Fiche du document numéro 28016

Num
28016
Date
Samedi 27 mars 2021
Amj
Taille
25966
Titre
Génocide des Tutsis : « que la justice puisse passer, et que les excuses se fassent »
Sous titre
Entretien. À la justice, et elle seule, d’établir s’il y a complicité ou pas de la part de la France dans le génocide des Tutsis en 1994 au Rwanda. C’est le message de Jeanne Allaire Kayigirwa, elle-même rescapée et membre de l’association Ibuka, au lendemain de la remise à Emmanuel Macron du rapport Duclert. Propos recueillis par Jean-Yves Dana,
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La Croix : comment accueillez-vous le rapport de la commission Duclert, chargé de faire la lumière sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, remis vendredi 26 mars au président de la République ?

Jeanne Allaire Kayigirwa : Je n’ai pu, pour l’heure, prendre connaissance que de la partie conclusive du rapport. Mais ce que je ressens, c’est de l’indignation, du fait du décalage entre ce qui peut être vu comme une avancée, le rapport lui-même, et la communication qui en est faite. Le message de Vincent Duclert sur le travail de sa commission reste bourré d’ambiguïté. Une question, en particulier, me paraît problématique : la conclusion, très martelée, de la « non-complicité » de la France. Ceci est dit, tout en soutenant dans le même temps qu’il existe des preuves accablantes de sa responsabilité. Comme si l’on cherchait à minimiser la gravité de la mise en cause.

Cela me met d’autant plus en colère que Vincent Duclert semble assortir cette conclusion d’un autre message visant à dissuader celles et ceux qui voudraient se tourner vers la justice, au prétexte que les plaintes ne pourraient aboutir. Ce n’est pas à lui d’en décider.

Le rapport Duclert fait état d’un aveuglement de la France plutôt que d’une complicité de génocide, c’est insuffisant à vos yeux ?

Jeanne Allaire Kayigirwa : Le génocide était planifié, et les autorités françaises avaient en main tous les éléments pour prendre une décision éclairée. Ils ont choisi de ne pas le faire. Ils ne peuvent se cacher derrière un prétendu aveuglement !

En outre, mes études de droit me permettent de comprendre que la définition de complicité retenue par les chercheurs dans ce rapport est restrictive : elle sous-tend que ce terme implique qu’il y ait eu nécessairement une volonté de nuire. Or dans d’autres jurisprudences, et je pense à celle rendue lors du procès de Maurice Papon, en 1998, la chambre d’accusation n’avait pas retenu cette « volonté de nuire » comme constitutive d’une complicité de crime contre l’humanité. Dès lors, j’insiste, il faudra que la justice fasse son travail.

Vincent Duclert, enfin, charge les morts et dédouane les vivants. Il pointe la responsabilité de François Mitterrand, alors président de la République, et semble dédouaner Hubert Védrine (secrétaire général de l’Élysée en 1994, NDLR) qui aurait manqué de courage face à Mitterrand. C’est un recul eu égard à ce rapport qui, semble-t-il, dit l’inverse.

Le rapport Duclert offre-t-il malgré tout, comme l’a souligné le président de la République, la possibilité de tourner une page ?

De ce que j’en ai vu, ce rapport, disons-le, n’est pas « une arnaque », c’est même une avancée. Il permet de documenter les chaînes de responsabilités, celle de l’état-major particulier notamment. Mais ce n’est qu’un pas. Certains pourront tourner la page, les États le pourront, les nouvelles générations également. Mais en tant que victimes, je demande qu’on arrête de parler en notre nom et de penser que c’est facile. Nous n’avons aucune page à tourner. On a perdu les nôtres, on est en train de vieillir, et on n’a pas obtenu la justice. Le minimum est au moins d’obtenir une réparation symbolique.

Qu’attendez-vous du président Macron après la remise de ce rapport ?

Je parle en mon nom propre. Mais si les preuves sont accablantes, comme c’est dit et répété, si la responsabilité de la France est établie, alors en tant que rescapée du génocide des Tutsis, j’attends d’Emmanuel Macron, chef de l’État français, qu’il nous présente les excuses de la France. Je ne parle pas ici de repentance exprimée d’un État envers un autre État. Non, nous avons subi un préjudice, que la France reconnaisse une fois pour toutes ses défaillances vis-à-vis de nos familles décimées en raison de ces fautes avérées. Ces paroles fortes, que nous attendons, doivent nous protéger d’autres paroles, blessantes celles-là, visant à minimiser cette responsabilité, ou à empêcher cette histoire de s’écrire pour de bon. C’est le minimum.

Après, il faut bien séparer la parole politique du droit. Le discours que pourra tenir le président de la République, avec le poids politique que possède sa parole, du travail que la justice pourra accomplir. Je demanderai au président d’ouvrir ces archives aux autres chercheurs, pour que l’histoire continue à être écrite et qu’elle se transmette aux enfants, dans les écoles. Et je demanderai que la justice puisse accéder à ces documents. Que la justice puisse passer, et que les excuses se fassent.

Ibuka, votre association, compte-t-elle mener une nouvelle action en justice ?

Je ne peux m’exprimer au nom de l’association, mais il est clair que la question sera débattue et posée. Par Ibuka, et par d’autres associations. Et je trouverais normal que des personnes physiques, moi-même ou d’autres rescapés, puissent aussi demander justice au nom des pertes causées.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024