Citation
Dès le premier jour, un de mes adjoints chargé de
nous accompagner est observé, palpé puis interpellé
pour port illégal d'armes, Il est menacé d'expulsion.
du territoire. La tension monte. L'affaire se répand
à la délégation, mais le président lui-même n’est pas
informé. J'alerte le chef du protocole. Je fais amende
honorable auprès du chef de la sécurité. Mon adjoint
continue sa mission et dépose son arme, tandis que les
autres la conservent.
Cela dit, la plupart des déplacements se déroulent
sans anicroche. Nos partenaires connaissent nos
exigences et en tiennent compte. Je pense à l'Italie et
à nos amis carabiniers du département de la sécurité
des VIP. Avec eux, les réunions se passent tranquille-
ment. Pas de problème de place dans les voitures, le
dispositif en vigueur nous permet de partager l'espace
autour du président. Coexistence et coordination des
modes opératoires, même si l’une de leurs techniques de
progression en véhicule est spectaculaire: ils disposent
d'un bâton en plastique au bout duquel est placé un rond
avec l'inscription « Polizia». Autrement dit: priorité au
cortège lancé à vive allure, et malheur au récalcitrant,
qui est aussitôt sanctionné d’un coup de bâton sur sa
carrosserie !
En général, nous composons avec la sécurité du
pays hôte qui nous permet d'agir à notre façon, après
avoir défini au préalable Les deux secteurs de protection:
autour de l'autorité, à droite et à gauche. Ce gentlemen's
agreement demande dialogue et respect, reconnaissance.
réciproque et confiance. Il est vrai aussi que nos collègues
étrangers ont besoin de nous pour disposer de toute
information utile et indispensable au bon déroulement
de la mission. Tour le monde a intérêt à travailler en
bonne intelligence.
Rwanda: les conseils de Mitterrand
Lors de mon départ de l'unité, en 1991, je suis
reçu à l'Élysée, puis à Souzy-la-Briche, résidence dont
l'État est propriétaire et où François Mitterrand aime
se rendre avec sa seconde famille, Anne et Mazarine. Il
m'a fixé rendez-vous un matin. Il se promène dans le
parc, vêtu d'un pantalon de velours marron, d’une veste
cirée verte en coton, avec une casquette, des brodequins
marron : sa tenue de prédilection pour les promenades.
Nous faisons quelques pas. « Alors mon capitaine, vous
vous apprêtez à partir au Rwanda! Vous verrez, le pays
est fait de collines. La population y est courageuse. Le
président Habyarimana fait ce qu'il peut pour déve-
lopper le pays. C’est la guerre là-bas, il faudra faire
attention.» J'écoute et je lui parle de mon départ prévu
fin août, en famille. Nous nous séparons après un bon
quart d'heure. Mitterrand, fidèle jusqu’au bout à titre
individuel.
Je le retrouverai l'année suivante, lors d'une visite offi-
cielle du président rwandais Habyarimana. Je précède à
l'Élysée la délégation rwandaise. J'y accède par une porte
dérobée de la cour centrale et me retrouve dans le hall
d'entrée du Palais, où le président attend l'arrivée de son
hôte. IL me prend à part et me demande comment cela
se passe là-bas. Je lui expose mon travail et l'ambiance
qui règne alors. À la fin de la conversation, marquant
une pause, il m'avertit du danger que représente Agathe,
l'épouse ou plutôt «l'âme damnée» du président rwan-
dais, réputée favorable à une solution radicale contre
les Tutsis.
Je réside au Rwanda du 26 août 1991 à la fin
août 1993, et non pas jusqu’en avril 1994 (date du
génocide rwandais), comme l’affirment les officiels
rwandais qui se complaisent à m'inclure dans la liste des
militaires français accusés d’avoir participé au génocide.
Le quiproquo vient probablement de mes fonctions
temporaires auprès de la Garde présidentielle et de la
gendarmerie mobile. Peut-être aussi du nom de mon
successeur, proche du mien, qui restera dans le pays
jusqu'en avril 1994, pour mettre en place un bataillon
de gendarmes mobiles.
Le génocide des Tutsis n’a pas encore été déclenché.
D'ailleurs, pendant mon séjour, j'ai du personnel hutu
— le gardien Valence — et tutsi, le cuisinier Joseph et
Athanase, jardinier. Le pays n’en bascule pas moins dans
la guerre depuis 1990. Mon épouse a accepté de braver
le danger avec nos deux jeunes enfants. Une preuve de
courage. Une dose d'inconscience? Les accrochages sont
fréquents entre l'armée régulière, la police, la gendar-
merie et le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul
Kagamé, qui entame sa reconquête du pays. Dans la
capitale, Kigali, où le couvre-feu est imposé de 18 heures
à 8 heures, la marche et le footing sont risqués car des
mines antipersonnel ont été dispersées par les rebelles. Je
ne me déplace pas en véhicule sans mon fusil à pompe,
une arme de poing à la ceinture et deux grenades!
