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La France a mené «sa» guerre au Rwanda. Dans de récentes
publications, des militaires français ont raconté leur vraie mission au «pays des Mille Collines» dans les mois ayant précédé le génocide de 1994, qui a fait quelque 800 000 morts. Là où la version officielle invoquait «l'assistance militaire» ou la «protection de nos ressortissants», deux ouvrages publiés pour le compte de régiments ¬ le Deuxième de marine et le 17e RGP (1) ¬ ne s'embarrassent pas de telles circonlocutions. Destinés à un public restreint, essentiellement militaire, ils décrivent, brièvement mais sans fard, l'engagement actif de Paris aux côtés des «loyalistes hutus» contre les «rebelles tutsis», appelés «ennemis». La France s'est-elle ainsi rendue coupable de complicité de génocide? C'est la question qu'a relancée hier le Figaro, en publiant le premier volet d'une série d'enquêtes, affirmant que des livraisons d'armes officielles se seraient poursuivies «au minimum jusqu'à la fin mai 1994», soit presque deux mois après le début de l'extermination des Tutsis. En réaction, le Quai d'Orsay a démenti «de la façon la plus catégorique» toute exportation d'armes «avant même que le Conseil de sécurité des Nations unies ne décide, le 17 mai 1994, un embargo sur les armements à destination du Rwanda, décision prise par le Conseil de sécurité à l'initiative de la France».
Opération Noroît. Retraçant l'histoire du 2e régiment d'infanterie de marine, le Deuxième de marine relate comment, en juin 1992, une compagnie française «quitte Kigali [la capitale rwandaise] pour aider les forces armées rwandaises à stopper l'offensive tutsie». Le sergent Cleyet témoigne: «La panique s'est emparée du nord du pays, suite à l'annonce de l'arrivée des rebelles. Nous nous sommes ainsi installés sur des points stratégiques, tout en récupérant les ressortissants volontaires pour partir. Pour nous, l'Afrique se présentait alors sous un nouveau visage: sanglant et cruel.» A l'époque, la France vient de dépêcher au Rwanda une troisième compagnie ¬ environ 150 hommes supplémentaires ¬, dans le cadre de son «opération Noroît», destinée à sauver le régime du général-président Juvenal Habyarimana. En même temps, les effectifs de son détachement d'assistance militaire d'instruction (Dami) passeront de 51, en juin 1992, à 82 en juillet, puis à 101 au mois d'octobre.
Cet engagement militaire croissant n'est ni le fait d'une phalange de généraux, ni «le fait du prince» décidé par François Mitterrand. C'est la politique officielle de la France, consignée dans des notes interministérielles. Ainsi, le responsable de la Direction Afrique du Quai d'Orsay, Jean-Marc Rochereau de La Sablière ¬ qui sert, à partir de l'été 1992, d'abord les socialistes seuls au pouvoir, puis les cohabitationnistes Mitterrand-Balladur et, enfin, la nouvelle majorité de Jacques Chirac, avant d'être nommé ambassadeur au Caire en juillet 1996 ¬, écrit, dans une directive du 22 octobre 1992: «Sur le terrain, dans la mesure où l'éventualité d'une reprise des hostilités ne peut être totalement exclue, la France devra, en renforçant éventuellement sa coopération, aider l'armée rwandaise à consolider la ligne de front.»
Au printemps 1993, selon le livre du 17e régiment du génie parachutiste, un détachement français réalise ainsi «un plan d'obstacles destinés à être intégrés dans le dispositif de défense de Kigali, en cas de nouvelle offensive ennemie». Quelques mois plus tard, la France commence à plier bagage au Rwanda, où arrivent alors les premiers Casques bleus de l'ONU. Le13 août 1993, Jean-Marc Rochereau de La Sablière précise dans un télégramme diplomatique adressé à Jean-Michel Marlaud, à l'époque ambassadeur de France à Kigali: «Le retrait des coopérants qui étaient dans le Nord commence cette semaine et sera achevé à la fin du mois d'août. Ces personnels, qui avaient pour tâche spécifique de soutenir l'ex-front, n'ont plus leur raison d'être.»
Opération Turquoise. L'aide militaire apportée au régime hutu au Rwanda, prétendument fort d'une «majorité naturelle», s'est-elle poursuivie au-delà de cette date, secrètement? Le Figaro l'affirme, le Quai d'Orsay le dément. Dans son édition d'hier, notre confrère a apporté comme preuves le témoignage d'un «haut responsable militaire» français, qui aurait à la fois donné et reçu l'ordre d'interrompre les livraisons d'armes «un mois avant le début de l'opération Turquoise, lancée le 23 juin 1994», ainsi qu'une correspondance en sa possession du chargé d'affaires à l'ambassade rwandaise à Paris durant le génocide, le lieutenant-colonel Kayumba Cyprien, selon laquelle un avion transportant des armes se serait posé à Goma, dans l'est de l'ex-Zaïre, le 18 juillet 1994, en pleine «opération Turquoise». Or, celle-ci, à caractère militaro-humanitaire et couverte d'un mandat onusien, aurait dû imposer l'embargo décidé par le Conseil de sécurité deux mois auparavant. Enfin, abstraction faite de «livraisons d'armes par intermédiaires français» qui n'engagent pas forcément la France officielle, le Figaro reproduit en fac-similé une «offre pro forma», autrement dit un devis de la Sofremas (Société française d'exportation de matériel et de systèmes d'armement), en date du 6 mai 1994. Celle-ci répond, en précisant ses conditions commerciales, à une «confirmation de commande» émanant des jusqu'au-boutistes du régime de Kigali et portant sur un montant global de plus de 8 millions de dollars. Hier, à la fois à la Sofremas et au ministère de la Défense, on a déclaré qu'il s'agissait d'une «offre qui n'a été suivie d'aucune exécution». Ces réponses avaient d'ailleurs déjà été données lorsque le même document ¬ ce que le Figaro passe sous silence ¬ a été présenté au journal de 20 heures de France 2, le 20 novembre 1996. A l'époque, l'enquête d'Eric Meunier avait d'ailleurs repris une information de la chaîne britannique ITN faisant état de la même commande, adressée à une officine d'outre-Manche, la Miltech Corporation (MTC).