Fiche du document numéro 28264

Num
28264
Date
Mercredi 24 mars 2021
Amj
Taille
43987
Titre
La Traversée, un livre de Patrick de Saint-Exupéry
Nom cité
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Lieu cité
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RDC
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Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Pour une traversée c’est une traversée que nous fait effectuer le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, avec cet ouvrage accueilli logiquement dans la collection Reporters des Arènes, son éditeur habituel. Le sous-titre, Une odyssée au cœur de l’Afrique, n’est pas étonnant pour qui connaît le parcours de l’auteur, prix Albert Londres en 1991 pour ses reportages sur le Libéria, et les ouvrages précédents de celui qui est aussi le fondateur de la revue XXI (1). Le reporter s’est rendu pour la première fois au Rwanda pour Le Figaro en 1990, année du début de la guerre entre le Front patriotique rwandais (FPR) et le gouvernement Habyarimana – entre les Tutsi pourchassés, déplacés, ghettoïsés depuis 1959 et des Hutu de plus en plus radicalisés et entraînés en milices.

Dès 1964 le premier président du pays indépendant, Grégoire Kayibanda brandissait à l’encontre des Tutsi la menace « génocide » (p. 15), un concept encore très récent (1943).

Patrick de Saint-Exupéry, La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique, Les Arènes, Paris, 2021.

La thèse négationniste du double génocide



A partir du génocide des Tutsi de 1994, Saint-Exupéry n’a plus quitté ce pays ni cette histoire. En 2004 il publiait L’inavouable : La France au Rwanda, puis en 2009, Complices de l’inavouable : La France au Rwanda. Avec ces deux ouvrages, il était l’un des premiers à porter la charge contre des officiers et des politiques français pour leur implication au Rwanda du temps du génocide. Procès en diffamation, appels, cassation s’en sont suivis. De nombreux travaux très sérieux et l’ouverture récente de certaines archives en 2020 ont bien prouvé que les faits rapportés par le journaliste étaient parfaitement exacts. En face, une « école » – que l’on pourrait appeler falsificatrice : elle ne nie pas le génocide des Tutsi mais se contente de parler – d’inventer prouve l’auteur – un deuxième génocide, celui des « réfugiés » hutu au Congo qui aurait été commis par le Front Patriotique Rwandais, les poursuivant en 1996 et 1997. François Mitterrand « s’interrogeait » à Biarritz dès novembre 1994 : « Le génocide s’est-il arrêté après la victoire des Tutsi ? » (p. 10). Ainsi naît la thèse du « double génocide » largement conçue par François Mitterrand et Hubert Védrine, dont « Pierre Péan s’est fait le scribe » (p. 283).

Avec ce nouveau livre, Saint-Exupéry démonte une fois de plus cette « théorie » qui est la forme la plus habituelle que prend le négationnisme du génocide des Tutsi du Rwanda : si les victimes tutsi étaient devenues « génocidaires » (le concept est rentré dans le vocabulaire mondial alors) après l’été 94, les deux génocides s’annuleraient, en un effet de miroir qui est, on le sait bien, au cœur des négations du génocide des Arméniens et des Juifs : « c’est eux ou nous », « nous sommes les vraies victimes », « nous n’avons fait que nous défendre » (2).

Le choix de Saint-Exupéry a été de retourner sur le terrain rwandais du génocide des Tutsi en 1994 puis de la fuite des génocidaires hutu au Congo voisin, (Zaïre alors) entre juillet 1994 et 1997, quand ces derniers sont désormais appelés réfugiés. Ce point de vocabulaire est très important car les organisations internationales, ainsi le Haut Commissariat aux Réfugiés (H. C. R.), et les agences humanitaires, tel Médecins sans Frontières, essaient alors logiquement de prendre en charge ces réfugiés sans comprendre toujours sur le terrain de qui il s’agit, en fait des génocidaires. Dès 1998 le journaliste Philip Gourevitch, dans un des plus grands livres sur le génocide des Tutsi et ses suites, avait déjà exposé avec force ce paradoxe : comment l’aide internationale avait-elle pu se placer « au service des mensonges du pouvoir hutu ? » (3).

