Mali, les gars de Bamako ne se sont jamais occupés
correctement des zones arabes et ça…
– Oui, mais là y a un vrai contentieux communautaire…
– Oui, oui.
– On le voit aujourd’hui reprendre le dessus.
– Oui mais on ne gère pas… on n’est pas une puissance coloniale après 1962.
– Non, mais la lecture qu’on fait de la situation, on applique
au Ma… au… pardon !
– C’est une lecture banale !
– Oui, mais on s’est trompés peut-être ?
– Ah, peut-être…
– Au Rwanda, on applique une lecture qui est celle du Mali
ou de la Côte d’Ivoire…
– Non mais… tout le monde, tout le monde…
– On se dit : tiens ! y a deux communautés qui se dé…
720

HUBERT VÉDRINE

– Tout le monde. Tout le monde pense ça. Tout le monde.
D’ailleurs quand… quand au début y a plein de lettres de
félicitations sur… faudrait qu’on aille… (rire) les rechercher,
tout le monde nous encourage. L’Afrique du Sud trouve très
bien ce qu’on fait, je vous ai parlé de Mandela. Kofi Annan
trouve ça très bien, y a plein de gens qui trouvent très bien
que la France essaie, à sa façon, de… disons de réduire un
petit peu la… le côté dramatique de la tension Hutu-Tutsi. Personne ne prétend que ça n’existe pas. Personne ne dit, comme
les chercheurs dans leurs p’tits bureaux, que c’est des trucs
complètement inventés. Et peut-être que plein de gens disent :
c’est en même temps une calamité… mais faut que ce pays
puisse évoluer vers ceci, cela. Si les accords d’Arusha avaient
marché, s’ils n’avaient pas été torpillés, c’était peut-être une
évolution vers ça. Plusieurs années d’accords d’Arusha, avec
des chiffres en effet forcés… pourquoi on va mettre 40 % de
ceux-ci, ceux-là, bon. Mais les Tutsi sont pas les derniers à
vouloir… avec votre système, vous foutez par terre tout le
régime de Kagame, hein ?
– Alors… Oh ! Je ne pense pas que ce sont les Tutsi qui sont
au pouvoir avec Kagame, en revanche, c’est un clan tutsi qui
est au pouvoir.
– C’est une partie des Tutsi.
– Mais pour connaître un peu le Rwanda y a aussi beaucoup
de Tutsi pauvres au Rwanda…
– Oui, je sais bien.
– … qui subissent le régime…
– Ah… ! Attendez, la pauvreté… (Rires.) C’est encore une
autre chose !
– Non, non, mais je veux dire… qui ne profitent pas du
fait que…
– On ne va pas tout mélanger comme les Gilets jaunes.
721

RWANDA, ILS PARLENT

– Ce que je veux dire, c’est qu’ils ne profitent pas du syst…
c’est un peu comme… y a un clan au pouvoir effectivement,
dont il semble que…
– Oui.
– Enfin, c’est un clan, donc comme dans tous les pays…
– C’est le clan… au sein des Tutsi de l’extérieur, c’est le
clan Kagame.
– Mais… pas toute la communauté tutsi qui en profite, si la
communauté tutsi existe.
– Oui.
– En admettant qu’elle existe…
– Oui.
– … ce dont je suis pas sûr.
– Oui. Non mais c’est un débat théorique fort intéressant,
mais qui ne donne pas de levier opérationnel. Vous ne pouvez
pas avoir un gouvernement X ou Y, français ou autre, hein, qu’il
soit belge, ou danois, ou espagnol, ou je sais pas quoi ou… et
cetera, qui dit : ah ben non, ça n’existe pas, c’est une catégorie…
– Je ne dis pas que ça n’existe pas…
– … maléfique inventée, une construction de l’histoire, voilà.
Je suis contre ça. Bon. C’est comme des Marocains qui auraient
dit, comme le protectorat avait inventé le dahir berbère, pour
opposer… y a pas de berbère. Ben si, y a des Berbères, oui. Y a
des Berbères, y a même… y a même une langue, et cetera. Et
je pense que l’approche française, si elle avait… si elle n’avait
pas été torpillée en route, avec l’attentat, pouvait quand même
jouer un rôle très utile… pouvait apaiser les choses.
– Donc l’approche française, à travers ces accords d’Arusha.
– Arusha. L’approche Arusha. Mais y a pas d’Arusha si y a
pas d’intervention militaire. L’intervention militaire, c’est la
condition sine qua non pour qu’il puisse y avoir une pression
politique monstrueuse sur les deux camps, pour qu’ils acceptent,
qu’ils fassent semblant d’accepter, mais après il aurait fallu trans722

HUBERT VÉDRINE

former ce simulacre d’acceptation en quelque chose de durable.
Et à la longue peut-être que… bon. Y a des problèmes comme ça
en Bosnie, hein ? Dans plein d’endroits. Au Kosovo… (Rires.)
– Dans les débats auxquels vous assistez, donc, vous dites
que vous, vous n’avez pas fait grand…
– À l’époque, non. Ah, mais tout ça, c’est ma science d’après.
– D’accord. Vous assistez à… alors entre 1990 et 1994, à
quel type de décisions assistez-vous ?
– Alors… il ne faut pas distinguer…
– Entre 1990 et… et 1993.
– Non, faut dire quand je suis secrétaire général ou pas.
– Oui… secrétaire général.
– Avant, quand je ne suis pas secrétaire général, je ne suis
même plus chargé de la cellule diplomatique, même si je suis
une sorte de référence pour la cellule diplomatique. Je suis porteparole conseiller pour les affaires stratégiques, mais ça, c’est le
débat sur la diffusion, et je suis porte-parole, donc je passe ma
vie avec des journalistes politiques en fait. Donc je suis moins
en première ligne. Quand je suis secrétaire général, là aussitôt
automatiquement le secrétaire général est dans plein de trucs,
il est au Conseil des ministres, il est au conseil de défense, y a
toute sorte de conseils restreints sur plein de sujets, mais c’est
jamais lui qui les prépare, c’est jamais lui qui décide, simplement à tout moment il doit dire au président : voilà ce qu’on
a préparé, voilà l’ordre du jour, voilà ce qui est… ça, c’est
tranché, ça, c’est pas tranché… enfin… donc il est au cœur
du truc. Mais il est pas forcément au cœur du truc avec une…
disons un poids perso… il n’a pas d’autonomie… c’est à la fois
considérable, une sorte de Premier ministre de l’ombre, et en
même temps il n’a pas l’autonomie de la décision. Et moi, là où
j’ai énormément pesé dans des tas de trucs, c’est pas tellement
parce que j’étais secrétaire général à la fin, ou alors c’est sur
des questions de politique intérieure pure, par exemple, toutes
723

