Fiche du document numéro 27293

Num
27293
Date
Lundi 5 octobre 2020
Amj
Taille
692057
Sur titre
 
Titre
L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda
Sous titre
Raphaël Doridant et François Graner, membres de l'association Survie, ont publié récemment chez Agone un ouvrage non seulement sur le génocide des Tutsis au Rwanda, mais surtout sur le rôle qu'y a joué l'État français. Nous revenons dans cet entretien sur quelques points fondamentaux, dans un contexte où une commission d'historien.nes doit rendre dans quelques mois un rapport sur le sujet.
Tres
 
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Nom cité
Nom cité
Cote
 
Résumé
Interview with Raphaël Doridant and François Graner on the occasion of the publication of their book on the French State and the genocide of the Tutsi in Rwanda.
Extrait de
 
Commentaire
 
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
(1) Association d'information et de lutte contre la politique de soutien à des dictatures de la
zone d'influence française en Afrique (la "Françafrique").
(2) Raphaël Doridant & François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au
Rwanda, Agone, 2020.
L'Émancipation : Bonjour, et merci pour cet entretien. Dans votre ouvrage, vous
indiquez que l'opposition entre Hutus et Tutsis, qui débouchera sur le génocide de ces
derniers, est largement liée à la colonisation. Pourriez-vous expliciter ? Par ailleurs le
Rwanda a été colonisé par la Belgique, quelle est le rôle de la puissance française dans
ce contexte ?
Raphaël Doridant & François Graner :
Dans le Rwanda pre‘-colonial, trois groupes se distinguaient par leurs activités
sociales : l’agriculture pour les Hutus, l’élevage des bovins pour les Tutsis, la
chasse et la poterie pour les Twas. Ces activités n’e‘taient pas exclusives : des
Hutus e‘levaient aussi des vaches, et des Tutsis e‘taient aussi agriculteurs et
agricultrices. Ajoutons que l’appartenance à l’un ou à l’autre de ces groupes
n’était qu’un éle‘ment de l’identite‘ sociale, au me‘me titre que l’appartenance
régionale, la profession et l’appartenance à un clan ou à un lignage. L’aristocratie
é‘ tait essentiellement tutsie, mais elle ne concernait qu’une minorité‘ de
l’ensemble des Tutsis. D’autre part, des Hutus, riches en bétail et proches du roi
ou d’un chef, pouvaient devenir tutsis.
Les rapports sociaux entre Hutus et Tutsis s’étaient cependant durcis à la fin du
XIXe siècle, au moment de l’arrivée des colons allemands puis belges. Ceux-ci
ont greffé sur la situation rwandaise les thé‘ories raciales européennes sur l’inégalité
des races humaines, soutenues notamment par le Français Gobineau. À partir
d'une distinction sociale accordant une prééminence a‘ une minorité de Tutsis,
ils ont construit une distinction raciale, les Tutsis devenant une “race”
supe‘rieure apparentée à la “race” blanche.
Pour gouverner, la Belgique et l'Église s'appuient pendant un demi-siècle sur
l’élite tutsie, jusqu'à ce que cette dernière réclame l'indépendance. Autour de
1960, les Belges et l'Église organisent alors une indépendance sous leur contrôle
via la prise de pouvoir par l’élite hutue. La France soutient la politique belge à
l’ONU. Ce n'est qu'ensuite qu’elle tente de supplanter la Belgique en prenant
pied au Rwanda par étapes.
L'Émancipation : Le génocide des Tutsis est déclenché en avril 1994, l'impérialisme
français procède à une intervention militaire directe en juin sur la base d'une résolution
de l'ONU : l'“opération Turquoise”. Est-ce la première
intervention militaire de la France au Rwanda ? Pourquoi
parlez-vous d'“habillage humanitaire” ?
R. & F :
Turquoise est l'une des plus grosses interventions de la
France en Afrique depuis la décolonisation.
Mais ce n'est pas la première intervention militaire de la
France au Rwanda. Il y avait déjà eu une intervention
longue (d’octobre 1990 à décembre 1993), avant le
génocide : l’opération Noroit. C'était une opération de
soutien au régime du président Habyarimana, qui
paraissait assez classique de la part des Français. Censée
durer quelque semaines, pour aider à contrer une
attaque des rebelles du Front patriotique rwandais (FPR),
en grande majorité tutsis, et protéger les ressortissant·es
français·es, elle a en fait duré trois ans. La France est
donc devenue le principal soutien du régime rwandais.