Au titre de l'assistance militaire, je suis conseiller
technique auprès du commandant de la garde présiden-
tielle, dont le commandement est assuré par Léonard
Nkundiye, major à la forte personnalité, Il m'accueille
après un temps d'observation et de scepticisme. Fidèle
en cela au comportement habituel des Hutus, du
genre taiseux, à fortiori envers l'étranger. Ma mission
est vaste: réformer le bataillon pour créer un groupe
de sécurité et d'intervention de la Garde présidentielle
(GSIGP), et reprendre les compagnies de sécurité et
d'honneur, ainsi que Le détachement motorisé, Elle peut
sembler ambiguë, compte tenu du contexte. Pourtant,
ma mission relève bien de la gendarmerie, et non pas
de l'armée. Autrement dit, je suis envoyé pour faire
partager mon expérience de la sécurité présidentielle et
non pour former des combattants, et encore moins pour
participer directement ou indirectement aux combats,
ce qui est en général le lot des militaires, a fortiori au
Rwanda, même si certains alertent Paris sur les risques
d'un engrenage fatal. Ma mission est également problé-
matique car, hornis des armes et des munitions, je ne
dispose d'aucun autre moyen. Par exemple, seule une
moitié des motos est en état de marche et les voitures
disponibles pour l'instruction se comptent sur les doigts
de la main.
Les formations dont je suis en charge sont de plusieurs
ordres, D'abord, un ersatz du GIGN/GSPR après une
sélection rigoureuse pour constituer une unité de sécurité
et d'intervention. Cela implique des tests de recrutement
physique et technique et un stage de quatre mois (renfor-
cement physique, sports de combat, tirs, techniques de
sécurité et d'intervention, montages d'exercices...)
Pendant mon séjour, j'aurai le temps de former deux
promotions de vingt gardes. De leur côté, mes adjoints
détachés de la Garde républicaine s'emploïent à former
ou à corriger l'unité morocycliste (conduite technique,
pilotage en situation…) et les unités d'infanterie (ordre
serré, tirs, sécurisation de sites.
Que deviennent-ils ensuite? J'apprends que certains
seront victimes du sida, un fléau! Je revois quelques
stagiaires dont Patrick, adjudant-chef, un des gradés
de l'infanterie. Je le croise souvent et nous échangeons
non seulement sur le travail, mais aussi sur ses activités
annexes: exploitation agricole, élevage d’un troupeau
de chèvres. À l’époque, j'ai peu de contacts avec la
présidence rwandaise. J'accompagne en observateur
le président Habyarimana une seule fois, à l'occasion
d’un déplacement en province. J'ai surtout affaire à son
directeur de cabiner, un colonel. Nous échangeons sur
les formations en cours, les moyens dont j'ai besoin
sans être satisfait pour autant. Il viendra à ma demande
assister à la démonstration dynamique des stagiaires en
fin de formation. C'est tout.
Situation surréaliste
Pendant que je m'active dans ces divers cycles de
formation, la guerre fait rage à la frontière ougandaise,
En 1993, elle touche aussi Kigali et ses abords puisque le
Front patriotique rwandais ne cesse de progresser. Pour
le gendarme français que je suis, la situation apparaît
surréaliste: je suis tout entier accaparé par la formation de
recrues et j'obtiens d'ailleurs des résultats encourageants
dans tous les domaines. Mais je vois en même temps se
succéder des vagues de militaires français, en unités consti-
tuées ou individuellement. Des coopérants militaires et
des gendarmes affectés pour deux ou trois ans côtoient
des militaires français projetés pour deux ou trois mois,
avec pour mission de conseiller les forces armées rwan-
daises ou d'assurer la protection des intérêts français et la
sécurité des expatriés. Pour les conseillers techniques en
tout genre et les troupes qui les accompagnent, il s'agit
d'un théâtre d'opérations exceptionnel. Certains font état
d'accrochages les hauteurs de Ruhengeri. En ville, la
conversation tourne en général autour de la guerre, des
difficultés à se déplacer et à se ravitailer.
Dès le 17 septembre 1991, je rédige une note inti-
tulée «Programme d'équipement du Groupe de sécurité
et d'intervention de la Garde présidentielle» sur les
disponibilités en infrastructures, en moyens de transport,
en matériel et sur mes besoins en personnel français
pour l'encadrement. Elle reflète la demande pressante
des autorités rwandaises inquiètes du prochain passage
au multipartisme. Note suivie d'une autre, le 18 novembre,
sur les qualifications qui devront être obtenues à l'issue
du stage.