RWANDA, ILS PARLENT

les relations Mitterrand-Balladur passaient par Bazire et moi. En
fait. Entre Bazire et Sarkozy, d’ailleurs, et moi. Et puis il y a une
connexion Juppé-Villepin. C’est pareil, donc là on a vraiment t…
au cœur du truc pendant deux ans, mais pas spécialement sur…
pas en particulier sur l’Afrique parce qu’aussitôt on tombait
sur… chef… (Il se reprend.) État-major particulier… enfin non,
chef d’état-major, en relation avec l’état-major particulier mais
n’appliquant pas les instructions de l’état-major particulier mais
en connexion permanente, et puis le ministre de la Défense…
et cetera, et cetera. Après, ça dépend des sujets. Donc en effet
j’assiste à énormément de choses, mais c’est un rôle qui est
d’abord politique. Je gère la relation avec […] le gouvernement
de Cresson, qui est un truc explosif, compliqué… gouvernement
qui à l’époque… voilà. La… la… la… après donc la… la cohabitation. Voilà, donc je suis dans tout, mais l’influence que j’ai,
c’est souvent dans des domaines où j’ai acquis l’influence au
fil du temps, vous voyez ? Avant. Parce que j’étais conseiller
politique pendant des années, que sur des affaires stratégiques
j’ai eu tel ou tel rôle, que ceci, cela. Et on voit bien les domaines
où j’ai une vraie influence sur la… la pensée de Mitterrand, c’est
pas ces trucs-là. Donc là je suis un…
– Vous avez une vraie influence sur quels domaines alors ?
– Ben par exemple toute la… surtout l’Est-Ouest. L’EstOuest, les affaires allemandes, les questions de stratégie, la
redéfinition de la dissuasion, la gestion de crise, mais ailleurs, y
compris dans l’affaire du Golfe, les relations franco-américaines,
le Proche-Orient, les choses comme ça, un peu de… à peu près
tout, mais qui découle du découpage d’origine entre le monde et
d’autre part la cellule Afrique. Et ça, je raconte ça dans le livre
Les Mondes de François Mitterrand.
– Pour le Rwanda donc, vous, vous assistez à ce débat mais
vous n’y participez… enfin vous y participez…
– Si je participe…
724

HUBERT VÉDRINE

– Qu’est-ce que vous dites quand… dans ces débats, quand
il y a débat ?
– Moi, je ne me rappelle pas avoir été en désaccord, en fait.
Quand on m’a expliqué pourquoi on était intervenus en 1990,
j’étais sensible moi, à l’argument : empêcher la déstabilisation
du système.
– Qui vous dit ça ? Qui vous explique ça ?
– Pff… je sais plus. C’est soit là, ce… soit Mitterrand luimême, mais je ne crois pas, c’est la… la cellule africaine, où je
vois passer les notes. Parce que ça passe chez… (Il s’interrompt.)
Sauf en cas d’extrême urgence, ça passe chez le secrétaire général, donc j’ai vu plein de notes expliquant le… l’idée générale.
Je ne me rappelle pas d’avoir été gêné par ça, hein ? Y a des cas
où j’étais moins convaincu que là, mais bon. Pas de problème,
l’intervention militaire, c’était indispensable, toute la politique
pour tordre le bras des gens de Kigali, pour qu’ils acceptent le…
entre guill… le retour des réfugiés… notamment, je me rappelle
du secrétaire d’État des… Paul Dijoud, vous vous rappelez ?
Qu’était un… plutôt gaulliste à l’origine, non, c’était un rallié,
oui. Donc je me rappelle de ça. Et je trouve ça bien ! On empêchait la catastrophe, il faut trouver une solution politique… j’ai
pas de problème, en fait. Le travail de Juppé pour Arusha, je
trouve ça très bien. Donc j’ai pas de distance par rapport à ça.
Vous voyez ? À aucun moment…
– Et le fait qu’il y ait des massacres quand même, qui sont
commis par les gens, par les FAR entre 1990 et… avant le
génocide, hein ?
– (Il acquiesce.) Y a le massacre de Bugesera, y a les… enfin,
y a différents, comme ça, moments où on assiste à des pulsions…
Quand vous écrirez, l’autre livre8 va paraître, donc n’oubliez pas
les autres massacres.
8. Hubert Verdrine parle du livre de Judi Rever, op. cit.

725

RWANDA, ILS PARLENT

– L’autre ? L’autre livre… oui, non, bien sûr, mais y a des…
tout ça est…
– Faudrait que vous ayez lu Judi Rever avant. Parce qu’elle,
elle fait la liste de tous les massacres, les crimes contre l’humanité, en même temps, ou avant ! Par le FPR aussi. À l’époque…
ben ça alimente le sentiment que c’est une course de vitesse.
Tout ce qui se passe de monstrueux au Rwanda montre qu’il
faut se dépêcher, il faut imposer notre solution puisqu’on croit
notre solution de compromis, dont vous dites elle est trop… trop
irréaliste. Mais on y croit, c’est notre politique.
– D’accord.
– Puisqu’on n’a… Mitterrand n’a pas pris l’option : on laisse
faire, on s’en fout. On est engagés. Qu’on n’a pas pris l’option
non plus : on va recoloniser le Rwanda, on va tout conquérir et
refusionner tous les Rwandais, qui sont des citoyens modernes
et compagnie. Bon. On est entre les deux, donc on est dans la
pression. Donc chaque élément de drame… ce qui fait dire,
je le répète, mais comment avez-vous pu négliger le fait que
telle ou telle chose était en préparation ? C’était pas du tout
négligé, au contraire. C’était une course de vitesse. Et plus ça
s’aggrave, plus il est urgent d’imposer les accords d’Arusha. Et
au moment d’Arusha y a ce soulagement, bien sûr disproportionné. Formidable ! On a… génial ! Ah ! Ah ! On a… Je suis
sûr qu’il y a des déclarations d’un optimisme géant de Juppé à
l’époque, ça y est, on a stoppé l’engrenage, formidable ! Avec
une… certainement une sous-estimation… de la… la… du fait
que c’était indépassable, dans les deux camps. Mais j’ai pas de
souvenir de distanciation personnelle. Quand Mitterrand me dit :
“C’est atroce, ils vont se… ils vont s’entre-tuer”, je dis… (Un
téléphone se met à sonner.) Ben… s’il le dit, c’est que ça doit
être vrai, quoi, vous voyez ?
– Au moment du début du géno… (Le téléphone sonne toujours.) On a encore un peu de temps ? »
726