Paris n’a rien trouvé à redire aux premiers massacres de
Tutsis couverts ou organisés par le pouvoir, prémices du
génocide à venir. Les soldats français ont combattu aux
côtés de l'armée rwandaise alors qu'ils n'étaient pas
censés le faire. Ils l'ont fait le plus discrètement possible,
mais ils ont eu un impact direct sur l’issue des combats.
Seconde intervention, l'opération Amaryllis. L’assassinat
du président Habyarimana, dont l’avion est abattu par deux
missiles le 6 avril 1994, donne le signal de déclenchement
du génocide des Tutsis. Amaryllis débute peu après :
elle dure du 8 au 14 avril, officiellement pour évacuer
les ressortissant·es français·es et européen·nes. Mais elle
livre aussi des munitions aux Forces armées rwandaises
qui ont pris part au génocide. Elle évacue également des
dignitaires rwandais, des Hutus extrémistes qui n'étaient
pas du tout menacés, et qui faisaient partie des cercles
déclenchant le génocide. Alors qu’à quelques exceptions
près, Amaryllis n'a pas protégé les Tutsis qui, eux et
elles, étaient les victimes. Une fois Amaryllis terminée,
Paris continue à accorder un soutien politique et
militaire discret au gouvernement intérimaire rwandais
qui encadre le génocide des Tutsis.
Troisième intervention, l'opération Turquoise à la fin
du génocide (22 juin – 22 août 1994). Elle a un habillage
humanitaire : officiellement autorisée par l'ONU et par
le gouvernement français, elle vise à mettre fin aux
massacres. Mais les objectifs de l'Élysée et de l'armée
française étaient différents. C'étaient beaucoup plus des
objectifs politico-militaires de soutien aux autorités
civiles et militaires rwandaises, pourtant en train de
commettre le génocide : il s’agissait de les aider à maintenir
leur pouvoir au moins sur une partie du Rwanda, afin
que la France continue à disposer d'une zone d'influence
dans l’Afrique des Grands Lacs.
Au début de Turquoise, ce sont les objectifs politicomilitaires
qui ont dominé. L'humanitaire était secondaire,
ou juste “pour les caméras”. Ensuite, au fur et à mesure
que les autorités françaises ont dû prendre acte de la
défaite du camp qu'elles soutenaient, et que beaucoup
de militaires français sur place prenaient conscience de
la réalité du génocide, Turquoise s'est mise à faire beaucoup
plus d'humanitaire. Mais elle a aussi favorisé la fuite,
l'impunité et le réarmement du camp génocidaire, cette
fois hors du Rwanda. Notons que des militaires français
de Turquoise ont protesté contre les ordres qui leur avaient
été donnés de réarmer les troupes gouvernementales
une fois celles-ci passées au Zaïre.
L'Émancipation : Dans les choix opérés par le gouvernement
français, le livre pointe notamment le fonctionnement du
pouvoir dans le cadre de la Ve République, ainsi que “le
poids du groupe de pression militaro-colonial”. Pouvez-vous
le préciser ?
R. & F :
Ce que nous reprochons à la politique française de
l'époque, c'est que quelques décideurs ont soutenu le
régime rwandais avant le génocide, en connaissance de
cause, en sachant ce qui selon toute vraisemblance se
préparait ; puis, pendant le génocide, et encore après le
génocide, en sachant ce qu’avaient commis nos alliés.
Cette politique a été décidée par un petit groupe de
personnes. Il y a trois responsabilités à pointer.
La première responsabilité est la responsabilité écrasante
du président Mitterrand que nous développons beaucoup
dans le livre : son rôle dans la création, le maintien et la
progression de la “Françafrique”, le système néocolonial
destiné à perpétuer la zone d'influence française sur ce
continent. La complicité dans le génocide des Tutsis du
Rwanda est le cas extrême de ce que Mitterrand a fait :
la défense de cette zone d'influence, quel que soit le
prix que paient les populations locales.
C'est un rôle primordial de Mitterrand, permis par le
fonctionnement de la Ve République, qui fait qu'un
seul homme peut avoir tous les leviers du pouvoir pour
imposer une politique criminelle. Des ministres de la
défense ont été opposés à cette politique française, tout
comme des militaires, des membres du PS, etc. Beaucoup
de gens ont essayé de s'opposer à cette politique. Mais
comme l'Élysée a tous les leviers, il n'y a pas de garde-fou.
C’est le second élément de compréhension. C'est très
“Ve République” comme genre de fonctionnement, et
