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Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères au moment du massacre des Tutsis, a reconnu mercredi que la France n'avait "pas accompli assez" pour l'éviter. Patrick de Saint-Exupéry salue "des premiers pas" mais il reste selon lui "des points extrêmement lourds" à expliquer.
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Le président rwandais Paul Kagame a salué mercredi 7 avril le rapport Duclert sur le rôle de la France dans le génocide de 1994. Il estime qu'il "marque un important pas en avant vers une compréhension commune de ce qu'il s'est passé". De son côté, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères de 1993 à 1995, a convenu dans une tribune au journal Le Monde que la France n'avait "pas accompli assez" face au massacre des Tutsis.
Pour le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, auteur notamment de La Traversée et de Complices de l’inavouable, la France au Rwanda, invité de franceinfo mercredi, "pendant plus de 27 ans, des hommes d'Etat ont tenu un discours de type négationniste". Il salue "les premiers pas" d'Alain Juppé mais estime qu'il reste "des points extrêmement lourds" à résoudre.
francenfo : Est-ce que c'est un moment important sur le plan de la mémoire et de la vérité ?
Patrick de Saint-Exupéry : Oui, indubitablement. Après 27 ans de camouflage, de mensonges, au travers des discours pris par des hommes politiques, des intellectuels et des humanitaires, la réalité de ce qui s'est produit au Rwanda voici 27 ans devient claire, aveuglante et oblige un certain nombre de personnes à franchir des pas qui auraient été encore inimaginables, il n'y a ne serait-ce que quelques années. C'est une démarche qu'il convient vraiment de poursuivre et d'aller encore un peu plus loin. Jusqu'où ? Je ne sais pas.
La tribune d'Alain Juppé, publiée dans Le Monde, est un premier pas. Il faut le saluer. Et en même temps, Alain Juppé part de loin, de tellement loin [Patrick de Saint-Exupéry à franceinfo]
Il y a encore vingt ans, il dénonçait l'entreprise de falsification de l'histoire qui est régulièrement développée par le régime de Kigali, qu'il qualifiait à la fois de mensongère et insultante pour la France. Aujourd'hui, Alain Juppé fait quelques premiers pas. C'est bien. Mais est-ce que c'est suffisant à la compréhension générale de ce qui s'est passé ? Comment avons-nous pu avoir une relation aussi accablante avec ce pays ?
Est-ce que l'argument de l'aveuglement peut tenir ?
Non. C'est trop facile comme argument. Il y a eu des avertissements qui ont été énoncés par des diplomates, par des militaires, par des responsables. Et on constate que tous ces responsables, qui ont énoncé des avertissements, ont été placés à l'écart. De manière systématique de 1990 à 1994, ces gens-là ont été placés à l'écart. Donc, il y avait une volonté délibérée de rester dans une analyse qui était absolument incroyable et insupportable. Et cette volonté délibérée de ne pas bouger dans cette analyse était encore le cas jusqu'à il y a très peu. Pendant plus de 27 ans, des hommes d'État ont tenu un discours de type négationniste, une remise en question totale de la réalité des faits.
Il y eu l'idée de l'existence de plusieurs génocides, comme s'il n'y avait pas que les Tutsi qui étaient visés à l'époque ?
Cette théorie du double génocide, qui visait à noyer le poisson, à rendre tout confus et à créer une espèce de brouillard, a d'abord été posée par François Mitterrand, quelques mois après la fin du génocide des Tutsis du Rwanda. Cela a été ensuite accompagné par des responsables, des hommes politiques et des intellectuels. Dans l'après génocide, dans les années post 1994, qui n'ont pas été étudiées par le rapport Duclert, on se rend compte de la persistance de la politique menée par l'Elysée, qui va jusqu'à soutenir les génocidaires hutus réfugiés au Congo. Et ce soutien visait à empêcher le renversement du président Mobutu.
Alain Juppé évoque dans sa tribune le fait qu'il a fait inscrire le mot "génocide" dans une déclaration européenne qui intervient en mai 1994. Pour autant, la France a-t-elle agi pour permettre l'arrestation des protagonistes du génocide ?
Alain Juppé a effectivement mentionné le mot "génocide", mais il n'a pas précisé le génocide de qui par qui. Ensuite, il est revenu sur cette notion en parlant des génocides. Et le dernier point extrêmement problématique, c'est que le directeur de cabinet d'Alain Juppé, lorsqu'il était ministre des Affaires étrangères, est celui qui a ordonné à la diplomatie d'exfiltrer les responsables du génocide afin de les protéger. C'était aussi simple que ça. Donc, il y a quand même des points qui sont extrêmement lourds et qu'il faudra bien résoudre d'une manière ou d'une autre.