HUBERT VÉDRINE

Nous sommes interrompus. J’éteins mon dictaphone. J’essaie
de rassembler mes esprits. Je sais que je ne le reverrai pas pour
ce livre, peut-être même que je ne le reverrai plus. J’ai tellement
de questions. Je sens, je sais que je dois aller en douceur. Le
lien peut se rompre très vite. Un mot, une idée maladroitement
exprimée, et je perds Hubert Védrine.
À son retour, je l’interroge sur le moment où il a pris
conscience que les massacres sont un génocide. Je lui dis, en
cherchant mes mots :
« Comment vous… comment ça se passe dans… quand vous
vous rendez compte que la machine s’est… c’est pas que des
massacres, on passe à autre chose.
– Oh… c’est assez vite, ça. En tout cas le… je ne sais plus
quand Juppé l’a dit, mais on était d’accord avec ça. Vous avez
retrouvé ça, non ?
– Oui, alors c’est au mois de mai. Le mot génocide, il l’utilise
au mois de mai. Je sais plus, c’est le 15 ou le 16.
– Ben, je… à l’époque faut voir que quand même on se parle
tout le temps. Moi, je vois, Juppé parle beaucoup à Mitterrand,
Juppé s’appuie beaucoup sur Mitterrand, vous vous rappelez de
la configuration, hein ? Il est pas à l’aise avec Balladur, il… il
est pro-Chirac, mais Chirac est à l’Hôtel de Ville, il a paradoxalement une relation qui devient forte et confiante avec Mitterrand,
pas que sur… pas que là-dessus d’ailleurs, hein ? Et moi, je
vois Juppé assez souvent, et Villepin, on se parle tous les jours.
Il est dir’ cab’ à l’époque, donc on est tenus au courant, on a
les mêmes infos, on confronte, y a des réunions fréquentes, on
évalue… c’est permanent quoi, c’est non-stop, le truc. Donc
l’apparition de… le fait que ça tourne à des gros massacres,
c’est assez rapide et de… ça prend des proportions et une forme
telles que c’est un génocide, ça vient donc assez vite, et je me
727

RWANDA, ILS PARLENT

rappelle qu’on était d’accord, si je me rappelle bien, hein…
d’accord pour que Juppé emploie le mot.
– D’accord.
– Ah ! sans croyance magique dans le fait qu’aussitôt ça
allait… et je ne crois d’ailleurs pas que c’est tellement… à
l’époque notre but, c’est d’avoir le mandat du Conseil de sécurité pour une opération…
– C’est de mobiliser le Conseil.
– Oui. Humanitaire à grande échelle. Je ne suis pas sûr que
l’emploi du mot ait…
– … provoqué quelque chose de positif de ce point de vue là.
– Un peu, mais enfin, pas… pas très vite quand même.
– Mais alors, avant le mot, il y a une opération. L’opération
Amaryllis.
– Oui ?
– Qu’est-ce que vous pensez de cette opération ?
– Redites-moi les dates ?
– 9 avril, 9 au 14 avril. Ou 8… 8 au 14 avril.
– Ça, c’est… quand… pour évacuer des gens, non ?
– C’est ça, oui, c’est… la France décide d’envoyer l’armée
pour évacuer les ressortissants européens.
– Oui, ça, on le fait tout le temps, dans toutes les crises.
– Sauf que, semble-t-il, un, on choi… enfin, y a des sélections
qui sont faites… les Blancs oui, les métis, bof, les Noirs, non. Et
surtout, nos Fran… enfin, les Français qui sont envoyés là-bas
assistent aux barrages, aux massacres. Ils se rendent compte qu’il
y a quelque chose d’assez singu… de… de… d’assez terrible
qui se produit et on leur demande d’écarter les regards et de
s’occuper simplement de… de la…
– Moi, j’ai pas en tête la liste des interventions de sauvetage
des ressortissants français dans pas mal de…
– De pays ?
728

HUBERT VÉDRINE

– … de moments terribles ou de guerres civiles, y en a eu pas
mal en Afrique, et je suis convaincu que c’était atroce, à chaque
fois comme ça. Ça doit ressembler aux hélicoptères américains
à Saïgon un peu, hein ? Chaque fois. On sort nos ressortissants
et c’est tout. Un peu plus. Pas tellement plus en fait. Donc à
chaque fois je suis sûr qu’il y a des… des trucs qui peuvent
apparaître comme des abandons atroces, des… des gens qu’on
n’emmène pas en fait. »
J’acquiesce. Il poursuit.
« Je ne pense pas que ce soit… je ne dis pas… enfin, c’est
horrible ! Mais je ne dis pas que ce soit propre au Rwanda, je
ne crois pas, en fait.
– Et là… l’exécutif, il ne pouvait pas se dire : ben quand
même, un barrage, si on voit des gens massacrer d’autres gens…
– L’exécutif, c’est qui à l’époque ? C’est sur le terrain, ils
sa… ils évaluent. C’est des braves mecs, hein ? Y a aucune
raison que des militaires français n’aient pas envie de sauver
un maximum de gens.
– Mais je crois que les militaires le demandent justement. Ils
disent : “Si on part, on est devant des massacres inimaginables…
inimaginables”, pardon.
– On est ?
– Devant des massacres inimaginables.
– Oui, mais, à ce moment-là, c’est pas Amaryllis qui va…
vu la proportion que ça prend, c’est une intervention géante
qu’il faut pour arrêter, et les dirigeants français ne veulent pas
revenir sans mandat du Conseil de sécurité. Ça renvoie peut-être
à l’erreur d’après Arusha, il fallait rester, et moi, je dis même,
avec le recul, renforcer. Mais il fallait un mandat pour ça. Il
fallait un mandat du Conseil et un mandat de l’Union africaine.
On l’aurait peut-être eu d’ailleurs, mais à l’époque on est partis.
On est partis, et puis y a des… y a des Casques… bleus là,
729

