Fiche du document numéro 2731

Num
2731
Date
Mercredi 18 janvier 2012
Amj
Taille
3262867
Titre
Les juges n'écrivent pas l'histoire
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La récente présentation des conclusions de
l'expertise commandée par les juges Marc Trévidic et
Nathalie Poux sur l'attentat du 6 avril 1994 contre le président
Habyarimana (Libération du 11 janvier) ne désigne pas encore
formellement les auteurs de cet assassinat. Si bien des incertitudes
demeurent, elle prive cependant les révisionnistes de l'histoire du
génocide de leur principal argument. Les enjeux ne sont pas minces en
France, tant l'inflation des discours récusant la spécificité du
génocide des Tutsis a placé l'histoire de cet événement majeur du XXe
siècle dans le champ des polémiques, de l'invective et des procès
d'intention.
S'appuyant sur des constructions idéologiques du passé,
beaucoup d'auteurs revendiquant le statut «d'experts» ou de
«journalistes d'investigation» fondèrent leurs prétentions historiques
sur le postulat, qui s'avère aujourd'hui faux, selon lequel le Front
patriotique rwandais (FPR) était «nécessairement» à l'origine de
l'attentat afin de déstabiliser le pays et ainsi prendre le pouvoir par
les armes. Dans ces récits, nourris de «révélations» et de «scoops»
médiatiques, le massacre des Tutsis s'est alors trouvé ravalé au rang de
réaction de «fureur» d'une population hutue ivre de vengeance. Une autre
version, relevant d'un négationnisme plus radical encore, a également
imputé à Paul Kagamé la responsabilité de l'attentat, cette fois dans le
dessein de déclencher l'extermination de son propre peuple. Les victimes
devenaient responsables de leur mise à mort et, dans le même temps, le
FPR pouvait asseoir sa légitimité politique sur ce million de morts.
Dans toutes ces déclinaisons révisionnistes, le FPR apparaît comme le
seul acteur mu par une intention machiavélique, tandis que le génocide
des Tutsis est renvoyé pour sa part du côté de l'improvisation ou d'une
réaction spontanée d'une partie des Rwandais hutus.
Aujourd'hui, cette présentation est à terre. Ceux qui ont contribué
depuis tant d'années à présenter l'attentat comme une donnée
d'interprétation indiscutable de l'histoire de la guerre et du
génocide sont pris à leur propre piège. Il est à craindre pourtant
qu'ils parviendront à tisser de nouveaux fils de type
«conspirationniste» pour adapter l'entreprise négationniste à cette
nouvelle donne. Il serait naïf de croire au discrédit définitif de ces
thèses.
Pourtant, ce rebondissement de la chronique judiciaire inflige
une sévère leçon d'humilité à tous ceux qui ont prétendu «réviser» le
passé sur la base de leur parti pris idéologique. Travailler l'histoire
du temps présent exige de la prudence et, parfois aussi, des aveux
d'ignorance quand certains événements ne peuvent être élucidés par les
moyens d'enquête à la portée des chercheurs. Les sciences sociales ne
peuvent se substituer au travail judiciaire, tout comme le débat sur les
lois dites «mémorielles» rappelle que le droit ne saurait forger une
vérité historique. Or, sur le Rwanda, les deux registres du droit et des
sciences sociales furent abondamment confondus. Là où des juges
(Jean-Louis Bruguière et Fernando Merelles) ont prétendu «réécrire»
l'histoire, des universitaires, journalistes ou acteurs politiques de
l'époque se sont pour leur part érigés en procureurs.
Cette confusion des genres a relégué la recherche historique au second
plan, comme si la compréhension véritable d'un tel génocide reposait
exclusivement sur des expertises judiciaires. Or, pas plus hier
qu'aujourd'hui, l'attentat du 6 avril 1994 ne constitue la clé de
voûte expliquant cet événement historique et le processus qui y a
conduit.
Toutefois, les sources mobilisées et suscitées par la justice (en
France, au TPIR et au Rwanda) sont susceptibles de nourrir la
recherche en sciences sociales, à condition d'en faire un usage
critique et de les placer dans le contexte précis de leur
production. Ce sont là des précautions méthodologiques bien connues,
pourtant ignorées avec une désinvolture surprenante depuis bientôt
dix-huit ans par une série d'«experts» de la question rwandaise.
Ajoutons que l'accès aux sources et au terrain ne peut se passer d'une
familiarité avec la langue et avec les lieux du Rwanda. Exigences
scientifiques là encore trop souvent négligées et qui débouchent sur
le recours à des arguments de type culturaliste pour cautionner des
témoignages qui s'avèrent fragiles. Le récit d'Abdul Ruzibiza (témoin
clé de l'ordonnance Bruguière), auquel deux malheureux universitaires
apportèrent leur caution, est emblématique de ce manque de
rigueur. Les derniers développements de l'instruction menée par les
magistrats français permettent de rappeler ces règles
fondamentales. Car, si l'ampleur et la radicalité de ce génocide
obligent les chercheurs à forger de nouveaux outils d'enquête et
d'interprétation, ces derniers ne sont ni policiers, ni juges, ni
experts en balistique.
En revanche, et de manière plus générale, on doit interroger les
effets des conclusions de l'expertise commandée par les juges Marc
Trévidic et Nathalie Poux sur les conditions d'écriture de cette
histoire. Le contexte politique et diplomatique s'en trouvera sans
doute un peu plus apaisé à terme, contribuant probablement à
l'émergence de nouvelles approches et de nouveaux questionnements
historiques. Lorsqu'il sera débarrassé d'un climat de suspicion
alimenté par les accusations relatives à l'attentat, gageons qu'il
sera plus aisé d'entamer des recherches neuves sur les aspects encore
méconnus de ce passé. Par exemple l'histoire du FPR et de la guerre
qu'il mena au Rwanda entre 1990 et 1994 qu'il faudra écrire en
historien. Et non en procureur.

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