Fiche du document numéro 27565

Num
27565
Date
Jeudi 17 décembre 2020
Amj
Taille
107085
Titre
La Françafrique au prix d’un génocide
Nom cité
Nom cité
Résumé
Review of the book "The French State and the Tutsi Genocide in Rwanda" published in 2020 at Agone by Raphaël Doridant and François Graner.
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Dans leur ouvrage L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020), Raphaël Doridant et François Graner analysent la politique française au Rwanda. Le « Plus jamais ça ! » proclamé après le génocide des Juifs et des Tziganes, auquel le régime de Vichy avait contribué directement, n’a pas empêché que se pose à nouveau, cinquante ans plus tard, la question du rôle de l’État français dans un deuxième génocide. Une complicité indirecte, cette fois, dans l’extermination des Tutsis du Rwanda.

Selon les auteurs, « la politique française au Rwanda fut le produit d’un choix délibéré. Les archives et les témoignages disponibles ne permettent pas de l’imputer à d’éventuels dysfonctionnements. Ni à un quelconque aveuglement car, à partir de 1990, et plus spécifiquement de 1993, les responsables politiques et militaires français étaient correctement informés du fait que les extrémistes hutus préparaient puis perpétraient le génocide des Tutsis. Pourtant, avant, pendant et après le génocide, ils ont activement soutenu ces extrémistes, matériellement et politiquement. Cette aide française a eu un effet décisif sur le crime commis, sur l’impunité des coupables et sur leur action durable de déstabilisation de la région des Grands Lacs. Cet engagement français au-delà de toute raison ne fut pourtant qu’une radicalisation à l’extrême de la politique ordinaire de la France à l’égard de l’Afrique. Une politique fondée sur le néocolonialisme, sur la raison d’État qui couvre des intérêts économiques parfois crapuleux, sur un soutien sans failles aux régimes en place, peu importe qu’ils soient des dictatures, au nom de la parole de la France et de la «stabilité» des pays concernés, perçus comme susceptibles d’être fragilisés par des luttes « tribales » ou « ethniques ». La condition d’une telle politique est le pouvoir exorbitant dont dispose le président de la République française, au mépris des principes démocratiques. Enfin, ultime clé sans laquelle la complicité de génocide n’aurait pas été possible : un racisme d’airain, qui non seulement conduisit nos dirigeants à épouser une conception ethniste du pouvoir légitime, mais encore les amena à une froide indifférence face à la mise à mort d’Africains.

De bout en bout, la machine d’État a fonctionné correctement. L’information pertinente est remontée du Rwanda vers Paris où elle a été diffusée, lue, analysée, archivée. La chaîne de responsabilité était en place, les décideurs assistés de leurs conseillers se sont réunis à une fréquence adaptée, leurs réunions se sont déroulées dans le calme et ont abouti à des décisions consignées dans des comptes rendus. Ces décisions ont été transmises aux personnes chargées de les appliquer, qui les ont exécutées avec compétence et en ont rendu compte. À aucun moment il n’est détecté de vacance du pouvoir, de faute professionnelle, de décision hâtive, de dysfonctionnement des rouages, de rupture de chaîne de commandement, ni d’aveuglement. Il s’agit bien d’une volonté politique, maintenue et assumée par Mitterrand, ses proches conseillers, l’état-major et leurs soutiens ; politique jamais infléchie par les alertes reçues, puis par le génocide en cours, pas plus qu’elle ne fut remise en question après la défaite militaire des auteurs de l’extermination des Tutsis rwandais. »


Petit pays de l’Afrique des Grands Lacs accroché à l’immense Congo, le Rwanda n’est entré que très tardivement dans la « famille » françafricaine. Ancienne colonie allemande (à partir de 1894), puis belge (à partir de 1916), ce n’est qu’à partir des années 1960 que la France y prend pied, juste après une indépendance encadrée par la Belgique et l’Église catholique qui ont poussé au pouvoir une élite hutue favorable à leurs intérêts. Jusque-là leur alliée, l’élite tutsie, rassemblée autour du monarque, revendique, elle, une indépendance pleine et entière que ni la Belgique ni l’Église ne sont prêtes à accorder. Cette élite hutue va fonder son pouvoir sur le rejet de ce qu’elle nomme la féodalité tutsie et sur le déni de l’appartenance des Tutsis à la nation rwandaise.