RWANDA, ILS PARLENT

qui se font massacrer, des Belges, des machins, tout ça. Donc
dans la panique, c’est : “On sort les ressortissants”, comme on
fait dans n’importe quelle crise gravissime. Et vous n’êtes pas
au bout de vos… de vos réactions, parce qu’il y aura d’autres
drames. Ça arrivera à d’autres endroits dans le monde où il
faille sortir des… des ressortissants en catastrophe… où y a…
tous les pays, vous connaissez l’Afrique ? Ils sont bourrés de…
de doubles nationaux, enfin qu’est-ce… qu’est-ce qu’on fait ?
Donc je pense qu’il y a une limite, presque physique, et que
les autorités sont obligées de dire : non, on fait une opération
de… de sauvetage, d’évacuation des ressortissants, on ne peut
pas faire là… on n’a pas le mandat, on n’a pas les moyens…
de faire une opération à plus grande échelle pour stopper les
massacres.
– Alors très bien…
– Je vous… je vous l’ai dit, que la… le ministère de la
Défense n’était pas demandeur en plus… parce qu’ils…
– OK… non, ils étaient sur les…
– Parce qu’ils… ils se disaient : “C’est trop compliqué, on
ne va pas y arriver, c’est trop loin.”
– Au mois de mai donc, Juppé parle de génocide, y a une
prise de conscience à l’Élysée, enfin, on utilise ce terme maintenant, au sein de l’exécutif. Mais alors pourquoi on continue la livraison d’armes à des forces qui sont associées à ce
génocide ?
– Alors, moi, j’ai… je me suis fait piéger à la… par de Rugy…
– À cette fameuse commission…
– Oui.
– … en 20149.
9. Devant la commission de la défense nationale et des forces armées, le mercredi 16 avril 2014, Hubert Védrine avait déclaré : « La France a livré des armes à
l’armée rwandaise à partir de 1990 pour lui permettre de tenir le choc face aux attaques
du FPR et de l’armée ougandaise. Elle considérait qu’il fallait bloquer l’offensive

730

HUBERT VÉDRINE

– Qui m’a dit qu’il s’était borné à lui lire une question, qu’on
lui avait préparée d’ailleurs. Sur le truc. J’ai dit : “Mais moi,
j’en savais rien !” C’est précisément par honnêteté, comme je…
comment dire… je ne savais pas quand avaient eu lieu les livraisons des armes qui avaient été signées avant, quand y avait pas
d’embargo. J’ai jamais dit que y avait des décisions prises après
l’embargo. J’ai jamais dit ça. Naturellement, l’interprétation sur
les réseaux sociaux était l’inverse. J’ai fait un démenti là-dessus,
que personne n’a repris. Ce qui… évidemment, ils ne reprennent
jamais les démentis ! (Il adopte un ton moqueur.) Donc je me
suis borné à dire : “J’en sais rien. J’en sais rien. Je ne sais
pas quand.” Mais ça veut pas dire : je ne sais pas quand après
l’embargo. Je veux dire… y a eu des décisions avant, y avait eu
des fournitures d’armes parce que c’était un gouvernement légal
avant, et je ne sais pas combien de temps ça prend pour acheminer un… des armes… des armes décidées avant. Sans parler de
tous les trafics. Qui sont absolument innombrables et qui n’ont
pas forcément un lien avec nous. Voilà. Donc je ne sais pas.
– Donc vous ne savez pas combien d’armes on… enfin si on
a livré des armes après…
– Ah ! je ne crois pas, non.
– Pendant le génocide ?
– Non. Tout le monde m’a dit que… non mais… on a livré.
Je ne sais pas quand sont arrivées les armes qui avaient été décidées avant. Une fois dans l’achemine… l’acheminement, je ne
pense pas. Je ne pense pas, mais entre la décision et le moment
de l’arrivée, ça se joue à quelques jours près. Donc comme j’ai
militaire pour imposer un compromis politique. Sans cela, elle n’aurait disposé d’aucun
levier pour engager la négociation des accords d’Arusha. Cela n’a donc pas de sens
de dénoncer ces livraisons d’armes sur un ton outragé, ni de les présenter comme
une politique conduite en sous-main. Personne ne les a jamais niées ! Quoi qu’il en
soit, les armes fournies à l’armée rwandaise n’ont pas servi au génocide. Même les
détracteurs les plus virulents de la France n’ont pas osé affirmer cela. »

731

RWANDA, ILS PARLENT

répondu ça par es… par excès d’honnêteté… j’aurais dû dire :
j’en sais rien, en fait. Point. Voilà. Mais comme j’ai essayé de
dire ça par honnêteté, en essayant de distinguer le moment de
la décision jusqu’à l’embargo et la livraison, on a voulu y voir
la confirmation du fait que y avait eu des livraisons exprès,
après. C’est tota… non… j’en sais rien… Deuxièmement, c’est
totalement faux. Et s’il y en a eu, c’est du trafic. C’est pas des
livraisons françaises décidées. »
Si je comprends bien, Hubert Védrine admet bien des livraisons d’armes au gouvernement rwandais pendant le génocide,
non pour des raisons politiques mais pour des raisons techniques : le temps que ces armes, commandées avant le génocide,
soient acheminées, elles sont arrivées au Rwanda au mauvais
moment. Autrement dit, livrer des armes au gouvernement
intérimaire n’a pas été intentionnel mais circonstanciel. Ne pas
interrompre l’acheminement de ces armes au motif que nous
respectons notre part du marché conclu avec le gouvernement
rwandais me paraît un peu discutable. Il me semble que nous
avons été moins sourcilleux avec Vladimir Poutine en 2015,
en refusant de lui livrer les deux navires Mistral qu’il avait
commandés en 2011. Mais il est vrai que nous honorons nos
commandes avec des pays aussi problématiques que l’Arabie
saoudite et l’Égypte, en dépit de l’usage qu’ils font de la force,
au Yémen dans le cas saoudien, contre son opposition dans le
cas égyptien. Je poursuis :
« Donc toutes les armes qui sont arrivées… »
Hubert Védrine m’interrompt, comme il le fait souvent. Une
brèche s’ouvre, je le sens. Il consent à me livrer des précisions.
« Alors, en revanche, en prenant les… mais si vous voyez
Bruno Delaye, demandez-lui, y a… y a une petite période,
de même que vous avez parlé de liv… disons des illusions
732

