Citation
Les ouvrages de Pierre Péan
font toujours du bruit, et celui
qu’il consacre au Rwanda
ne fait pas exception. L’« enquêteur
écrivain » procède, par
un effet de miroir, au démontage
systématique de tout ce qu’il appelle
l’« histoire officielle ». Il revisite
certains faits méritant enquête,
comme l’attentat qui coûta
la mort aux présidents rwandais et
burundais ou les crimes commis
par le Front patriotique rwandais
(FPR), mais surtout, et c’est là
que le bât blesse, une majorité
de faits avérés, dont le génocide
lui-même. Dès le préambule, le
lecteur découvrira par exemple
au détour d’une phrase que « le
nombre de Hutus assassinés par
les policiers et les militaires » du
FPR « est bien supérieur à celui
des Tutsis tués par les miliciens
et les militaires gouvernementaux
» : « 280 000 » tout au plus,
et non 800 000 comme l’affirme
l’ONU. Sur quoi s’appuie cette affirmation
à l’emporte-pièce ? Sur un
témoignage anonyme, lui-même
rapporté par un témoin sujet à
caution (p. 277).
« La culture du mensonge et de
la dissimulation domine toutes les
autres chez les Tutsis et, dans une
moindre part, par imprégnation,
chez les Hutus. » C’est à l’aune du
sens de la nuance recelé par cette
phrase que Pierre Péan donne sa
version du drame rwandais et de
ses racines. Non en enquêtant sur
le terrain, non en donnant la parole
à des analyses et à des témoignages
divergents, mais uniquement
en s’attaquant violemment à ce
qu’il appelle le « cabinet noir » du
FPR de Paul Kagamé, aujourd’hui
au pouvoir au Rwanda. Un cabinet
bien rempli, formé des journalistes
ayant couvert le génocide, à
l’exception du seul qui défende les
mêmes thèses que l’auteur, et plus
globalement de ceux qui ont osé
affirmer que le rôle
de la France avant
et pendant le génocide
n’avait pas
été dénué d’ambiguïtés
et de fautes.
Sur ce point, il faut
noter que les conclusions
de la mission
parlementaire
d’information sur le
Rwanda (1998) qui,
malgré des manques
criants, avait étayé certains
de ces errements, sont ignorées
comme l’est un autre rapport de
référence, « Aucun témoin ne doit
survivre », cosigné par Human Rights
Watch et la FIDH.
L’auteur néglige tout ce qui pourrait
aller à l’encontre de sa thèse,
mais prend pour argent comptant
les plus improbables « messages
secrets » du FPR censément captés
par les Forces armées rwandaises
(FAR) ou le témoignage d’un individu,
Abdul Ruzibiza, publié par
ailleurs. Le retournement de l’« histoire
officielle » ne serait pas parfait
si le camp des génocidaires n’était
pas lavé de tout soupçon, voire glorifié.
Pierre Péan réussit ce tour de
force, au prix d’une révision de l’histoire
rwandaise puisée aux sources
les plus partiales et d’une impasse
totale sur tous les faits démontrant
la préparation minutieuse du génocide,
qui passa notamment par la
formation des milices de tueurs
Interahamwes et l’achat massif de
machettes. « Pour comprendre la
stratégie rwandaise, écrit l’auteur,
il faut constamment avoir en tête
les frustrations, la colère et l’amertume
des responsables d’un régime
constamment méprisé, humilié par
la communauté internationale. »
Exploitant des archives de l’Élysée
et du ministère des affaires étrangères,
Péan s’emploie à démontrer
la tiédeur de Paris à soutenir ce régime
si injustement accusé.
Les erreurs involontaires passent
au second plan, mais on ne résistera
pas au devoir de signaler à l’auteur
que l’ancien président Bizimungu,
s’il est prénommé Pasteur, n’est en
rien ministre du culte protestant.
Plus sérieusement, on rappellera à
celui qui enquête à distance, officiellement
par crainte d’« être contraint
de serrer la main » ou même
de parler à l’une des nombreuses
victimes de lynchage de ce livre,
que les journalistes qui enquêtèrent
sur le moment ne furent en
rien « encadrés » par le FPR ou par
quiconque.
Et c’est bien le problème de fond
qui justifia sans doute l’écriture de
ce livre. Beaucoup, à l’image de
Patrick de Saint-Exupéry dans son
ouvrage L’Inavouable (Les Arènes,
1994), ont témoigné de ce qu’ils
ont vu. La précision de leurs accusations,
la qualité des responsables
désignés appelait immanquablement
une riposte, mais celle-ci,
incarnée par l’ouvrage de Péan,
tombe à plat, victime de ses outrances.
L’histoire des crimes commis
par le FPR, l’histoire du génocide et
celle de l’implication française dans
ses prémices restent à écrire.
LAURENT D’ERSU
Noires fureurs, blancs menteurs, de Pierre
Péan, Mille et une nuits, 544 p., 22 €.
Rwanda, l’histoire secrète, d’Abdul Joshua
Ruzibiza, Panama, 494 p., 22 €.