Fiche du document numéro 27756

Num
27756
Date
Lundi 10 juillet 2017
Amj
Auteur
Taille
191303
Titre
Juger le génocide : le rôle de la compétence universelle
Mot-clé
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Du 25 octobre au 9 décembre 2016 se déroule devant la Cour d’Assises de Bobigny le procès en appel de Pascal Simbikangwa, condamné en 2014 à vingt-cinq ans de prison pour génocide. Bien que hors-normes, du fait de sa durée, ce nouveau procès risque largement de passer inaperçu auprès de l’opinion publique française. Ce fut clairement le cas pour le procès d’Octavien Ngenzi et Tito Barahira en 2016, « un procès pour l’Histoire », sans histoire et sans médiatisation.

Si les procès des juridictions Gacaca ou du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) sont largement connus et reconnus, il n’en est pas de même des procès relevant des lois de compétence universelle qui se sont déroulés en Europe ou au Canada depuis la fin des années 1990. En raison du refus d’extrader certains accusés au Rwanda et en vertu de lois sur la compétence universelle, appliquées généralement pour la première fois, de nombreux pays ont ainsi jugé des responsables du génocide des Tutsi.

L’APPLICATION DES LOIS DE COMPÉTENCE UNIVERSELLE



Accusé de crimes de guerre, l’ancien bourgmestre de Mushubati, Fulgence Niyonteze est reconnu coupable et condamné à perpétuité par le tribunal militaire de Lausanne en avril 1999. Cette condamnation est confirmée par la suite en appel en 2000, bien que sa peine soit alors réduite à quatorze ans de prison. Il s’agit, à l’exception du TPIR, de la première condamnation d’un responsable du génocide par une juridiction non rwandaise.

Le deuxième procès sur le génocide des Tutsi hors du Rwanda a lieu en Belgique. Forte d’une importante diaspora rwandaise en raison de son passé colonial, la Belgique est dès 1995 active sur le plan judiciaire. Cette activité s’explique aussi par l’enquête sur l’assassinat de nombreux Belges au Rwanda au cours du génocide, en particulier de dix Casques bleus tués le 7 avril 1994. Un an après le génocide, commence ainsi une première instruction, menée par le juge Damien Vandermeersh. Ce dernier est en charge des enquêtes sur le Rwanda de 1995 à 2009.

Le premier procès pour génocide, sur base de la loi de compétence universelle votée en 1993, a lieu aux Assises de Bruxelles en 2001. Au cours de ce « procès des quatre de Butare », Alphonse Higaniro, Vincent Ntezimana, Consolata Mukangango et Julienne Mukabutera sont accusés d’avoir participé au génocide des Tutsi à Butare et dans sa région (May, 2011). Ils sont condamnés à des peines de douze à vingt ans de prison. La dimension historique et symbolique est attestée par la médiatisation de ce procès ainsi que par différents projets de patrimonialisation de l’événement. L’ONG RCN-Justice et Démocratie enregistre et retranscrit l’intégralité du procès1. À partir de ces enregistrements est aussi réalisée une série exceptionnelle de vingt-cinq émissions sur France-Culture (De Vulpian, 2004). Trois autres procès suivront. Tout d’abord, celui d’Étienne Nzabonimana et Samuel Ndashyikirwa, deux commerçants reconnus coupables en 2005 de participation dans les massacres commis à Kibungo.

Se déroule ensuite le procès de Bernard Ntuyahaga, major de l’armée rwandaise, condamné en 2007 pour l’assassinat des dix Casques bleus belges à Kigali et de nombreux civils à Butare. Enfin, le quatrième procès en Belgique concerne Ephrem Nkezabera en 2009 et 2010. Ce dernier apparaît en bien des points singuliers. Surnommé le « banquier du génocide », l’accusé avoue au cours de l’instruction avoir armé et financé des milices extrémistes. Un tel aveu est très rare, comme l’ont montré la majorité des procès du TPIR. Gravement malade, Ephrem Nkezabera refuse de comparaître lors de son procès qui se déroule alors in absentia. Il est condamné à trente ans de prison, fait appel et décède avant d’être rejugé. Son procès a fait l’objet d’un film de Marie- France Collard montrant les enjeux autour des questions de mémoire et de justice pour les Rwandais de la diaspora à Bruxelles (Collard, 2011).

