«
Nous voulons explorer la bonté, contrée énorme où tout se tait », a écrit Guillaume Apollinaire, cité en exergue du nouveau livre de Jean Hatzfeld. Dans
Là où tout se tait (Gallimard), le sixième qu'il consacre au génocide tutsi à Nyamata (Rwanda), l'auteur part à la rencontre de ceux qui, parmi les Hutus, n'hésitèrent pas à sauver des Tutsis. Que ce soit parce que leur couple, ou leur famille, était mixte ou parce qu'ils étaient ce qu'on appelle, tout simplement, des « Justes ».
Pourtant, «
a-t-on parlé une fois pour Isidore Mahandago dans les cérémonies ? » peut-on lire. Le vieil Isidore sur lequel tomba la hache de ses frères hutus parce qu'il s'en prenait à eux en ces termes : «
Vous chantez la mort, vous vous enivrez de haine. » Non, pas un mot pour lui, ni d'un côté ni de l'autre. Le silence entoure ces «
gardiens du pacte de sang », comme on appelle ceux qui ont été reconnus, les rares nommés (34 au niveau national) pour avoir participé à la réconciliation.
Une lecture pour dévoiler ce qu'on ne sait que trop peu
Il est beaucoup question du Rwanda ces temps-ci, autour du rapport sur la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsis. Mais à une semaine de la commémoration du 7 avril 1994 (date du déclenchement du génocide), voici une lecture qui s'impose pour dévoiler ce qu'on ne sait pas, ou si peu. Provenant d'une simple cultivatrice, d'un enseignant ou d'un gradé, les paroles bouleversantes racontent ces destins croisés par la mort. Chaque histoire est un morceau du tissu d'une société à recomposer sur ces attitudes héroïques qui dérangent encore. De l'horreur des récits rwandais puisque, comme le rappelle Hatzfeld, «
51 000 Tutsis, sur une population d'environ 59 000, ont été massacrés dans les quatorze collines que rassemble la commune ». Pas toujours morts quand on les jette dans les trous. De l'horreur se dégagent ces figures magnifiques d'humanité. Elles sont introduites par leur qualité. Décrites dans leur vêture, leur sourire, leur décor de ville ou de nature, et leur récit en apprend chaque fois davantage sur l'une, l'autre, et la vie quotidienne. La construction de leurs confidences emboîtées, leur rythme, tout est réuni pour se tenir inlassablement à leur écoute, dans la musique des mots et le particularisme des expressions. «
C'était souffrant », «
c'est souriant ». Car, oui, le style de l'écrivain parvient toujours aussi fortement à nous faire «
entendre » ces voix méconnues jusqu'en leur pays même. Hatzfeld a d'autant plus de sensibilité sur ce sujet qu'il est natif du Chambon-sur-Lignon, dit village des « Justes » où furent accueillis et abrités tant de juifs pendant la guerre.
Pour ceux de Nyamata et de partout ailleurs, son écriture vient dire aujourd'hui la «
gentillesse invincible d'Eustache », rendre hommage aux parents de Claudette, à un valeureux François… Quand un autre, «
autrefois un bon ami » de Valérie, refuse de cacher ses enfants, tandis qu'elle, la sage-femme, n'ose quitter la maternité, où la vie continue jusqu'à ce que… Et Honnête, qu'a sauvée Valérie, lira-t-elle ce livre ? Il vient briser les silences d'Édith et d'Eustache, de Silas, «
dont l'âge monte à cinquante-deux ans », ce militaire hutu, le seul officiellement « Juste » de toute cette commune, mais encore Providence ou Joseph… Et l'on referme, habité à jamais, ce livre de la bonté qui n'aurait pas pu ne pas être. Même s'il dit aussi, par la bouche de Valérie : «
La bonté, rien de plus fragile. »
À voir sur ce sujet à Paris : « Les Génocides au XX
e siècle » exposition en plein air et accessible à tous, qui présente des panneaux analysant trois génocides du siècle dernier, la destruction des Arméniens de l'Empire ottoman, des Juifs d'Europe, des Tutsis du Rwanda. Au Mémorial de la Shoah : 17 rue Geoffroy-L'Asnier. Paris 4
e. 01 42 77 44 72.