cela ne s'est pas amélioré avec les présidents successifs.
C'est un problème d'institutions, et les leçons n'ont pas
été tirées depuis le Rwanda. Emmanuel Macron n'est
pas Mitterrand, mais il dit toujours comme Mitterrand
que la France est attachée à la stabilité des États même
si nous ne partageons pas les mêmes valeurs que les
régimes en question. C'est presque du Mitterrand mot
pour mot.
Troisième responsabilité, celle du groupe de pression
militaro-colonial. Mitterrand avait autour de lui un
petit groupe essentiellement piloté par trois militaires :
son conseiller militaire le général Quesnot, l’amiral
Lanxade chef d'état-major des armées, et le général
Huchon dirigeant la coopération militaire. Le prédécesseur
de Huchon, le général Varret, s'était opposé à la politique
française. Il s'est fait limoger et remplacer par Huchon
qui, lui, faisait partie de ce “lobby militaro-colonial” :
des héritiers à la fois d'une structure militaire et d'une
structure de pensée venant de la colonisation. Un lien
fort subsiste entre colonialisme et néo-colonialisme. En
commençant l'écriture de notre livre, nous en avions
bien conscience déjà, mais le fait de rédiger les choses
nous a bien montré que le mot “colonial” a un sens et
marque l'imaginaire de ces hommes ainsi que leur
manière de penser, par exemple à travers la célébration
de la bataille de Camerone au sein de la Légion étrangère,
ou encore la référence à celle de Dien Biên Phu (3).
Il n'y a pas forcément chez eux de racisme anti-Tutsi
au sens strict, mais la volonté de maintenir la zone
d'influence française, en premier lieu en Afrique, parce
que la grandeur de la France en dépendrait… c'est cela
l'imaginaire colonial. Pour l'un de ces militaires, le
général Tauzin, la colonisation était une “oeuvre
d'amour”.
Tauzin a de manière indirecte dirigé l’armée rwandaise
en février-mars 1993 et supervisé la participation des
soldats français aux combats. Il revient avec l'opération
Turquoise et sa présence est une preuve de son aspect
militaire plutôt qu'humanitaire. Il appartient aux forces
spéciales. Les défenseurs du rôle de l'armée française
peuvent certes souligner les côtés positifs de son action.
Nous, nous étudions aussi ce qu'ont fait les forces
spéciales, en même temps, avec leur politique propre,
leur chaîne de commandement autonome et leur
ordres distincts.
L'Émancipation : Concernant les suites du génocide, vous
mettez en évidence le rôle négatif de l'État français, allant
jusqu'à parler de “négationnisme” et de “récit falsifié”.
Pour quelles raisons ?
R. & F. :
La politique africaine de la France fait clairement partie
du domaine réservé du président de la République. La
cohabitation entre Mitterrand et le gouvernement de
droite d’Édouard Balladur, à partir de mars 1993, ne
modifie pas la politique menée au Rwanda. Au
moment de Turquoise, Balladur essaie de jouer un rôle
modérateur face à Mitterrand. Mais ce sont les dirigeants
politiques de l’époque, de gauche et de droite, qui ont
assumé de fait le soutien aux auteurs du génocide. C'est
pour cela que des politiciens français actuels sont solidaires
pour défendre l'action de la France au Rwanda.
Or pour cela il leur faut modifier l'histoire du génocide,
suggérer qu’il n’était ni planifié ni prévisible. L'étape
suivante consiste à affirmer que si les extrémistes hutus
que la France soutenait ont certes commis des choses
très condamnables, le FPR lui aussi. Ainsi ces politiciens
français font bloc contre le FPR. Finalement ils réécrivent
l'Histoire de bout en bout, quitte à reprendre en grande
partie le discours des génocidaires, qui, eux, nient
complètement ce qu'ils ont fait.
Parmi ceux et celles qui essaient de défendre la mémoire
mitterrandienne, on trouve Hubert Védrine qui était
secrétaire général de l’Élysée en 1994. Védrine était
complètement informé de ce qui se passait : il transmettait
toutes les informations et tous les ordres, il était au
coeur de la machine d’État. De même l’ancien ministre
des affaires étrangères de l’époque, Alain Juppé, continue
aujourd’hui encore à défendre la politique française.
Autour d'eux, à des leviers clefs de l'État, des gens
défendent un discours falsifié.
Ce n'est pas un négationnisme d'État comme en
Turquie à propos du génocide arménien, c'est un
négationnisme “au coeur de l'État”, c'est-à-dire de la
