Fiche du document numéro 27957

Num
27957
Date
Mardi 14 janvier 2003
Amj
Taille
148901
Titre
L'écrivain africain et le syndrome rwandais
Mot-clé
Résumé
The dizziness of the African writer, if it is still understandable, should not make us forget that our post-genocide imagination has the obligation to develop a critical, alert, alert, vigilant, sentinel attention, on the edge of violence. ; that it has the obligation to systematically record all these words, all these words, all these concepts, all these stories, all these myths, which, here and there, made the million deaths possible on our continent.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Alors que des milliers d'Abidjanais répondent à la question militaire : "Voulez-vous aller au front ?" avec un zèle de dopés similaire à celui qui anima jadis le Palais des sports de Berlin à l'appel de Goebbels ; alors que la télévision ivoirienne nous montre des milliers de jeunes qui se mettent en rang pour aller se jeter dans les flammes de la mort ; alors que "loyalistes" et "rebelles" jouent aux échecs avec la vie de leurs compatriotes, il est bien difficile de ne pas penser un instant au Rwanda.
Au fond, on ne peut pas agir, écrire, imaginer ou même penser en Afrique aujourd'hui comme si le génocide du Rwanda n'avait jamais eu lieu, car aucun pays africain ne peut se targuer d'être exempt de l'expérience de l'extermination collective des personnes, l'humanité se refusant toutes les fois à ne décider de la gravité de la situation qu'après avoir compté le nombre de cadavres.
Aujourd'hui, aucun Africain ne peut dire : "Mon pays n'est pas le Rwanda", avec la conviction que dans son pays n'aura pas lieu tout à l'heure l'expérience d'une aussi profonde négation de cela même qui est au commencement de tout : la vie.
Car il y a très peu de pays en Afrique où les conditions d'une violence aussi extrême que celle qui flamba sur les collines des Grands Lacs en 1994 ne sont pas remplies. Ainsi les noms "Rwanda" et "Burundi" sont pour tout Africain ce que sont "Dachau" ou "Buchenwald" pour les juifs, c'est-à-dire le lieu de la mémoire vivante d'un cauchemar dont on ressent tous les jours la menace permanente.
Mais aussi ces noms désignent les lieux d'une solidarité immédiate dans ces mille et une expériences quotidiennes de violence qui ont alors été poussées jusqu'à leur pire extrémité, solidarité dans la conviction qu'il y a une obligation, après le génocide, de sanctifier la vie.
Ces lieux africains sont donc ceux du pleur sincère devant ce million de morts auquel on ne peut penser sans accepter dans son ventre l'engagement ferme d'investir dorénavant toute sa force, toute son intelligence, toute son imagination, afin que jamais plus une telle monstruosité ne se répète.
Un dessin célèbre de Francisco de Goya, Le sommeil de la raison produit les monstres, nous montre la situation de l'écrivain africain après le génocide du Rwanda, car c'est de l'incertitude même du statut de son "dormeur" que l'artiste espagnol fait naître le cauchemar.
Il est bien celui-là, l'écrivain africain, qui était endormi quand, autour des Grands Lacs, les charniers se multipliaient ; celui-là qui courut par après sur les lieux de la mort, même après les journalistes, pour sanctionner de ses mots la paix des cimetières.
Oui, il est celui-là qui, pressé par les jeunes Rwandais de dire les raisons de son silence quand le génocide avait lieu, dut fouiller, honteux, dans ses mots pour y trouver la phrase de protestation molle qu'il avait écrite jadis.
C'est que, même réveillé brutalement, comme après tout cauchemar, il tâtonne, l'écrivain africain. Et, s'il tâtonne, c'est qu'il est secoué par son propre retard. Il se demande ce qui reste à faire, et étonnamment, il ne se rend pas compte que c'est l'essentialisme qui a fondé sa manière de penser depuis près d'un siècle, en des concepts tels que "négritude", "africanité", etc., qui a trouvé sa parodie meurtrière dans les combats les plus vils. Voilà ce qui a donné les slogans, assénés machette à la main, comme "Rentrez en Egypte !", au Rwanda ; ou alors, en Côte d'Ivoire, la parole inflammatoire de "l'ivoirité".
Il tâtonne avec ses mots boiteux, l'écrivain africain, et ne se rend même pas compte que le génocide du Rwanda, c'est bien la dernière station de sa pensée africaine, et qu'ainsi lui aussi devrait avant tout regarder dans son imagination, pour y lire sa propre responsabilité.
On ne peut plus penser l'Afrique aujourd'hui comme si la violence qui y fleurit avait une généalogie nécessairement batarde. L'étourdissement de l'écrivain africain, s'il est encore compréhensible, ne devrait pas nous faire oublier que notre imagination post-génocide a l'obligation de développer une attention critique, éveillée, alerte, vigilante, sentinelle, à fleur de violence ; qu'elle a l'obligation de consigner systématiquement tous ces mots, toutes ces paroles, tous ces concepts, toutes ces histoires, tous ces mythes, qui, ici et là, ont rendu le million de morts possible sur notre continent ; et enfin, qu'elle a l'obligation d'être un engagement à fonder une pratique de l'intelligence perpétuellement en éveil, et qui sera toujours capable de rendre compte de la logique des fosses communes qui se creusent derrière nos maisons, pour ainsi éclabousser le fossoyeur.
S'il y a urgence, c'est bien celle de fonder une manière d'imaginer le monde, de penser, d'écrire et d'agir en Afrique que jamais plus un génocide ne trouverait endormie, parce qu'elle serait sensible, devant notre continent, moins au fait que ce soit "l'Afrique" qu'à celui que cette vieille terre de mille langues, de mille couleurs, des mille migrations et des diasporas les plus anciennes soit peuplée de vie.
Il y a urgence donc, devant la monstruosité têtue, à fonder une écriture qui, dans nos rues, dans nos maisons, dans nos cours, dans les péripéties de nos existences, dans nos relations avec nos amis, avec nos frères, avec nos animaux, avec la nature, avec l'univers tout entier, soit sensible à l'odeur simple mais insistante de la vie tout court, à l'évidence de cette pulsation frêle qui couve en toute plante, en tout animal, en tout homme, en toute maison, en toute rue, en tout quartier, en toute ville de notre continent. A fonder une écriture qui traque toutes les forces qui, de près ou de loin, mettent cette vie en danger.
Et, par là, je veux dire que, tant que l'Africain, écrivain ou pas, n'aura pas imaginé dans tous ses contours cela qui est un être vivant, un homme, soit, et qui a des droits, qui a des devoirs, qui a des limites aussi, mais qui n'a vraiment pas le droit de mourir simplement comme ça, il ne se sera pas encore arraché du long sommeil du dormeur de Goya. Et son réveil, même brutal, devant les cauchemars qui ont lieu sur son continent, ne pourra jamais qu'être trop tardif.

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