Fiche du document numéro 27674

Num
27674
Date
Jeudi 21 janvier 2021
Amj
Taille
131979
Titre
Affaire de Karachi : la complainte d’Edouard Balladur
Sous titre
Au deuxième jour du procès devant la Cour de justice de la République, l’ex-premier ministre a clamé son innocence, dénonçant des « affabulations ».
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Devant le pupitre transparent, la barre de la Cour de justice de la République (CJR), il est permis de s’exprimer sans protection anti-Covid. On y est seul, à bonne distance de tous. Enlever son masque vient comme une invitation supplémentaire à dire la vérité. Mercredi 20 janvier, au deuxième jour du procès d’Edouard Balladur et de François Léotard dans l’affaire de Karachi, l’audience a pourtant donné l’impression que certains ôtaient leur masque plus que d’autres.

Comme prévu, l’ancien premier ministre s’est avancé le premier, d’un pas lent mais assuré, pour lire un propos liminaire. Le langage choisi, semé de doubles négations, parsemé de subjonctifs, ponctué de toussotements, n’a qu’un objectif : faire comprendre à la cour combien cette comparution lui paraît inique (un mot qu’il n’emploie pas), même s’il n’aurait pas l’idée de s’y soustraire. Lui qui a, rappelle-t-il, fait voter une loi en janvier 1995 pour encadrer plus strictement le financement des campagnes électorales, aurait employé pour sa propre campagne présidentielle, la même année, des moyens illégaux ? « Je serais un personnage d’une singulière perversité, si j’avais, dans le même temps, prétendu assainir notre vie publique et tenté de la polluer. »

D’ailleurs, le Conseil constitutionnel a validé ses comptes, fait-il valoir, semblant oublier que son ancien président, Roland Dumas, avait fermé les yeux sur ses irrégularités, comme sur celles du vainqueur, Jacques Chirac, pour « sauver la République ». En 2012, François Hollande avait initié les Français aux délices de l’anaphore, cette figure de rhétorique qui consiste à répéter une formule pour rythmer le discours, comme un motif musical lancinant : « Moi président. » Celle de M. Balladur, répétée à cinq reprises, sera : « Hors du commun. »

Instruction « à charge contre moi »



Une affaire « hors du commun » par sa durée, par sa violence – « rien ne m’a été épargné dans les affirmations mensongères sans cesse répétées à la presse » – ; par le « sectarisme » de ses juges – « une instruction menée à charge contre moi et moi seul » – ; par des magistrats à « l’incompétence avérée » (Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire seront contents de l’apprendre), qui ont « persisté, sur la base d’affabulations et de rumeurs, à me présenter comme le “grand architecte” d’un système organisé à mon profit ». On serait bien en peine de trouver des preuves de ces interventions présumées : tout n’est qu’un échafaudage de suppositions visant à le diffamer, assure-t-il. « On me demande d’apporter la preuve de ce que je n’ai pas fait, ce qui est par définition impossible. »

Il y a des réserves d’énergie dans ce frêle prévenu qui entre maintenant dans les détails : « Les sommes retirées à Genève début avril 1995 ne peuvent matériellement correspondre aux espèces qui ont été déposées sur mon compte de campagne fin avril, puisque ce ne sont ni les mêmes montants ni les mêmes billets. » L’audition des témoins jettera peut-être un peu de lumière sur ce point. Car pour le reste, on n’a pas appris grand-chose. M. Balladur, 91 ans, se plaint de la durée invraisemblable de cette affaire. Mais ce sont les investigations sur l’attentat de Karachi (Pakistan), où onze Français de la branche internationale de la Direction des constructions navales (DCNI) ont trouvé la mort en mai 2002, qui ont abouti sans le vouloir à la mise au jour d’un système de financement supposé de la vie politique.

Réponses dilatoires



François Léotard, interrogé ensuite par le président Dominique Pauthe, aura, comme M. Balladur, un mot de compassion pour les familles des victimes. Aucun lien n’a cependant été établi à ce jour entre cet attentat-suicide et l’arrêt du versement des commissions, en 1996, sur la vente des sous-marins Agosta au Pakistan (1994). Que dire des deux heures d’audition de l’ancien ministre de la défense ? Les questions du président, tantôt précises, tantôt filandreuses, aboutissent à des réponses dilatoires. M. Léotard, qui a abandonné la vie politique à l’aube du XXIe siècle, laisse sourdre une forme d’indifférence et de lassitude.

Parfois, il s’agace. « C’est de l’épicerie. Je ne suis pas épicier. Pendant ce temps-là, il y avait le Rwanda, la Bosnie. Je ne m’occupais que des affaires lourdes. » Il prend la défense de son ami Renaud Donnedieu de Vabres, conseiller à son cabinet et interlocuteur de l’intermédiaire Ziad Takieddine, à l’époque. Il lui faisait confiance, voilà tout. Le président Pauthe insiste.

« Excusez-moi, on ne parle pas du Rwanda aujourd’hui. Ces contrats, c’était quand même important. Est-ce qu’il ne fallait pas être particulièrement vigilant, au vu des sommes engagées ?

Ce que je voulais, c’est réussir au nom de la France. Vous pouvez me condamner, cela m’est complètement égal. »

A la fin de l’audience, l’heure du couvre-feu étant passée, il s’assurera de ne pas risquer « une amende de 135 euros ». C’est presque gênant.

Ordre de Jacques Chirac



Le témoignage d’Emmanuel Aris, l’ancien vice-président de la DCNI, entré dans l’entreprise publique en 1994, soulage par sa clarté. « Mon rôle était de chercher des intermédiaires partout dans le monde pour nous aider à gagner des affaires. » M. Aris explique qu’il a monté une série de sociétés-écrans sur deux niveaux dans des paradis fiscaux pour payer les commissions, déclarées à Bercy ! En juin 1994, son patron, Dominique Castellan, lui demande de rencontrer Renaud Donnedieu de Vabres, qui lui impose Ziad Takieddine dans le contrat des sous-marins Agosta. Très dubitatif quant à l’utilité de ce nouvel intermédiaire alors que le contrat est, assure-t-il, sur le point d’être signé, il se plie, sur ordre de sa hiérarchie, à cette exigence.

La hauteur des commissions demandées, l’accélération du calendrier de paiement font de ces négociations un affrontement permanent avec Takieddine. Jusqu’au jour où il voit arriver un certain Frédéric Bauer. « Il faut arrêter de payer les commissions. Dès demain matin. » L’ordre vient de Jacques Chirac, comprend-il. Il s’exécute et doit régler une facture de 100 000 francs en liquide à ce M. Bauer. Dès lors, il n’entend plus parler de Ziad Takieddine. Jamais, en trente ans de métier, conclut M. Aris, il n’avait vu ce qu’il s’est passé en deux ans à la DCNI.

Béatrice Gurrey

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024