part de gens qui ont des leviers de pouvoir. Par
exemple, des visas sont accordés à des Rwandais
soupçonnés de génocide. Et ceux qui ne peuvent avoir
de visa car leur rôle présumé dans le génocide est trop
grave ne sont pas expulsés. L’administration et la justice
font souvent preuve d’une inertie particulière dans leurs
dossiers, qui leur permet de demeurer tranquillement
dans notre pays.
L'Émancipation : En 2014 avaient lieu les vingtièmes
commémorations et le premier procès en France d'un
responsable du génocide. Comment jugez-vous les évolutions
survenues depuis, concernant la reconnaissance du génocide
et du rôle de l'État français ?
R. & F. :
La reconnaissance du génocide et celle du rôle de l'État
français sont deux choses très différentes.
Pour ce qui concerne le génocide des Tutsis, au niveau
institutionnel il y a eu un progrès clair, très positif. Au
niveau des institutions, aujourd’hui elles ont presque
toutes reconnu la réalité du génocide des Tutsis :
l'Élysée avec, en 2019, l’institution d’une journée
nationale annuelle de commémoration le 7 avril,
l'Assemblée nationale dès 1998, la justice pénale depuis
2014, avant elle la justice administrative depuis 2009.
Il y a une volonté de l'enseigner aux élèves qui s'est
partiellement traduite dans les manuels scolaires depuis 2020.
Du côté de la justice pénale, il y a eu trois procès de
génocidaires depuis 2014. C’est bien peu sur la quarantaine
de Rwandais réfugiés en France et visés par des plaintes, et
c'est extrêmement tardif. Mais ça va dans le bon sens, il n'y a
aucun doute. D’autant plus que les attendus des verdicts des
cours d’assises étaient à chaque fois très clairs : reconnaissance
du génocide des Tutsis, de son caractère planifié, de la
responsabilité des Rwandais en question…
Certes, des réticences à reconnaître réellement le génocide
des Tutsis se manifestent toujours au Quai d’Orsay et dans
l’armée ; on y parle de “génocide rwandais”, ou on évite
d’employer le mot. Mais ce type de résistance est en recul.
En revanche, sur la reconnaissance du rôle de l'État
français, ça “coince” toujours. On sent que de plus en plus les
défenseurs du rôle de l'État français sont sur la défensive.
Leur rôle diminue tout comme leur
poids dans l'opinion. Mais ils restent
très puissants, il y a beaucoup à faire,
c'est pour cela que nous avons publié
notre livre. Nous ne désespérons
pas d'obtenir que l'État français
reconnaisse son rôle dans le génocide
des Tutsis, au bout de trente ans et
non de cinquante (comme dans le cas
de la Shoah ou de la guerre d'Algérie).
S'il y a cette reconnaissance après
cinquante ans cela signifiera que
tout le monde sera mort, que les
enjeux politiques seront finis, etc. Oui,
on se bat pour cette reconnaissance
maintenant, l'enjeu est important.
Le président Macron, visiblement
sur la défensive, a nommé une
commission en partie composée
d'historien·nes pour essayer de tirer
au clair le rôle de la France. C'est
une façon de reconnaître que la
mission parlementaire de 1998
n'avait pas fait complètement son
travail, parce qu’elle n’avait pas
forcément eu accès à toutes les
archives, et parce qu'elle s’était
refusé à tirer toutes les conclusions
de ce qu'elle avait elle-même mis en
lumière. La commission, présidée
par l’historien Vincent Duclert, doit rendre un rapport l'an
prochain, et on devrait voir Macron prendre position sur le
sujet en avril 2021.
Cette commission a affiché sa neutralité, et nous étions
prêts à lui faire confiance. Le problème, c'est qu'elle a
publié une note intermédiaire à mi-parcours au bout d'un
an, au moment des commémorations d'avril 2020. Or c'est
une note que nous avons trouvée très partiale, dans la
mesure où elle collait à la version officielle concernant les
trois opérations militaires menées au Rwanda (Noroît,
Amaryllis et Turquoise). Dans ce cas-là, pourquoi est-ce
que la commission va fouiller dans les archives, si elle
connaît déjà les résultats de ses investigations ?
(3) La Légion étrangère commémore chaque année la résistance héroïque d'une soixantaine de ses hommes pendant une journée face à
l'armée mexicaine à Camerone en 1863. Dien Biên Phu (1953-54), en Indochine, est une autre défaite où l'armée française glorifie sa
résistance héroïque

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