Au Rwanda, il n’y a pas d’ethnies. Dans le Rwanda précolonial, trois groupes sociaux s’entremêlent : les Hutus cultivateurs, les Tutsis éleveurs, les Twas chasseurs et potiers. L’appartenance à ces groupes n’est pas le critère déterminant de l’identité sociale, même si le pays est dirigé par une dynastie tutsie appuyée principalement sur l’aristocratie tutsie, qui constitue une petite minorité d’entre eux.

C’est le regard du colonisateur européen, allemand puis belge, qui fait de ces trois groupes des « races », en postulant la supériorité de la « race » tutsie assimilée à la « race » blanche. A partir de 1959 et de l’accession au pouvoir par l’élite hutue, commence une série de persécutions contre les Tutsis (1959, 1963, 1973) qui pousse à l’exil des centaines de milliers d’entre eux. Dans les années 1980, ces exilés et leurs descendants constituent le Front Patriotique Rwandais (FPR), dont Paul Kagame est alors l’un des chefs militaires. Le FPR demande le retour des exilés au Rwanda, ce que refuse le président rwandais Juvénal Habyarimana. Le 1er octobre 1990, le FPR attaque le Rwanda depuis l’Ouganda. Le régime Habyarimana, fragile, reçoit immédiatement le soutien militaire du président François Mitterrand pour tenir le choc face à cette attaque. Ce soutien militaire ne se démentira pas et ira jusqu’à la prise en main indirecte de l’armée rwandaise par des officiers français en février 1993.

La France soutient le régime Habyarimana alors qu’elle sait depuis 1990 que les plus hauts responsables rwandais agitent l’idée d’un génocide des Tutsis. Des massacres de Tutsis ont d’ailleurs lieu en 1990, 1991, 1992, 1993… Les autorités françaises encouragent au départ la démocratisation du régime, car, parallèlement à la guerre, une partie de la population rwandaise a soif de démocratie et à partir de 1992, le dictateur Habyarimana doit composer avec un gouvernement formé en partie de membres de l’opposition. Ce gouvernement négocie des accords de paix avec le FPR. En 1993, Paris bascule dans le soutien aux extrémistes, quand le ministre français de la coopération en visite à Kigali en appelle à un front commun des Hutus contre le FPR, au moment même où une commission internationale d’enquête formée par des ONG de défense des droits de l’homme démontre que les meurtres de Tutsis sont organisés par le sommet de l’État rwandais.

Le processus de négociations entre le FPR et le gouvernement rwandais d’opposition à Habyarimana aboutit aux accords d’Arusha d’août 1993. Ces accords prévoient une transition politique incluant le FPR, et la présence d’un contingent de Casques bleus pour aider à leur mise en place. Ils sont âprement combattus par un petit cercle d’extrémistes hutus rassemblés autour de Agathe Kanziga (femme du président), de sa famille et de ses proches, dont le colonel Bagosora. Ces extrémistes s’appuient sur des hiérarchies parallèles au sein de l’administration civile et de l’armée, et d’une milice, les Interahamwe, qui commet de nombreux meurtres de Tutsis.

En octobre 1993, l’assassinat du président burundais Ndadaye – un Hutu – par des militaires tutsis douche les espoirs de paix au Rwanda. Ce meurtre paraît en effet conforter le discours des extrémistes hutus – « le FPR et les Tutsis complotent pour exterminer les Hutus ». Ces derniers le mettent à profit pour déstabiliser le Rwanda et tenter de provoquer le génocide des Tutsis que Bagosora et ses amis préparent au moins depuis l’automne 1992. Les extrémistes fomentent un coup d’État dont le premier acte est l’assassinat, le 6 avril 1994, du président Habyarimana, qu’ils jugeaient trop conciliant puisque, après de longs mois de tergiversations, il venait d’accepter la mise en place des institutions de transition, sans la participation du parti hutu le plus extrémiste.

