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Après la publication, le 26 mars, du rapport Duclert sur le génocide des Tutsi au Rwanda (avril-juillet 1994), le soutien français au régime extrémiste hutu ne fait plus de doute. Il ne conclut pas sur la complicité de génocide, mais démontre et démonte de lourdes responsabilités : en effet, dans les années 1990, un cercle étroit d’acteurs politiques et militaires, situés aux sommets du pouvoir autour du président Mitterrand, a décidé au nom de la France, mais à son insu, des choix diplomatiques nationaux effectifs, ceux qui s’inscrivent dans les actions pragmatiques et non dans les déclarations officielles.
Ces mêmes années 1990, ce même cercle – les mêmes noms de hauts fonctionnaires politiques et militaires – était aussi à l’œuvre dans la gestion française des guerres qui ont détruit la Yougoslavie entre 1991 et 1999 : un jour, inéluctablement, un rapport France-ex-Yougoslavie 1990-1999 saura mettre à plat les données précises des liens entre Paris et Belgrade pendant toute cette décennie tragique qui a signé le retour des crimes contre l’humanité au cœur de l’Europe.
S’il est pratiquement impossible pour le pouvoir français de nier le génocide contre les Tutsi rwandais perpétré en 1994, il lui fut beaucoup plus facile d’être dans le déni des crimes contre l’humanité commis par son allié en Yougoslavie. Ce conflit européen si proche ne s’est pas inscrit dans les mémoires collectives françaises à la mesure de sa tragédie. On ne va pas ici reprendre cette histoire maintenant bien décrite avec le temps, mais restée hors champ de nos manuels scolaires, de nos commémorations officielles, de notre conscience collective, de nos insomnies.
« L’abîme du génocide au Rwanda est immense, mais, paradoxalement, cette immensité va dans le sens d’un racisme inconscient des élites françaises »
Cet effacement joue de la faible inscription de son histoire : les Balkans étaient trop sauvages, trop compliqués, et tous cruels, ce brouillage a empêché la compréhension collective de la gravité politique de leur situation en temps réel. Mieux que l’oubli, il y a la non-existence de quelque chose à oublier ! L’énormité des chiffres pour ces petites nations (environ 10 000 civils morts seulement à Sarajevo, plus de 100 000 morts décomptés, plus de deux millions de déplacés) reste comme de peu de poids, et le vertige numérique n’est pas au rendez-vous en face de l’écran. Même si on sait que l’intention génocidaire est liée au sens de l’action et non au nombre des victimes.
L’abîme du génocide des Tutsi au Rwanda est immense, mais, paradoxalement, cette immensité va dans le sens d’un racisme inconscient des élites françaises qui les porte à accepter ce terme pour un continent lointain, parce que leur indifférence au sort de leurs populations différentes est elle aussi de forte amplitude… Mais les crimes de la « purification ethnique » [par les Serbes des villes et villages de Bosnie-Herzégovine], si proches, si européens, sont plus insupportables à envisager, et donc à nommer, pour les élites françaises.
Eradiquer une population d’un territoire
Pourtant ces crimes furent « génocidaires » au sens anthropologique, et non juridique, du terme : quand leurs auteurs, non contents de viser un changement de rapport de force grâce à la destruction physique efficace d’ennemis plus ou moins adultes et armés, définissent une population civile de tous sexes et âges comme devant n’avoir jamais existé là où pourtant ils sont nés : l’extension de la définition de l’ennemi enveloppe tous les âges et les sexes, ainsi que leurs formes de vie et de culture, leurs cimetières, les traces de leur passé, les promesses de leur avenir. Il s’agit d’éradiquer leurs racines collectives de ce territoire convoité où ils sont nés.
Ce n’est pas un hasard si la profanation des cimetières et les viols systématiques de femmes sont liés aux crimes racistes et génocidaires. Les crimes abjects d’une extrême cruauté si souvent assortis aux pratiques des génocides connus, que ce soit au Rwanda ou en Bosnie, semblent viser cela, faire regretter d’être né à leurs victimes. Les querelles de qualification des juristes et historiens, arme des révisionnismes savants, ne sont donc pas ici notre propos : en 2021, la messe est dite en ex-Yougoslavie, il s’agissait bien de crimes contre l’humanité.
Conseillers des princes
Est-ce que le cercle de hauts fonctionnaires français autour de Mitterrand connaissait clairement le programme hutu du génocide, et celui du « nettoyage ethnique » de Slobodan Milosevic [président de la Serbie de 1989 à 2000, mort en 2006 en prison alors qu’il était jugé pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide] ? 1994 restera une année historique de déshonneur national, mais les hauts fonctionnaires français impliqués dans cette politique française ne sont pas morts de honte, ils parlent sur les plateaux et conseillent les princes. Ils appartiennent à tout un milieu cultivé, élégant, sachant user d’une ironie talentueuse contre les « droits-de-l’hommisme » dénués d’humour, trop nuls pour comprendre les vastes horizons géopolitiques en jeu auxquels ces courageuses élites acceptent de sacrifier la propreté de leurs mains. Les tenants de ces hautes sphères qui aiment leurs chats et leurs enfants, qui savent multiplier les références musicales et littéraires, les mots piquants autour de mets exquis, ne peuvent pas être « coupables de génocide ».
Ces responsables politiques et militaires de haut niveau autour du président Mitterrand, dont il serait logique de déboulonner la statue, jusqu’où, dans leurs discussions privées, leurs insomnies secrètes, leurs connivences excitantes, ont-ils sombré dans le déni, ou au contraire ont-ils joui en conscience du pouvoir enivrant d’être maître de l’enfer d’autrui ? Il est impossible de répondre à cette question. Si les hauts fonctionnaires français sont à l’évidence étrangers aux intentions génocidaires délirantes des responsables politiques nationaux des premiers cercles, il semble tout aussi évident que, à leur niveau de pouvoir, ils ont été au courant des faits, si ce n’est avant, tout du moins pendant qu’ils se déroulaient, avec leur soutien.
Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle travaille sur les formes contemporaines et sociales de la culture – le quotidien, les conduites d’excès, les rapports entre les sexes –, mais également sur les lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie, prisons…).