Au cœur des ténèbres



Saint-Exupéry a parcouru, en 2019, des milliers de kilomètres « au cœur de l’Afrique », avec Joseph Conrad comme boussole et les derniers mots issus des Ténèbres, « l’horreur, l’horreur » comme viatique. Il va, en quelques mois, de Kigali à Kinshasa, en hélicoptère, moto, bateau, train, voiture, bicyclette, camion, pirogue – et dans quel piteux état de marche en général – sur des routes et des pistes, dans la forêt équatoriale et sur l’immense fleuve Congo. On peut lire l’ouvrage d’abord comme un véritable thriller – John le Carré est cité – bourré de rebondissements, de personnages hauts en couleur, d’anecdotes, de dialogues, où l’on est guidé par un remarquable connaisseur de l’Afrique – de cette Afrique des grands lacs en particulier – de sa géographie, de son histoire. Ici, un clin d’œil à Stanley, là un autre à 1915 et au roman puis film African Queen. L’auteur se fait aussi anthropologue de son propre voyage en République démocratique du Congo, pays de la misère, de la débrouille, de la corruption, de la violence, de la souffrance.

Carte de Victor Gurrey, Les Arènes.

D’excellentes cartes rythment tout l’ouvrage, bien nécessaires aux lecteurs pour suivre les événements. Une très grande, au début, montre toute l’Afrique centrale de l’Océan Indien à l’Océan Atlantique : on va se diriger d’Est en Ouest, du minuscule Rwanda à l’immense Congo, de Kigali à Kinshasa ; puis les cartes à échelle plus réduite scandent la traversée, indiquent les noms de bourgades et de lieux-dits inconnus et pourtant si centraux pour visualiser les trajets des protagonistes dans ces espaces démesurés.

Pour la chronologie, c’est encore un peu plus compliqué. Saint-Exupéry débute son enquête au génocide des Tutsi du Rwanda – avril à juillet 1994 – et se déplace dans le temps jusqu’à à la chute de Mobutu au Congo en mai 1997. Les explicitations du temps du génocide et celui de la fuite des génocidaires au Zaïre à partir de l’été 94 nécessitent un retour vers les temps des Afrique coloniales belge ou française, des décolonisations et des premières indépendances. Pourquoi le Congo ? Les rebelles de l’Est du pays menés par Laurent-Désiré Kabila et secondairement par son fils Joseph se sont peu à peu liés aux troupes du Front Patriotique Rwandais qui, après 1996, ont poursuivi les génocidaires hutu et rapatrié des centaines de milliers de civils affolés qui avaient fui avec eux tandis que le Président Mobutu accueillait ces mêmes génocidaires. Saint-Exupéry montre bien comment la guerre civile au Congo a été nourrie du génocide des Tutsi du Rwanda et de ses conséquences immédiates – la création des camps de réfugiés dans la région de Goma, à la frontière – et plus lointaines, à partir de 1996, la fuite des réfugiés vers l’intérieur du Congo, via Walikale, Tingi-Tingi, Lubutu, Ubundu, Kinsangani et enfin Mbandaka et Kinshasa. Autant d’étapes entre 1994 et 1997, autant pour le reporter de 2019. L’auteur prouve que s’il n’y a pas eu de double génocide, en revanche l’idéologie du seul génocide, celui des Tutsi, est toujours vivante : c’est parce que les génocidaires hutu ont peur de la vengeance de ceux qu’ils ont « voulu faire disparaître de la terre » selon la définition la plus précise du génocide, due à Hitler, qu’ils fuient et fuient toujours, espérant refonder un Hutuland à partir duquel ils pourront reconquérir un Rwanda définitivement « purifié », sans Tutsi. Ces réfugiés toujours sous l’emprise de cette idéologie vivent en combattants, les armes à la main, celles qu’ils ont apportées du Rwanda à l’été 1994 – non sans que la France ne leur ait facilité le passage – puis celles qui leur sont fournies par Mobutu, sans compter l’apport de mercenaires de toutes origines, dont des Français.