HUBERT VÉDRINE

françaises, en croyant qu’on pouvait appliquer Arusha sans…
sans qu’il y ait un gigantesque triplement de forces, y a une
petite illusion au début, en disant : “Il faut tenter de sauver
Arusha. Donc, si… si on peut, si on peut, il faut continuer à
parler aux uns et aux autres, parce que peut-être… on va sauver
Arusha.”
– À Paris, c’est la raison pour laquelle on accueille en
France10…
– Par exemple.
– On reçoit plutôt, en France…
– Oui. Par exemple.
– Et c’est peut-être la raison pour laquelle on continue un peu
à livrer des armes au mois d’avril, au mois de mai…
– Je ne sais pas.
– … en essayant encore…
– Je ne sais…
– L’idée qu’on peut peut-être…
– Je ne sais pas. Honnêtement, je ne sais pas, et j’ai aucun
souvenir précis sur des… des décisions. Je ne suis même pas
sûr que ce soit des décisions. Il faudrait être sûr que c’est pas
simplement la mise en œuvre de décisions d’avant. Il faudrait
être sûr que c’est pas du trafic. Et que c’est purement français.
– Alors si… si…
– Donc, ma remarque d’il y a une minute, elle est politicodiplomatique. Je sais qu’à un moment donné, avec le recul,
ça paraît… fou, bon, invraisemblable. Mais y a un petit moment
où on se dit : “Il faut tenter de garder les liens, parce qu’à un
moment donné ça va s’arrêter, et il faut essayer de réconcilier”, parce qu’on était tellement… tellement fiers d’Arusha
10. Le ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire rwandais
(GIR), Jérôme Bicamumpaka, et Jean-Bosco Barayagwiza, directeur des affaires
politiques au ministère des affaires étrangères, responsable de la CDR, sont reçus à
l’Élysée et à Matignon, le 27 avril 1994.

733

RWANDA, ILS PARLENT

en fait… voyez… tellement heureux de penser qu’on avait
enrayé la guerre civile qu’on voulait essayer de récupérer les
morceaux. »
Pour sauver Arusha, la France aurait pu livrer des armes au
gouvernement intérimaire pendant les premières semaines du
génocide. Il ne s’agit plus d’une raison technique, circonstancielle, mais bien d’un calcul politique. Devant la commission
de la défense, en 2016, Hubert Védrine avait précisé : « Quoi
qu’il en soit, les armes fournies à l’armée rwandaise n’ont pas
servi au génocide. Même les détracteurs les plus virulents de
la France n’ont pas osé affirmer cela. » Or, en avril, les armes
fournies à l’armée rwandaise ont été utilisées par l’armée rwandaise. Une armée qui a participé, dès le 7 avril, aux tueries,
aux massacres. Des massacres qui, il me l’a dit tout à l’heure,
étaient prévisibles dès 1990, puisque c’est la raison pour laquelle
François Mitterrand se serait engagé au Rwanda : pour « éviter
les massacres » ! Des massacres qui sont un génocide, une opération d’extermination des Tutsi par le régime et ses affiliés :
Hubert Védrine et l’exécutif en ont pris conscience « très vite ».
Il vient de me dire : « Le fait que ça tourne à des gros massacres,
c’est assez rapide et de… ça prend des proportions et une forme
telles que c’est un génocide, ça vient donc assez vite, et je me
rappelle qu’on était d’accord, si je me rappelle bien, hein…
d’accord pour que Juppé emploie le mot. »
Je me demande comment ceux qui, au début des massacres,
ont livré les armes à Kigali pour se donner une chance de sauver les accords d’Arusha regardaient ces mêmes massacres ?
Pour sauver les accords d’Arusha, la France a-t-elle d’abord
détourné ses yeux de la réalité et de la nature de ces massacres ?
Je m’interroge : peut-on faire ce calcul en pensant à ceux qui
se font massacrer ?

734

HUBERT VÉDRINE

Je bafouille :
« Si des armes ont été livrées à… pendant… ce… entre le
mois d’avril et le mois de juillet donc…
– Ah ! il faut… faut que vous retrouviez les dates exactes à
ce moment-là.
– OK. OK. Y a un petit moment où on s’est dit…
– Pour poser des questions… précises. »
Hubert Védrine a raison. Il faut être précis. Le sujet m’échappe.
« Mais… sans… nous… j’ai malheureusement pas ces dates
en tête, et encore moins les documents qui permettent de pouvoir
le dire. Seulement voilà, si ça a eu lieu, à votre a… qu’est-ce
que vous en pensez, vous ? Si vraiment la… s’il y a eu des
livraisons d’armes de la part de la France, ou de nos filiales, ou
de nos intermédiaires… au profit des FAR…
– Ça dépend des dates encore une fois.
– D’accord. »
Et là, c’est au tour d’Hubert Védrine de commencer à vaciller,
me semble-t-il. La machine s’enraie peu à peu. Il va de plus
en plus hésiter, chercher ses mots, ne pas finir ses phrases. Il
a raison de me demander d’être précis, mais cela ne cache pas
son trouble, sa gêne. Il maîtrise très bien la période avant 1994.
Dès que l’on entre dans le temps du génocide, il me semble bien
moins à l’aise, bien moins assuré.
« Parce que, au début, quand y a l’attentat contre… avant
d’ailleurs, situation d’Arusha. Y a aucune raison d’arrêter la
coopération avec des partis qui se sont réconciliés, dans le cadre
des accords d’Arusha. Même si, avec le recul, vous, vous me
dites : c’était irréaliste. À l’époque non. Donc y a des… y a
des fournitures d’armement sans doute, j’en sais rien, peut-être
même de la formation, des trucs comme ça, j’ai jamais géré ça,
j’en sais rien, mais j’essaie de comprendre, j’imagine. Après…
735