En Allemagne, Onesphore Rwabukombe, ancien maire de Muvumba, est condamné à Francfort à la prison à vie pour génocide en 2015 (Kersting, 2016). Aux Pays-Bas, Yvonne Basebya est condamnée à six ans de prison en 2013 pour incitation au génocide à Gikondo. Notons qu’un premier procès avait eu lieu en 2008 et 2009, concernant Joseph Mpambara. Frère du célèbre Obed Ruzindana, il est condamné en appel en 2011 à la prison à vie par la Cour d’appel néerlandaise pour torture (et non pour génocide, la Cour s’étant alors déclarée incompétente). Au Canada, Désiré Munyaneza est condamné en 2014 à perpétuité pour avoir participé au massacre de Tutsi à Butare-ville (Currie et Stancu, 2010). En Suède, Stanislas Mbanenande est condamné en appel à la perpétuité en 2014 pour l’organisation de massacres dans la préfecture de Kibuye. De son côté, Claver Berinkidi est condamné en mai 2016 à la prison à vie pour avoir participé et organisé des massacres dans la région de Butare. En Norvège, Sadi Bugingo est condamné en appel par la cour du district d’Oslo à vingt et une années de prison en janvier 2015 pour participation au génocide en tant que milicien. En Finlande, François Bazaramba, ancien pasteur à Nyakizu, est condamné en appel à la prison à perpétuité en 2011 pour avoir organisé le massacre de Tutsi dans la commune (Kimpimäki, 2011).

Au Royaume-Uni, le refus d’extradition en décembre 2015 de cinq Rwandais mènera probablement à un premier procès. Emmanuel Nteziryayo, Charles Munyaneza et Célestin Ugirashebuja étaient respectivement bourgmestres de Mudasomwa, Kinyamakara et Kigoma en 1994. Quant à Vincent Bajinya, médecin, il est accusé d’avoir organisé des milices à Kigali, tandis que Célestin Mutabaruka est soupçonné d’avoir organisé les massacres dans l’église de Garare en 19942. Enfin, s’il ne s’agit pas de procès pour génocide, de nombreuses cours de justice se sont penchées sur l’histoire de Rwandais en exil dans le cadre d’enquêtes sur le droit d’asile. C’est le cas de Béatrice Munyenyezi condamnée en 2013 à dix ans de prison et déchue de la nationalité américaine pour avoir menti sur son passé en entrant aux États-Unis. Lazare Kobagaya, accusé d’avoir menti aux services de l’immigration américains, avait de son côté bénéficié d’un non-lieu en 2011. En France, on peut citer le rejet par le Conseil d’État en 2009 du recours de Mme Agathe Habyarimana concernant le refus d’octroi de statut de réfugié ; la Commission de recours des réfugiés (CRR), avait considéré en 2007 qu’il existait des raisons sérieuses de penser que cette dernière avait des responsabilités dans le génocide.

LES PROCÉDURES JUDICIAIRES EN FRANCE



En France, la première plainte date de 1995 et concerne le prêtre Wenceslas Munyeshyaka. La cour d’appel de Nîmes déclare alors que la France est incompétente pour juger un génocide commis en dehors du territoire par un étranger, contre des étrangers. Si la compétence universelle est finalement établie par une loi du 22 mars 1996, il faut attendre près de vingt ans pour que se déroule en France un premier procès. Cela s’explique tant par des raisons juridiques, judiciaires que politiques. Les débats récurrents sur le rôle de la France pendant le génocide et le négationnisme d’État sur cette question expliquent principalement l’absence de procès. S’y ajoute la rupture des relations diplomatiques entre 2006 et 2009. En juin 2004, la France est même condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en raison de la lenteur d’instruction dans l’affaire Munyeshyaka3.

La reprise des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda en 2009 s’accompagne d’un changement de politique sur la justice du génocide en France. En 2010, Michèle Alliot-Marie et Bernard Kouchner préfigurent la création d’un pôle « génocide et crimes contre l’humanité » au Tribunal de grande instance de Paris (Alliot-Marie et Kouchner, 2010). Ce dernier voit le jour en 2012 et vise en grande partie à instruire les dossiers rwandais.