Des réfugiés vraiment ? Dans tous les cas de figure habituels, les réfugiés ne sont pas armés ; puisqu’eux le sont, réfugiés devrait être écrit avec des guillemets. Mais aussi bien dans les camps autour de Goma jusqu’à leur destruction en 1996 que dans la fuite après il y a autant de familles, d’enfants perdus, de vieillards que de combattants. Et les maladies – l’énorme épidémie de choléra de 1994 qui est responsable de 30 000 morts au moins – la faim, les exactions – dont les viols – ne choisissent pas entre les vrais réfugiés et les coupables d’hier, entre hauts organisateurs du génocide, et plus petits qui ont tout pillé à leurs voisins tutsi après les avoir tués, violés torturés ou – avoir seulement- assisté à leur mort. Saint-Exupéry compare très justement ces génocidaires aux Khmers Rouges forçant, lors de leur défaite en 1979, une énorme part de la population à l’exil pour la garder sous leur contrôle politique (p. 111). Cela ne manque pas d’ironie, pendant le génocide des Tutsi le général Christian Quesnot avait qualifié les troupes du FPR avançant pour mettre fin au génocide justement, de « Khmers noirs » voulant créer un « Tutsiland ». Où l’on retrouve l’effet de miroir. Saint-Exupéry n’emploie pas le concept de « bouclier humain » mais à le lire on a l’impression que ces centaines de milliers de réfugiés ont été utilisés ainsi par ceux dont l’idéologie, la haine, la volonté de pureté raciale non seulement ne se sont pas éteintes avec les défaites mais ont toujours trouvé une nouvelle énergie et une preuve de leur vérité.

Est-ce à dire que les troupes du FPR puis rwandaises alliées aux rebelles de l’Est congolais, à commencer par la famille Kabila, sont formées d’« enfants de chœur » ? Ce n’est pas ce que dit l’auteur, qui suit en particulier James Kabarebe, aide de camp puis ministre de la défense du Président Kagame, le plus haut gradé rwandais pendant toute cette campagne. Si la confrontation est terrible puisqu’elle mêle guerre civile du côté congolais à liquidation du génocide des Tutsi du côté rwandais, il s’agit bien d’une guerre, accompagnée de – nombreux – crimes de guerre mais cela n’a strictement rien à voir avec un génocide. D’ailleurs, et en 1996 à la liquidation des camps principaux autour de Goma, et en 1997 à la chute de Kisangani, des ponts aériens sont organisés par le pouvoir rwandais pour rapatrier le maximum de rescapés de la guerre et de l’exode dans la forêt équatoriale « au pays ». Sans compter les repentis assez hauts dignitaires hutu qui ont pu retrouver des places importantes dans le nouveau Rwanda, ce qui ne plaît d’ailleurs pas forcément aux rescapés du génocide des Tutsi de 1994.

Sources écrites, sources orales



Depuis trente ans, le fait que le génocide des Tutsi ait été perpétré dans un Rwanda extrêmement catholique, consacré en 1946 au Christ-roi, et que de nombreuses églises où les paroissiens tutsi s’étaient réfugiés soient devenus lieux de tueries et certains prêtres génocidaires, n’a pas manqué d’interroger. Ce n’est pas une des moindres qualités de l’ouvrage que d’insister sur les éléments religieux. Saint-Exupéry s’arrête avant de partir pour le Congo à Kibeho, au Sud du pays, qui présente tant de complexités. Dans ce « Lourdes de l’Afrique » (p. 42). des voyantes ont été visitées par la Vierge depuis 1982. Dès 1991, elles sont entourées de soldats extrémistes hutu et les dernières visions ont lieu en mai 1994 au moment où les tueurs assassinent leurs voisins tutsi dans l’église paroissiale. Et l’on peut alors entendre à la Radio Mille Collines ou « Radio la Mort » des génocidaires exaltés : « À ceux qui sont au front, courage ! La Sainte Vierge est avec nous ! » (p. 56). Or la femme du Président assassiné Habyarimana, Agathe, était une des grandes émules de ce culte marial. Le périple de la dépouille d’Habyarimana à travers ces années et ces espaces, parallèle à celui des « réfugiés » et à celui de Saint-Exupéry tentant de suivre, de faire revivre le tout, est particulièrement captivant : le cadavre du président hutu devenu relique mystique de la lutte martyre, est transporté de frigidaire en frigidaire de sa résidence située au bout de l’aéroport de Kigali où son avion a été abattu à son village d’origine, au nord du pays, avant de passer à Goma, puis d’être enterré, puis exhumé, puis de disparaitre à la fin du voyage et du livre dans une crémation hâtive à Kinshasa en 1997… en des lieux qui deviendront l’ambassade de France. L’auteur manie très bien l’ironie et c’est aussi une des forces de la traversée.