RWANDA, ILS PARLENT

euh… après y a quand même… après l’attentat, y a quand même
un certain temps où on se dit… d’ailleurs, on ne sait toujours
pas, hein. En fait, on n’est ja… pas tout à fait sûrs, on se dit ça
peut être les uns ou les autres…
– Les uns ou les autres, responsables de l’attentat.
– Oui.
– Mais responsables des massacres, on sait assez vite qui…
qui fait quoi. »
Il me répond avec une voix plus douce, moins autoritaire, je
crois.
« Oui. Bien sûr. C’est des Hutu. C’est pas tous les Hutu partout, mais c’est des Hutu. En gros, par rapport à ça.
– Je veux dire… le… dès le 10 avril, on le sait.
– Je sais pas. J’ai pas les dates en tête mais… je trouve ça
un peu artificiel de… »
Je poursuis. Je ne veux pas me laisser déborder.
« Ben, dès que les soldats sont là, à Amaryllis, ils voient bien
à Kigali qui massacre qui.
– Oui. Mais je trouve ça un peu artificiel de… tout ça, c’est
à c… essayer de… ça serait mieux d’abord si on avait les dates
exactes, parce que c’est un peu au jour le jour, la situation, vous
voyez ? Et après ça consiste à essayer de prouver, malgré tout,
malgré tout, pour des gens, c’est pas votre cas parce que vous
avez… vous m’avez écouté sur l’ensemble depuis 1990, pour
des gens qui d’habitude ne tiennent aucun compte, jamais, des
moindres réfutations sur quoi que ce soit, d’essayer de prouver
que malgré tout y a une sorte de politique française cachée, qui
se poursuit et qui est une politique pour le régime hutu. Si c’était
vrai, pourquoi on aurait fait Arusha ? Depuis le début ? Pourquoi
on les aurait emmerdés avec Arusha ? Pourquoi on leur aurait
tordu le bras ? Pourquoi on a réussi à faire… à écarter le régime
736

HUBERT VÉDRINE

hutu le plus dur ? Pour avoir un gouvernement intérimaire qui
était moins dur ? Pourquoi on aurait fait éclater, chez les Hutu,
la distinction entre les Hutu coopérant avec la France et les Hutu
radicalisés ? Pourquoi on aurait fait tout ça ?
– Euh… j’en sais rien…
– En tout cas pas au niveau de Mitterrand, hein ? Mitterrand
a jamais pensé ça.
– Quand… j’ai eu Kouchner, comme je vous ai vu, et lui, il
m’explique, il me raconte, ce qu’il a déjà dit ailleurs, mais enfin
il le raconte assez… de manière assez forte, la ré… quand il est
à Kigali en avril, il appelle… il appelle François Mitterrand, je
crois qu’il l’a une fois ou deux au téléphone, et il lui… il me
dit qu’il lui dit : “Voilà, le FPR, c’est pas du tout… enfin, il ne
se passe pas du tout ce que vous croyez… ce sont… c’est pas
le FPR qui commet des massacres, mais c’est les FAR, ce sont
nos alliés… et…”
– C’est pas des alliés.
– Mais en tout cas, c’est plus ou moins…
– C’est des gens dont on a tordu le bras pour qu’ils acceptent
les accords d’Arusha, qu’ils ont combattus de toutes leurs forces.
– Alors… on fait ça, mais on…
– Et que beaucoup veulent encore…
– Mais on les encadre militairement, on leur donne des
armes… on leur donne des armes.
– Ah, mais ça, c’est les accords d’Arusha, ça. De former
l’armée.
– Oui mais enfin, c’est pas simplement… enfin… s’il faut
tenir compte du volet politique… mais il faut aussi tenir compte
du volet militaire à ce moment-là. C’est pas l’un et… effectivement, c’est les deux. Les deux éclairent notre décision.
– On ne les forme pas à massacrer. C’est autre chose.
– Ben, on les forme pas à massacrer… on ne se dit pas qu’on
va les former pour les massacres…
737

RWANDA, ILS PARLENT

– Ben oui, j’espère.
– … mais, ce qui est sûr, c’est que notre formation a servi à
ces massacres. Et… des gens… y a des gens qui sont responsables de ces formations…
– Des gens… vous regarderez… vous verrez dans le livre de
Judi Rever, les gens qui ont aidé le FPR, ils ont contribué à des
crimes contre l’humanité, c’était pas leur but non plus.
– Peut-être mais là je ne parle pas du FPR et encore moins
de ceux qui le soutenaient…
– Mais on est obligés d’en parler !
– Non, non, bien sûr, mais vous en parlez, beaucoup en
parlent et ces crimes ont… comment dire, les crimes commis
par le FPR seront aussi dans ce livre puisque vous en parlez…
– Non, il faut que vous lisiez Judi Rever, vous.
– (Rires.) Non…
– Je ne vais pas être seul… moi tout seul à… (ton rieur)…
contre tout le monde à dire…
– Mais, à la limite, c’est pas parce que le FPR commet des
crimes…
– Ah ben bien sûr !
– … que ça… ça… je veux dire, ça explique les raisons pour
lesquelles les gens qu’on forme vont commettre des crimes. Et
ça, il pourrait…
– Et au départ on ne les forme pas pour ça, on les forme
parce qu’il faut…
– On ne les forme pas pour qu’ils commettent des crimes…
– … disons-le… le Rwanda d’après Arusha se…
– On ne les forme pas pour qu’ils commettent des crimes, ça,
je suis d’accord avec vous.
– … à se développer.
– Simplement, lorsque ceux qui sont chargés de les former
vous disent dès octobre 1990… ils sont en train de nous dire,
le chef d’état-major de la gendarmerie nous dit : “Donnez-moi
738

HUBERT VÉDRINE

plus d’armes, il faut une meilleure formation parce qu’il faut
qu’on en finisse avec la question tutsi…”
– Mais c’est précisément pour ça qu’il faut imposer Arusha.
– On continue à les former.
– Oui mais. Et alors…
– On continue à former des gens qui vous disent : “Nous, on
va les exterminer !”
– Il faut les tenir ! La seule façon de les tenir, c’est de les
financer, de les former, et cetera. Il faut les tenir !
– Mais d’octobre 1990 à avril 1994…
– Non, mais entre-temps y a Arusha, entre-temps.
– Oui, mais…
– C’est… malgré Arusha…
– … ils continuent les massacres.
– Oui. Non.
– Ils cont… Ben si.
– Enfin des… y a des trucs dans les deux sens. Quand vous
aurez… vous serez mieux documenté sur le côté FPR, vous
verrez des trucs dans les deux sens…
– Mais c’est pas une raison… c’est pas une raison, c’est pas
parce que le FPR commet ces crimes que…
– Ah ! ben bien sûr.
– … ça invalide, je dirais, la…
– Bien sûr. Ni dans un sens ni dans l’autre.
– Bien sûr.
– Mais… mais la France est dans une logique, peut-être idiote,
peut-être critiquable, mais elle dit : “Nous, nous contribuons…
nous préparons le Rwanda de demain. Nous formons des gens,
nous allons les aider à… à refonder l’État, à faire un parlement”,
et cetera, et cetera. Donc y a cette espèce d’idée, qui est peut-être
une idée absurde… »