L’attentat contre l’avion présidentiel est immédiatement suivi du déclenchement du génocide des Tutsis et de l’assassinat, dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, des responsables politiques hutus favorables aux accords de paix avec le FPR, dont la première ministre. Un gouvernement intérimaire composé d’extrémistes hutus est mis en place avec l’assentiment de l’ambassade de France. Il va organiser l’extermination des Tutsis pendant cent jours, une extermination qui coûtera la vie à entre 800 000 Tutsis et plus d’un million d’entre eux, selon les estimations. Un génocide rendu possible par la mobilisation de tout l’appareil d’État, des milices et d’une partie de la population hutue fanatisée par les radios, dont la Radio des Mille Collines. Malgré leur résistance, les Tutsis ne peuvent lutter efficacement avec des pierres contre des grenades et des armes à feu. La machette ne vient qu’ensuite, lorsqu’il s’agit de tuer ou d’achever des Tutsis blessés ou affaiblis.

La France organise une opération d’évacuation de ses ressortissants, l’opération Amaryllis. Les militaires français évacuent aussi des dignitaires du régime Habyarimana, dont sa veuve Agathe Kanziga, mais ils abandonnent les employés tutsis de l’ambassade et du centre culturel. La plupart trouveront la mort. Les autorités françaises offrent un soutien politique, diplomatique et militaire au gouvernement génocidaire et à son armée : réception, le 27 avril 1994, du ministre des affaires étrangères et de son directeur des affaires politiques par le premier ministre Balladur et son ministre des affaires étrangères Alain Juppé, ainsi que par le conseiller Afrique du président Mitterrand ; livraisons d’armes (munitions surtout) ; entretiens, du 9 au 13 mai, d’un officier d’état-major rwandais avec un général français qui lui dit que les Français ne peuvent rien faire si l’image internationale du Rwanda ne s’améliore pas dans les médias.


Sur le terrain, les troupes du FPR repoussent les troupes gouvernementales et mettent fin au génocide au fur et à mesure de leur avance. Fin mai 1994, le président rwandais par intérim lance un appel au secours au président Mitterrand. Les dirigeants africains du « pré carré » font pour leur part savoir à Paris que la victoire militaire d’une rébellion dans un pays dont la sécurité est garantie par la France serait du plus mauvais effet. Soumises par ailleurs à la pression d’associations qui critiquent le soutien accordé au gouvernement intérimaire, et craignant que l’Afrique du Sud ne prennent une initiative, les autorités françaises décident d’intervenir au Rwanda. Le 15 juin 1994, Mitterrand prend la responsabilité d’une opération militaro-humanitaire, approuvée le 22 juin par l’ONU : l’opération Turquoise. Sous le masque humanitaire se dissimule – mal – une opération militaire qui vise à empêcher le FPR de prendre le contrôle de l’ensemble du Rwanda.

Sous les ordres du général Lafourcade, près de 3000 soldats d’élite, très bien équipés, mais manquant cruellement de logistique humanitaire et médicale, sont envoyés sur le terrain, avec pour ordre initial d’aller jusqu’à Kigali, assiégée par le FPR. L’affrontement avec ce dernier est évité de peu le 30 juin en lisière de la forêt de Nyungwe, puis le 4 juillet à Gikongoro. Début juillet, la France met en place une Zone humanitaire sûre (ZHS), qui permet de sanctuariser un « pays hutu » à l’Ouest du Rwanda. Cette ZHS est d’ailleurs utilisée comme refuge par les troupes gouvernementales face aux forces du FPR. Les milices présentes dans cette zone sont parfois désarmées, mais le plus souvent, les Français passent l’éponge sur leurs exactions et les considèrent comme des combattants de la « défense civile » luttant contre le FPR. Les autorités locales rwandaises sont elles aussi exonérées du génocide des Tutsis qu’elles ont pourtant encadrées. Les Français ont en effet besoin d’elles pour contrôler la population hutue de la ZHS. Pendant l’opération Turquoise, les livraisons d’armes aux génocidaires se poursuivent à l’aéroport de Goma, tenu par les Français.