En l’absence de volonté politique, la mobilisation citoyenne a joué un rôle important dans les années 2000 pour que ce génocide soit instruit. Tel a été le travail de l’association Ibuka France représentant les rescapés du génocide, mais surtout du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), créé en 2001 par Alain et Dafroza Gauthier, surnommés médiatiquement les « Klarsfeld » du Rwanda4 (Malagardis, 2012 ; Gauthier, 2014). Il faut attendre 2014, à la veille de la vingtième commémoration, pour que se déroule le premier procès relatif au génocide des Tutsi en France. Ce dernier concerne Pascal Simbikangwa, ancien capitaine de l’armée rwandaise, accusé d’avoir participé à l’organisation du génocide à Kigali. Largement couvert par la presse, ce procès est considéré comme historique, symbolique, une véritable « révolution judiciaire » (Hubrecht, 2014 ; FIDH et LDH, 2014 ; Salas, 2014 ; Trouille, 2016). En mars 2016, Pascal Simbikangwa est reconnu coupable de génocide et de complicité de crime contre l’humanité par la Cour d’Assises de Paris, et condamné à vingt-cinq ans de prison. Son procès en appel se déroule du 25 octobre au 9 décembre 2016 à la Cour d’assises de Bobigny.

À la différence de ce premier procès, celui d’Octavien Ngenzi et Tito Barahira, deux anciens bourgmestres de Kabarondo condamnés en juillet 2016 à la prison à vie, est peu suivi par la presse. Seuls le CPCR et l’Association française pour la promotion de la compétence universelle proposent sur leurs sites internet une synthèse régulière du procès5.

Pourtant, c’est aussi de la couverture médiatique que dépendent les futurs procès pour génocide. L’absence de public n’encourage pas un investissement politique et financier du « pôle génocide ». Avec les attentats terroristes de 2015 et 2016, le risque est même grand d’observer un désinvestissement du pôle « génocide et crimes contre l’humanité » au profit de la justice antiterroriste. À cette réalité s’ajoute un contexte diplomatique de nouveau très tendu entre la France et le Rwanda. Pourtant, on dénombre actuellement en France près de vingt-cinq procédures en cours concernant le génocide des Tutsi devant le pôle « génocide et crimes contre l’humanité » du Tribunal de grande instance de Paris. Si à l’avenir, il y a probablement des jonctions d’affaires avec des regroupements d’accusés en fonction de critères géographiques ou thématiques, la tâche reste colossale.

Il faut aussi rappeler qu’en novembre 2007 a été créée à Kigali la Genocide Fugitive Tracking Unit (GFTU), visant à enquêter sur les présumés génocidaires en fuite (Karuhanga, 2016). Cette unité a reçu en 2012 du service national des juridictions Gacaca une liste de plus de 70 000 personnes condamnées in absentia à leurs procès. La GFTU a depuis émis près de 600 mandats d’arrêt, le site internet d’Interpol listant plus de 150 notices rouges concernant des Rwandais en fuite recherchés par les autorités rwandaises. On voit dès lors que le processus judiciaire du génocide ne fait que commencer en Europe.

POUR UNE LECTURE HISTORIENNE DES PROCÈS



La longue liste proposée ici des procès du génocide s’étant déroulés hors du Rwanda soulève de nombreuses questions. Ces procès ont-ils eu un impact sur la représentation du génocide dans les pays concernés ? Ont-ils engendré une recherche universitaire sur l’histoire du génocide ? De façon plus générale, une analyse comparative entre ces différents procès et notamment entre leur fonctionnement, pourrait être réalisée. Les cours se sont-elles déplacées au Rwanda ? Qui étaient les experts convoqués ou encore les témoins à charge et à décharge, etc. ? Un procès est-il moins historique si un accusé est finalement acquitté comme ce fut le cas pour Jacques Mungwarere, acquitté en 2013 au Canada ? Ces procès ont-ils été considérés comme historiques et archivés comme tels dans tous les pays ?

La question des archives apparaît ici comme particulièrement importante. Si les archives des procès du TPIR et des Gacaca font l’objet d’une importante réflexion historienne, ce n’est pas le cas des procès en dehors du Rwanda. Un effort archivistique a pourtant été développé à l’occasion de certains procès. Les Archives nationales proposent, par exemple, un inventaire détaillé du procès de Pascal Simbikangwa6. Citons aussi le projet JusinBelgium, visant à produire une base de données numériques des précédents belges en matière de justice internationale.