739

RWANDA, ILS PARLENT

On frappe à la porte, on le prévient qu’une personne l’attend
dans son bureau.
J’ai l’impression d’avoir raté une occasion. Je sais que je n’en
ai plus que pour quelques minutes. Il me dit :
« Mais il faut se méfier de la… de l’interprétation téléologique, quoi. Comme si chaque acte que vous allez repérer était
la preuve d’une complicité après. Moi, je dis l’inverse !
– Je dis pas une complicité, je dirais, un aveuglement.
– Alors, aveuglement, sauf que la politique d’Arusha, c’est
d’imposer un compromis qui arrête tout ça. On sait très bien
qu’ils veulent s’entre-tuer. On le sait depuis le début, en fait.
– Mais non seulement ils le veulent, mais ils le font déjà. Ils
n’ont pas attendu 1994 pour le faire.
– Oui, mais… précisément. Puisqu’on est engagés, on aurait
pu dire : on s’en fiche, en revenant au début, qu’ils s’en…
qu’ils s’entre-tuent, c’est leur problème. C’est très triste mais
c’est leur problème, c’est pas le nôtre. Puisqu’on n’a pas pris
cette option-là, parce que Mitterrand a jugé que la France devait
essayer d’empêcher ça et que Juppé était à fond sur cette ligne,
on est obligés de continuer. Donc on les… on les voit, on
travaille, on fournit des armes, on les… enfin en tout cas avant
l’embargo, et cetera. Pour… pour tenir le pays, pour avoir une
influence sur le pays. C’est ça l’idée. C’est peut-être ça que…
au bout du compte, vous critiquerez le plus. Peut-être que vous
conclurez que c’était une illusion depuis le début en fait. Mais
ne… mais y a une différence absolue entre le fait de dire : c’est
une illusion, ça pouvait pas marcher en réalité, d’ailleurs ça n’a
pas marché, et ça finit par apparaître rétroactivement comme
étant des complicités aveugles… Mais ça n’a rien à voir avec
la propagande de Kagame hein, ça… »
Je n’insiste pas. On tourne en rond. Il est sur le point de se
lever.
740

HUBERT VÉDRINE

« Donc encore deux petites questions, juste…
– … répétée par les idiots utiles de Paris.
– En 1996, donc, y a cette fameuse tribune du Point…
– En ?
– En 1996, vous écrivez une tribune dans Le Point, qui vous
est aujourd’hui reprochée en parlant d’une… voilà… alors, il
faut faire deux pays, un Tutsiland et un Hutuland.
– Oui, oui, c’est… et alors ? Pourquoi on me le reproche ?
– N’est-ce pas l’objectif politique inavouée de l’opération
Turquoise, créer les conditions d’un Hutuland ?
– Noooon… ça n’a rien à voir. D’abord moi, c’est moi tout
seul, qui n’ai rien géré avant. Et puis c’est des Africains qui
me disent à l’époque : “Y en a marre des frontières héritées
de la colonisation, il faut quand même… y a… c’est bourré
d’ethnies qui sont coupées en deux, et puis y a des minorités
qui sont maltraitées”, bla-bla-bla-bla-bla… Donc ça m’est venu
avec légèreté en fait. Mais c’est pas parce que j’étais devenu un
spécialiste du Rwanda et ça n’a pas inspiré, à aucun moment
ni donc après… et ça ne fait pas de moi un des inspirateurs de
l’opération Turquoise, qui n’a rien à voir avec ça, c’est Juppé,
l’inspirateur de Turquoise. On ne peut pas laisser des massacres
devenus un génocide sans rien faire. Donc après on pose des
conditions. D’accord, on y va, mais à condition d’avoir le mandat du Conseil de sécurité. Donc, moi, ce que j’ai dit, c’est des
réflexions, c’est… à l’époque je suis… une sorte d’édi… de
chroniqueur, voilà. Je veux dire, est-ce qu’il n’y a pas des cas
où… au fond, il faut… c’est comme disent les Israéliens que…
les… Palestiniens. Parce que… c’est pareil, moi, j’ai toujours été
branché Proche-Orient, énormément. Donc est-ce que c’est pas
moins pire, finalement, puisqu’il y a des massacres sans fin, sans
arrêt, qui recommencent, au Rwanda, et au Burundi d’ailleurs, à
l’envers, et cetera. Pourquoi est-ce qu’il ne faut pas s’organiser
autrement, je vois pas ce que ça a d’atroce. On peut dire : c’est
741

RWANDA, ILS PARLENT

complètement absurde, il ne connaît rien à l’Afrique, ça prouve
qu’il croit que les Hutu, les Tutsi ne sont… sont des gens différents, enfin on peut raconter ce qu’on veut, bon. Mais… mais
ça ne fait… ça n’a… ça n’a rien d’atroce comme intention.
– Non, non, bien sûr. Mais alors la… derrière tout ça, y a
aussi mais au fond le…
– Pas mal de gens, hein ? C’est comme les… quand on dit
récemment que les… il pourrait y avoir, entre la Serbie et le
Kosovo, une redéfinition de la frontière, qui est notre frontière
interne, en disant, en remettant les menaces serbes du côté serbe,
des choses comme ça. Y a des cas où, même si des gens universalistes abstraits trouvent atroce qu’on raisonne sur la base identitaire… dans certains cas, raisonnement de médecin de campagne,
on va… allez, on va essayer de faire la part des choses, tout ça.
C’est… c’est prêter à cette tribune… (Rires.) C’est du combl…
du… complotisme délirant absolu en fait.
– Mais ça fait un peu… parce qu’il me semble que vous…
il me semble que vous oubliez un peu la dimension des génocidaires quand même, du point de vue des Hutu. C’est-à-dire
que… qui va diriger ce… en admettant que ce Hutuland existe…
– Mais je ne suis pas un juge, je ne suis pas président mondial
quand j’écris ce truc. Évidemment, mais ils sont génocidaires,
OK, mais ils sont toujours là ! Personne ne dit… il faut dire
quoi, alors ? Qu’il faut massacrer tous les Hutu pour se venger ? L’autre en a aussi massacré beaucoup, beaucoup, mais y
en a encore beaucoup… donc c’est… quelle est l’autre option ?
Alors, l’autre option, c’est de faire vivre, en effet, les uns et les
autres au Burundi et au Rwanda dans des conditions finalement
acceptables par tout le monde… bon ! (Il inspire et souffle fort.)
Donc y a Kagame qui tient ça d’une main de fer, ça fonctionne.
Le jour où y a plus le clan Kagame, qu’est-ce qu’il se passe ?
J’en sais rien. Je ne leur souhaite pas, moi, hein ? Parce que le…
742