Parallèlement, les militaires français découvrent peu à peu la réalité du génocide des Tutsis, qui ne correspond pas à la présentation qui leur en a été faite comme d’ « affrontements interethniques ». Le volet humanitaire de Turquoise va se développer de plus en plus, à partir de début juillet, à la suite du sauvetage des Tutsis de Bisesero. Après avoir été abandonnés à leurs tueurs pendant trois jours par les militaires des forces spéciales présents à quelques kilomètres, ces Tutsis sont enfin secourus le 30 juin 1994, à l’initiative non pas du commandement de Turquoise, mais d’un détachement qui place la hiérarchie devant le fait accompli. Entre temps, un millier d’entre eux ont perdu la vie. Après Bisesero, les missions de sauvetage des Tutsis réalisées par les troupes françaises, parfois avec un grand courage, vont se multiplier. Les rescapés sont rassemblés dans des camps gardés par les militaires français. Des témoins rapportent que dans certains de ces camps, des Tutsis sont victimes d’exactions de la part de soldats français.

À la mi-juillet, la défaite militaire des génocidaires est acquise. Une partie des troupes gouvernementales se replie dans la ZHS, tout comme la plupart des membres du gouvernement génocidaire. Les militaires français facilitent leur fuite au Zaïre par le sud-ouest, quand le gros des forces armées rwandaises traversent la frontière à Goma, où se trouve le poste de commandement de Turquoise. Les auteurs du génocide entraînent avec eux plus d’un million et demi de Rwandais, rassemblés dans des camps de réfugiés sous leur contrôle, situés tout proches de la frontière.

À l’abri dans ces camps, le gouvernement génocidaire, ses forces armées et les milices préparent la reconquête du Rwanda, avec le soutien français : des livraisons d’armes ont lieu à Goma jusqu’au printemps 1995, des militaires et des miliciens sont entraînés en Centrafrique, la veuve du président Habyarimana, Agathe Kanziga, rencontre le conseiller militaire du président Chirac et des officiers français. L’invasion n’aura pas lieu car une rébellion congolaise menée par Laurent-Désiré Kabila, soutenue militairement par Kigali, renverse le régime corrompu du maréchal Mobutu.

Jusqu’au bout, même une fois le génocide commis, les dirigeants français auront donc privilégié une conception de la France comme puissance impériale dans le monde, rivale des « Anglo-saxons », une France qui ne peut abandonner ses alliés, même s’ils commettent un génocide. Cet imaginaire de la France puissance est bien ancré dans l’appareil d’État, au sein de la classe politique, et chez une partie de nos concitoyens. Il est inquiétant de constater que les présidents de la République successifs reprennent cette orientation politique. Peu avant son élection, Emmanuel Macron a ainsi déclaré : « Je suis très attaché à la stabilité des États, même quand nous sommes face à des dirigeants qui ne partagent pas nos valeurs ». Aujourd’hui, le poids des militaires sur la décision politique s’est renforcé, tout comme celui du secret défense pour protéger les gouvernants.

Il n’est dès lors pas surprenant qu’un discours fallacieux empruntant aux figures habituelles du négationnisme soit produit par d’anciens responsables politiques de l’époque : relativisation du génocide des Tutsis, noyé dans des « massacres interethniques » ou dans un vague « génocide rwandais » ; attribution au FPR de la responsabilité de l’extermination des Tutsis, qui auraient été sacrifiés à l’objectif de conquête du pouvoir ; accusation d’avoir perpétré un génocide au Congo. Ce discours tourne autour d’un élément-clé : l’attribution au FPR de l’assassinat du président Habyarimana. Deux expertises balistiques, britannique et française, font pourtant partir les tirs des abords du camp militaire de Kanombe, fief des officiers extrémistes regroupés autour du colonel Bagosora. Des expertises corroborées notamment par le témoignage d’un officier français qui logeait dans le camp.

Il est à craindre que les responsables français de l’époque ne continuent à favoriser la diffusion de ces thèses négationnistes, à moins que les dirigeants actuels de notre pays ne reconnaissent enfin, courageusement et publiquement, les responsabilités de l’État français dans le génocide des Tutsis.

Pour aller plus loin : https://agone.org/dossiersnoirs/letatfrancaisetlegenocidedestutsisaurwanda/

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024