De façon générale, il s’agit de lire ces procès avec une perspective historienne (Dumas, 2011). Il est possible d’écrire une histoire des procès mais aussi d’enrichir l’historiographie du génocide grâce au travail mené dans le cadre de ces procédures judiciaires. Telle est la démarche historienne adoptée par Ornella Rovetta dans sa thèse sur le procès Akayesu au TPIR (Rovetta, 2013). Le TPIR a jugé les principaux responsables du génocide tandis que les juridictions rwandaises ont principalement jugé les exécutants du génocide. Donc l’étude des procès en Europe et au Canada pourrait permettre de faire évoluer l’historiographie du génocide, notamment en ce qui concerne les responsables intermédiaires du génocide, en particulier les bourgmestres dont le rôle a été particulièrement important en 1994.

Rémi Korman, EHESS

BIBLIOGRAPHIE



Alliot-Marie, Michèle et Kouchner, Bernard, « Pour la création d’un pôle “génocides et crimes contre l’humanité” au TGI de Paris », Le Monde, 6 janvier 2010.

Collard, Marie-France, Bruxelles-Kigali, documentaire, Cobra films et Zeugma Films, Belgique, 2011, 1h58.

Currie, Robert J. et Stancu, Ion, « R. v. Munyaneza : Pondering Canada’s First Core Crimes Conviction », International Criminal Law Review, 2010, vol. 10, n° 5, p. 829-853.

De Vulpian, Laure, Rwanda, un génocide oublié ? : un procès pour mémoire, Bruxelles, Éditions Complexe, 2004.

Dumas, Hélène, « Lecture historienne des politiques de justice au Rwanda », Revue de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), Kigali, mars 2011, p. 307-317.

Dumas, Hélène, Le Génocide au village : le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014.

Gauthier, Alain, « Le témoignage au service de la justice. L’expérience du Collectif des parties civiles pour le Rwanda en France », Les Temps modernes, 2014, n° 680-681, p. 238-247.

Hubrecht, Joël, « Les leçons du procès Simbikangwa : une “révolution judiciaire” en marche ? », Institut des Hautes études sur la justice, 23 février 2015.

Karuhanga, James, « Genocide tracking unit goes after 500 suspects », The New-Times, 22 mars 2016.

Kersting, Natascha, « La poursuite pénale du génocide rwandais devant les juridictions allemandes : L’intention de détruire dans l’affaire “Onesphore Rwabukombe” », La Revue des droits de l’homme [en ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 11 octobre 2016, http://revdh.revues.org/2539.

Kimpimäki, Minna, « Genocide in Rwanda – Is It Really Finland’s Concern ? », International Criminal Law Review, 2011, vol. 11, n° 1, p. 155-176.

LDH, FIDH, Rwanda. Procès de Pascal Simbikangwa : retour sur un procès emblématique, décembre 2014, 24 p.

Malagardis, Maria, Sur la piste des tueurs rwandais, Flammarion, 2012.

May, Patrick, Quatre Rwandais aux Assises belges : la compétence universelle à l’épreuve, Éditions L’Harmattan, 2001.
Rovetta, Ornella, Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda comme source d’histoire ? , Université libre de Bruxelles, Bruxelles, 2013.

Salas, Denis, « Punir et réparer après un génocide à propos du procès de M. Simbikwanga, jugé pour faits de génocide sur les tutsis du Rwanda : (Cour d’Assises de Paris, 4 février – 14 mars 2014) », Archives de politique criminelle, n° 36, 2014, p. 147-159.
Trouille, Helen L, « France, Universal Jurisdiction and Rwandan génocidaires The Simbikangwa Trial », Journal of International Criminal Justice, 2016, vol. 14, n° 1, p. 195-217.

[Notes]



1 Voir http://assisesrwanda2001.org/

2 Rwandan extradition judgment, In the Westminster Magistrates’ Court Between : the Government of the Republic of Rwanda-Requesting state -v- Vincent Brown (aka Vincent Bajinya), Charles Munyazeza, Emmanuel Nteziryayo, Celestin Ugirashebuja and Celestin Mutabaruka-Requested persons, 21 décembre 2015, 128 p.

3 CourEDH, Mutimura c. France, 8 juin 2004. En 2015, Wenceslas Munyeshyaka bénéficie finalement d’un non-lieu.

4 Voir http://www.collectifpartiescivilesrwanda.fr/

5 Voir http://proces-genocide-rwanda.fr/ et https://competence-universelle.org/tag/genocide-rwandais-en-1994/

6 Pour consulter l’unité de description, voir la salle de l’inventaire virtuel de Archives Nationales : http://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr. On y trouve le calendrier précis des séances du procès.

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