HUBERT VÉDRINE

en dépit des horreurs que Kagame fait raconter sur nous, je pense
qu’ils ont plutôt intérêt à le garder, hein ? En fait.
– Mais, alors justement…
– Donc c’est une exagération, d’un article…
– Je vous entends beaucoup parler de Kagame, mais alors
pour vous…
– Kagame, il est… il est central, il est… c’est un génie, le mec.
– Bien sûr.
– Pourquoi ?
– Non, non, bien… je dis bien sûr. Bien… c’est pas…
– C’est pas un génie stratégique…
– Kagame, c’est pire qu’Habyarimana pour le Rwanda ?
– (Il réfléchit.) Ça… ça n’a rien à… Pff… pour le Rwanda…
oui. Enfin, si on prend la… la thèse qui est celle, je crois, de
Judi Rever ou du Belge, qu’il n’y aurait jamais eu de génocide, y
aurait jamais eu la grande guerre civile ni le génocide si Kagame
n’avait pas été déterminé à reprendre le pouvoir à n’importe quel
prix… si on prend cette thèse-là, qui est partagée par beaucoup
de militaires français mais pas que – les Congolais pensent ça par
exemple, les Congolais, qui se rappellent que Kagame a essayé
de mettre la main sur le… sur Kinshasa, bon. Tout ça… – si on
prend cette thèse… oui, c’est… Rony Brauman pense ça, il l’a
écrit. Rony Brauman il dit : “C’est le plus grand criminel de masse
au pouvoir”, par rapport à ça. Alors les autres, c’est des régimes
effrayants, avec des… racistes… avec des… qui massacrent… ou
laissent massacrer… y a des pogroms, des trucs, mais c’est pas…
ça n’a pas la même ampleur. Mais on n’a pas à choisir entre les
uns ou les autres.
– Non.
– Tout le but de la Fr… de la politique de la France, ce que
j’ai compris après, c’était d’éviter ça, d’échapper à ça, en fait.
Vous devriez voir Rony Brauman.
743

RWANDA, ILS PARLENT

– Oui, je vais… ça… c’est une bonne… mais il était pas au
Rwanda en 1994.
– Je sais pas.
– Parce que moi, ce qui m’intéresse, ce sont quand même
ceux qui… ont été aux affaires, ou en témoin, et pas simplement
ceux qui relisent les choses après coup.
– Ben, il dirigeait une grosse ONG. (Rires.) C’est aussi important que d’être dans un ministère, non ?
– Bon… en ONG, j’ai…
– Allez !
– Bon, très bien.
– (Rires.) Vous voyez, on a doublé le temps !
– Ouais, c’est comme ça avec les journalistes ! »
Et nous nous quittons. Est-ce que j’ai avancé ? Est-ce que
c’était utile ? Que va penser le lecteur de cet entretien ? Et les
spécialistes ? Rien de bon ! Je voulais lire à Hubert Védrine des
passages d’un livre d’Hannah Arendt que j’ai dans la poche.
L’occasion ne s’est pas présentée. Je feuillette les pages pour
retrouver ces paragraphes que j’avais soulignés à propos des
hommes d’action :
« Ils seront tentés, par contre, de faire concorder la réalité envisagée par eux, qui après tout est un produit de l’action humaine
et aurait pu prendre une autre forme, avec leurs théories, écartant
ainsi mentalement sa contingence déconcertante. L’aversion de
la raison à l’égard de la contingence est très forte : Hegel, générateur de toute la pensée utopique moderne, n’a-t-il pas affirmé
que “l’unique intention de la contemplation philosophique est
l’élimination de l’accidentel”11 ? »
Cet accidentel a le visage des hommes, des femmes, des
enfants tués sur les barrages et devant lesquels les soldats et
11. Du mensonge à la violence, Pocket, 2017 (2002), p. 16-17.

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HUBERT VÉDRINE

les politiques français, me semble-t-il, détournent le regard.
Comment a-t-on pu sérieusement croire que l’on allait aboutir
à quelque chose en « tordant le bras » ? J’entends cela et je
pense à ce qui se passe aujourd’hui même au Burundi : l’accord
de paix d’Arusha de 2000, dont la France était garante, n’a pas
non plus fonctionné12. Le clan qui a pris le pouvoir à la suite
de cet accord s’est peu à peu radicalisé, au détriment des Tutsi
et des Hutu de l’opposition, rappelant à bien des égards le Hutu
Power rwandais. Mais de cela, la France n’en tire aucune leçon,
je le crains.
Dans le même passage, Hannah Arendt remarque que les
hommes de pouvoir, les hommes dont la profession est de
résoudre les problèmes, ont recours à la théorie des trois scénarios, qu’elle nomme A, B et C : « A et C représentant les solutions extrêmes et opposées, et B constituant la solution logique
des problèmes qui paraissent mutuellement s’exclure ; jamais la
réalité ne s’offre à nous sous cette forme de prémisses aboutissant à des conclusions logiques. Le mode de pensée qui présente
A et C comme des solutions indésirables et en conséquence
s’arrête à B ne peut guère servir qu’à détourner l’attention et
empêcher les facultés de jugement de s’exercer sur le nombre
très élevé des possibilités réelles. Les spécialistes de la solution
des problèmes ont quelque chose en commun avec les menteurs
purs et simples : ils s’efforcent de se débarrasser des faits et
sont persuadés que la chose est possible du fait qu’il s’agit de
réalités contingentes13. »

12. De l’auteur, « Dans la nuit burundaise », Esprit, juillet-août 2016, p. 129-141.
13. Op. cit., p. 17.

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