Fiche du document numéro 28129

Num
28129
Date
Mercredi 7 avril 2021
Amj
Taille
33890
Sur titre
Billet
Titre
France-Rwanda : la boîte de Pandore des secrets français sur un génocide
Sous titre
Les commémorations du génocide des Tutsis du Rwanda, qui démarrent ce mercredi, se déroulent cette année sous le signe d’une reconnaissance de «la responsabilité accablante» de la France dans cette tragédie. Mais l’apport historique de la commission Duclert ne doit pas cacher les parts d’ombre qui demeurent, comme en témoigne le «mea-culpa» ambiguë d’Alain Juppé.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Dans une tribune publiée par le Monde mercredi, Alain Juppé a tenu à saluer à sa manière la commémoration du début du génocide des Tutsis au Rwanda. Il était ministre des Affaires étrangères au moment du drame. Depuis 1994, le 7 avril n’est plus un jour comme les autres au Rwanda. Il marque le début des cent jours sanglants pendant lesquels près de 1 million de Tutsis ont été systématiquement massacrés, remplissant de l’odeur âcre de la mort les collines de ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs. Chaque année, à partir de cette date, les Rwandais replongent dans ce cauchemar qui resurgit alors à travers les cris et les pleurs des rescapés, faisant écho au silence de la communauté internationale pendant qu’on massacrait plus de 10 000 personnes par jour au pays des Mille-Collines.

Reste que le rôle d’un pays suscite encore des interrogations : celui de la France. Devenu en 1990 le principal soutien du régime raciste qui va conduire au génocide, Paris ne reniera officiellement cet allié embarrassant que lorsque les chefs d’orchestre de cette solution finale africaine quitteront le pays, en juillet 1994. Et encore. Le soutien apporté par la France aux forces génocidaires repliées au Zaïre (actuelle république démocratique du Congo, RDC) a déjà été documenté. Ces compromissions ont longtemps fait l’objet d’un déni de la part des responsables français, arc-boutés sur une conception malsaine de «l’honneur patriotique» qui excluait toute remise en cause. Alain Juppé a d’ailleurs longtemps fait partie de ces décideurs qui ont récusé avec force toute accusation. Certes, en 2010, alors en visite officielle à Kigali, la première (et la seule) d’un chef d’Etat français depuis 1994, le président Sarkozy avait reconnu «de graves erreurs d’appréciation».

«Responsabilité accablante»



Mais il a fallu attendre l’arrivée à l’Elysée d’Emmanuel Macron pour qu’une nouvelle étape décisive soit franchie. En désignant en avril 2019 une commission pour explorer enfin les archives publiques françaises sur cette période trouble, de 1990 à 1994, il a répondu au souhait de transparence depuis longtemps exprimé par de nombreux chercheurs et journalistes. Certes, l’ouverture des archives a été bien canalisée : au lieu de les ouvrir à tous, on en a limité l’examen aux membres d’une commission qui ne comprenait aucun spécialiste du Rwanda ou même de l’Afrique.

Mais le rapport rendu par cette commission le 26 mars établit bien, et pour la première fois, la «responsabilité accablante» d’un petit groupe de décideurs français qui ont soutenu jusqu’au bout un «régime raciste». Par ce constat, la commission présidée par Vincent Duclert a officialisé une reconnaissance historique salutaire. Le président rwandais, Paul Kagame, a d’ailleurs «salué» mercredi le rapport Duclert, qu’il a jugé être un «important pas en avant».

En France, de nombreux acteurs de l’époque ont, depuis la publication du rapport, tenu à s’exprimer eux aussi. Reconnaissant pour la première fois une certaine forme d’«aveuglement», formule un peu facile utilisée dans le rapport, tout en se félicitant que la commission Duclert ait récusé une quelconque complicité française dans le crime de génocide. Un satisfecit illusoire, puisque les historiens n’ont pas à jouer le rôle de juges, mais qui révèle surtout les hantises de ceux qui s’estiment soudain soulagés.

Reste que les mea culpa, comme celui de Juppé, cherchent en réalité à minimiser la responsabilité des décideurs français en prétendant ne «pas avoir mesuré» l’ampleur des massacres en avril – ce qui est une injure à l’intelligence, contredite par de nombreux documents déclassifiés.

La France a toujours eu du mal à regarder son histoire en face. Et les progrès affichés dans la reconnaissance du rôle de Paris doivent parfois être nuancés par les obstacles qui perdurent.

De manière habile, l’ancien ministre des Affaires étrangères renvoie en réalité la responsabilité sur l’ensemble de la communauté internationale, prétend que la France a voulu la paix alors qu’elle armait, sans cesse encore plus, l’armée génocidaire. Il affirme que la France a su éviter «en 1994 de faire prêter serment à un gouvernement extrémiste». On se frotte les yeux. Surtout quand on sait que le gouvernement génocidaire a été formé le 8 avril 1994 dans les locaux de l’ambassade de France. Juppé a-t-il également oublié que des représentants de ce régime extrémiste ont été reçus, en plein génocide, au Quai d’Orsay, alors que tous les autres pays occidentaux avaient refusé de les voir ? Il n’en dit rien dans sa tribune publiée par le Monde. De même, lui qui se targue d’avoir été l’un des premiers à avoir prononcé le mot «génocide» le 16 mai 1994, il oublie de rappeler que, dans une tribune publiée dans Libération un mois plus tard, il évoquait «des génocides», renvoyant bourreaux et victimes dos à dos.

La France a toujours eu du mal à regarder son histoire en face. Et les progrès affichés dans la reconnaissance du rôle de Paris doivent parfois être nuancés par les obstacles qui perdurent. Ainsi, alors que l’Elysée affirme avoir ouvert pour la première fois «toutes les archives françaises», on apprenait à la lecture du rapport Duclert qu’il n’en était rien. Les blocages n’ont pas manqué et notamment celui, surprenant, du bureau de l’Assemblée nationale, pourtant dominé par le parti présidentiel, qui a refusé d’ouvrir les archives du Palais Bourbon. Lesquelles abritent notamment le fonds de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda (MIP), qui fut en 1998 la première tentative d’introspection sur ce passé brûlant.

Archives accessibles à tous



Ce mercredi, nouvelle annonce : d’importantes archives seront désormais accessibles à tous, et notamment les 8 000 documents cités dans le rapport Duclert. Oui, mais il faudra se rendre aux Archives nationales ,à Pierrefitte (Seine-Saint-Denis), pour examiner les cartons des documents concernés. Et d’ores et déjà, on peut s’interroger : pourquoi, en 1998, les documents déclassifiés de la MIP ont-ils pu être mis en ligne alors qu’en 2021, chercheurs ou citoyens concernés devront se plier à des consultations sur papier, dignes du XIXe siècle ?

Malgré ces blocages et réticences, les confessions et commentaires des décideurs de l’époque, qui pour la première fois semblent reconnaître l’ampleur du crime tout en tentant encore de se dédouaner, annoncent peut-être d’autres réactions en chaîne qui viendront compléter les pièces manquantes du puzzle. Cette «histoire rwandaise de la France», selon la formule utilisée dans le rapport Duclert. Lequel aura eu le mérite d’ouvrir la boîte de Pandore. Même si certains espèrent encore qu’elle sera vite refermée.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024