L’épaisseur de l’histoire et les luttes pour sa propre mémoire sont aussi mises à contribution. Certains racontent que les réfugiés hutu morts ont été enterrés dans les mémoriaux des Tutsi – à Kibeho par exemple – pour gonfler leurs chiffres de victimes… comme si c’était nécessaire (p. 72-73). D’autres se battent pour que l’on dresse un monument aux victimes hutu de Tingi-Tingi, un des hauts lieux symboliques de la fuite des réfugiés au Congo. Si leurs noms sont rappelés, le « génocide » sera gravé dans le marbre. Sauf que les instigateurs du Mémorial sont tous des criminels condamnés pour génocide – celui des Tutsi – par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, manœuvre encore (p. 198).

Le livre s’appuie sur quelques sources bien décryptées et citées en note, ainsi les rapports internes de certaines organisations humanitaires ou encore l’importante publication de 2010 du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Rapport du projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo dont Saint-Exupéry montre le peu d’éléments concernant les génocidaires Hutu, alors qu’il est devenu la Bible de la preuve du « double génocide ». De façon étonnante, en revanche, il ne comporte pas de bibliographie, alors que des chercheurs en sciences sociales ont commencé à travailler sur ces questions en France et ailleurs. La question de la violence, administrée, subie, idéologisée, prolongée du génocide au Rwanda dans les terres congolaises mériterait un peu plus d’attention. Qu’est-ce qui vient de l’idéologie génocidaire hutu, qu’est-ce qui est trouvé ou inventé au Congo, comment le tout se mêle-t-il chez des gens jeunes voire très jeunes qui n’ont connu que la violence et vont la difracter, on le sait, jusqu’à aujourd’hui.

Les chiffres de réfugiés et de morts sont parfois un peu approximatifs. On passe ainsi en quelques pages de un à deux millions de « réfugiés » rwandais au Congo ou de 100 000 à 200 000 qui reprennent les chemins plus à l’ouest après Goma en 1996 ; et combien sont rentrés au Rwanda ? 700 000, un million ? Tout cela est très complexe, évidemment, et personne, il faut le dire, n’en sait rien. Ainsi le nombre de morts du génocide des Tutsi de 1994 est toujours répété : 800 000. Or les derniers travaux démographiques ont conclu à au moins un million. Pour les viols, c’est encore plus embrouillé : une femme peut être violée avant d’être tuée, et n’est donc pas « comptabilisée » comme violée, ce qui s’ajoute à la sous-déclaration bien connue des crimes de viol par honte et peur d’être rejetée à tout jamais.

L’auteure de ces lignes écrivait en 1994 (était-ce prémonitoire ?) à propos de la Grande Guerre que les prières, les pleurs, les souffrances ne laissent pas beaucoup de traces dans les archives. Le livre de Patrick de Saint-Exupéry, qui nous en a rendu tant, avec son style et son courage, force l’admiration.

[Notes :]



(1) Ainsi « Nos crimes en Afrique, Sénégal, Biafra, Rwanda », Revue XXI, été 2017.

(2) Voir Annette Becker, Messagers du désastre, Raphaël Lemkin, Jan Karski et les génocides, Fayard, 2018.

(3) Judi Rever, In Praise of Blood, Random House, 2018.

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