Citation
Hutu ? Tutsi ?
Je ne voudrais être ni l’un ni l’autre, tout simplement Rwandais
Notre folie a jeté l’opprobre sur notre culture
Notre nom est à jamais souillé, entaché de sang
Je nous en veux d’avoir tué l’homme
D’avoir substitué Dieu à l’anéantissement
D’être allé si loin dans les ténèbres
D’avoir atteint le paroxysme du mal absolu
Les opinions publiques se lassent des drames dont les médias les assaillent
Et le « Plus jamais ça ! » recommence à chaque fois
Je suis mort le 24 avril 1915 en Arménie
Je suis mort le 1er janvier 1942 en Pologne
Je suis mort le 7 avril 1994 au Rwanda
Je suis l’idée de l’homme
Et mon revers est le génocide
Le génocide, la bête immonde
Mais au fond, qu’y a-t-il de plus humain qu’un génocide ?
Jamais les vautours ne décideront de rayer les aigles de la surface de la planète
Il n’y a que l’homme pour avoir l’intelligence de cette folie
Les journalistes, eux, sont enclins à insister sur l’irrationalité d’un génocide : « Comment peut-on tuer des femmes, des enfants, des fœtus ? »
Et puis les détails des massacres s’étalent dans les colonnes de la presse
Empêchant de penser clairement la logique de acteurs, de comprendre le massacre, de saisir sa rationalité délirante
Et puis, vous vous dites : « Ce sont des massacres interethniques, des haines tribales ancestrales, les Africains ont l’habitude ! Ils ne sont pas comme nous ! Nous, civilisés. Nous, humanistes. Nous, modernes et organisés »
Mais, au fond, qui y a-t-il de plus moderne et d’organisé qu’un génocide ?
Le génocide, c’est l’industrialisation du crime, la taylorisation de l’assassinat
Les tueurs ne disent plus : « Je tue ». Ils disent : « Je travaille. La mort est mon métier »
Car sans organisation, comment faites-vous pour tuer un million de Tutsi en 100 jours ?
Car sans organisation, comment faites-vous pour tuer six millions de Juifs en quatre ans ?
Ici, je suis un manager et je vous parle d’efficacité, de productivité, de rentabilité
Auschwitz, Murambi, ce sont des usines où l’on fabriquait la mort…
Alors, le génocide ?
Le génocide ?
Le génocide, c’est quoi ?
C’est Hitler qui dit vouloir en finir avec la « question juive »
Le génocide ?
Le génocide, c’est quoi ?
C’est le colonel Bagosora qui déclare : « Je rentre à Kigali pour préparer l’apocalypse »
Alors vous, les enfants de l’espace à la quiétude inquiète
Vous, les fils et les filles du confort à l’accumulation matérielle insatisfaite
Vous me demanderez : « Pourquoi ? »
Je vous répèterai qu’on n’explique pas Auschwitz
Alors, vous me demanderez : « Mais comment ? »
Et je vous dirai d'enlever pendant un siècle jusqu’aux racines même de la culture d’un peuple et vous planterez d’un même élan, dans chaque tête, les germes du mal
Puis il vous faudra parvenir au déni de l’humanité de l’autre
Le Juif est un virus, une vermine. Le Tutsi, un cancrelat
Ceci, vous y parviendrez par la souffrance, l’éducation et l’impunité
La souffrance cherche une cause, l’éducation la désigne, l’impunité encourage et libère
Quand un peuple en est là, ce qu’il peut entreprendre dans l’ordre du crime est sans limite
Un génocide, ce n’est pas une explosion subite de haine
Un génocide, c’est tout ce qu’il y a de plus froid et d’implacable
Alors, vous qui m’avez écouté, vous qui n’êtes ni Hutu, ni Tutsi. Pas plus que moi
Puisque vous êtes avant tout des femmes, des hommes
Restez vigilants
Si l’autre en face vous conteste votre humanité
Montrez-la lui, en faisant peser sur sa vie tout votre poids d’homme
Exigez tout simplement de l’autre votre droit d’être humain !
Ibuka, Ibuka, Ibuka