La logistique et l'aide n'ayant pas suivi, à moi de me
débrouiller. Je rentre en France du 6 au 12 décembre 1991
afin de récupérer du matériel (cordes, descendeurs, maté-
riels usagés de sport de combat, cibles papiers, munitions
d'exercice Geco). C'est peu, mais suffisant pour démarrer
certaines phases de la formation.
Pour les autres missions, plus proches de notre Garde
républicaine, je fais part là aussi de mes besoins. Je reçois
progressivement quelques renforts : un garde républicain,
puis des membre du GIGN, et de nouveau des gardes
républicains issus des unités d'infanterie et de l'escadron
motocycliste. Nous sommes donc loin de la formation
d'«escadrons de la mort», comme cela a pu être dit!
Place à une garde «républicaine»
Changement de cap fin 1992. Une note de Paris à
l'attention du chef de la Mission d'assistance militaire
l'informe de la décision de ne pas renouveler le Dami,
détachement d'assistance militaire de la Garde présiden-
tielle randaise. La France change son fusil d'épaule :
plus question de soutenir les Gardes présidentielles qui,
dans le cas du Rwanda, font courir le risque d'une impli-
cation trop évidente dans le camp hutu. Elles doivent
se transformer en gardes «républicaines», dédiées non
plus exclusivement à la sécurité des présidents, mais aussi
à d’autres institutions des pays. La note fait état de la
rivalité entre la gendarmerie et l'armée rwandaise qui
veulent, chacune, s’arroger les pleins pouvoirs sur cette
future garde dite «républicaine ».
La France, qui a prôné, au sommet de La Baule en
juin 1990, la démocratie et le multipartisme en Afrique
ne veut plus être directement impliquée dans le sauvetage
de dirigeants douteux, tel le Rwandais Habyarimana.
À mes yeux pourtant, la Garde présidentielle reste utile
car, mieux formée, elle couvre ses missions.
Je cesse tout conseil auprès de la présidence rwandaise
après quelques mois, début 1992. Je me consacre alors à
la formation de trois compagnies de gendarmerie mobiles
qui n'ont pas vocation à prendre part aux combats. Le
pays a besoin d'une force de maintien de l'ordre pour
les élections à venir. Vingt-trois partis s’affrontent
et des manifestations commencent à éclater ici et là
J'en élabore le programme d'instruction et supervise
la formation. Au total, cinq gendarmes mobiles me
rejoignent pour mener des formations de deux mois au
camp Jari entre juillet et août 1992. Les compagnies
sont formées l’une après l'autre. L'ensemble doit être
opérationnel en février 1993. Les unités formées sont
d'ailleurs très vite engagées pour faire face aux premières
manifestations préélectorales.
Pour faire suite aux instructions de 1992, il m'est
demandé finalement, quelques mois plus tard, le
20 mai 1993, unc étude sur la création de la Garde
républicaine. En six pages, je développe les missions
dites «d'honneur» (par exemple pour les accueils proto-
colaires, les escortes motocyclistes) et de sécurité qui lui
seraient dévolues, les effectifs, les besoins en instruction
et en encadrement, et un organigramme comportant un
tableau synoptique rassemblant environ 500 gardes dans
lequel est inclus le Groupe de sécurité et d'intervention
de la Garde présidentielle. Je ne m'occuperai ensuite de
la Garde présidentielle que de façon partielle, avant de
rejoindre la France à la fin août 1993.
Le gendarme que je suis, viscéralement rompu, non
à la guerre mais aux tâches de sécurité et de police
judiciaire, n’a pas le sentiment d’avoir formé des géno-
cidaires. Le Rwanda n’en bascule pas moins dans la
guerre et je constate alors que, pour certains militaires
français elle n’est qu'une «Opex» (opération extérieure)
comme une autre. Des massacres atroces sont pourtant
perpécrés dans le Bugesera. Des religieuses qui protègent
les jeunes filles tutsies sonc assassinées. Pour monter
à Ruhengeri, dans le nord, il faut passer plus de dix
barrages. Des éléments de la Garde présidentielle sont
finalement, comme on pouvait le craindre, envoyés au
front à tour de rôle. Je ne les vois pas partir la fleur
au fusil, mais très inquiets. Début 1994, les accords
d'Arusha pour lesquels la France s'est fortement impli-
quée laissent entrevoir une fin du conflit et un retour
des Tutsis. Espoir balayé le 6 avril, avec l'assassinat du
président. Les extrémistes hutus tiennent leur prétexte
pour se livrer au génocide programmé de longue date:
800 000 morts tutsis en cent jours.
Le chêne de Mitterrand et la baïonnette