Il y avait une modeste foule ce mercredi 30 septembre devant le Palais de Justice de Paris pour entendre l’arrêt de la cour de cassation. Des journalistes, une poignée de rescapés du génocide, la parentèle de l’accusé et aussi quelques Rwandais évitant les caméras, apparemment très énervés qu’on puisse s’en prendre à leur idole, Félicien Kabuga.
L’homme a été interpellé le 16 mai à Asnières-sur-Seine, en banlieue parisienne. Accusé d’être le «
financier » du génocide des Tutsi au Rwanda, il avait été extrait de sa cellule le week-end dernier pour « raisons médicales », vers un hôpital tenu secret. Selon des proches, il souffrait d’une occlusion intestinale, pathologie grave qui s’ajouterait à son diabète, à son hypertension et à une « leucoaraïose » – une dégénérescence du système nerveux central provoquée par des altérations vasculaires lui faisant perdre progressivement ses fonctions motrices et cognitives. Des pathologies qui, si l’on en croit sa parentèle, ne pourraient être ralenties que par son maintien en France.
Sa famille n’a-t-elle pas tendance à l’exagération pour protéger le patriarche ? Enfants et petits-enfants sont beaucoup moins diserts sur sa principale pathologie mentale, semble-t-il inguérissable : sa haine viscérale des Tutsi. Silence familial également sur l’extermination « raciale » des Tutsi du Rwanda, orchestrée en 1994 par la RTLM, dite «
Radio-Machette ». Une radio dont Félicien Kabuga était le principal actionnaire et le représentant légal.
Silence familial sur l’extermination des Tutsi
Tous ces problèmes mentaux et physiologiques n’ont pas empêché les quelque vingt-cinq ans de cavale du vieil homme (il se prétend âgé de 87 ans, il en aurait 84) ni les soins médicaux qu’il recevait en Allemagne et en France sous de fausses identités. L’argent n’a jamais manqué à l’homme le plus riche du Rwanda qui avait placé sa fortune à l’étranger. Au moins peut-on lui reconnaître que, question argent, le génocide ne lui avait rien rapporté. A l’été 1994, il se plaignait amèrement à Georges Ruggiu, l’éditorialiste Italo-belge de la RTLM, de dépenser des millions de dollars d’achat d’armes pour des militaires qui pourtant ne cessaient de reculer en face de la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR). En cela, Félicien Kabuga n’avait guère de logique : sa radio, la RTLM, répétait aux miliciens et militaires que la priorité était d’exterminer les Tutsi. Kabuga n’avait alors que 58 ans et personne ne doutait de ses capacités intellectuelles, qui ont permis à un des hommes les plus recherchés au monde de gérer presque vingt-six ans de cavale.
Arguments de droit et d’opportunité
Aujourd’hui ses avocats évitent soigneusement tout débat sur le génocide et les idéologues de la haine qui l’a préparé. Ils avaient bâti toute leur argumentation sur deux points. L’un de droit, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), l’autre d’opportunité : la santé du prévenu.
Selon Maître Louis Boré, « Monsieur Kabuga est très âgé et très malade. Avant de l’envoyer à Arusha à 7 000 kilomètres, le juge français aurait dû s’assurer réellement de la compatibilité de son état de santé avec un transfert aussi lointain et aussi difficile dans un contexte de pandémie. Or, il ne l’a pas fait. Et il me semble qu’au regard de la Constitution, le juge français doit toujours, même dans ce type de dossier, veiller au respect des droits fondamentaux. Donc, il y a un réel problème sur ce point. »
Selon une source proche de sa famille, M. Kabuga aurait été hospitalisé vendredi 25 septembre à Paris pour une « occlusion intestinale ». Interrogé par l’AFP, son second avocat M
e Emmanuel Altit n’a pas souhaité commenter l’information.
Pour Mme Florence Morice, avocate générale, cette argumentation ne tient pas. Le 3 juin dernier, la Cour d’appel de Paris a bien respecté les principes de droit, en s’appuyant notamment sur un certificat médical, délivré par la prison de la Santé, selon lequel l’état de santé de Félicien Kabuga était compatible avec sa détention. Cet argument de « l’état de santé » n’est de toute façon pas recevable en droit : la France est liée par la résolution des Nations unies créant le Mécanisme – succédant au TPIR. Un refus de transfert pouvait être considéré comme un refus de coopération judiciaire.
Un refus de transfert pouvait être considéré comme un refus de coopération judiciaire
L’argument de non conformité la Constitution de la remise de l’accusé avait été écarté le 3 juin, par la cour d’appel de Paris, chargée d’examiner la validité du mandat d’arrêt émis par le Mécanisme pour les tribunaux internationaux. M
e Louis Boré a soulevé de nouveau cette question prioritaire de constitutionnalité en faisant valoir que la loi française applicable limitait « de façon excessive » les prérogatives du juge au regard des droits fondamentaux du suspect réclamé par la justice internationale, ce qui violerait la Constitution. La décision de la Cour de cassation était particulièrement attendue sur ce point. La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire a pour mission de contrôler l’exacte application du droit par les tribunaux et les cours d’appel, garantissant ainsi une interprétation uniforme de la loi. Retenir l’argumentation des avocats de Kabuga aurait ouvert la voie à une remise en cause de toute demande d’extradition faite à la France.
Les enjeux d’un procès de Félicien Kabuga à Arusha
Après l’arrêt de la Cour de cassation, Félicien Kabuga ne dispose d’aucun recours permettant de suspendre sa remise. L’enjeu du Parquet du mécanisme résiduel est de parvenir à convaincre les juges d’Arusha de condamner Félicien Kabuga pour « entente en vue de commettre le génocide ». Une telle condamnation permettrait de battre en brèche la thèse d’un génocide issu d’une « colère populaire spontanée ».
La procédure devant la juridiction internationale est lourde et complexe, donnant prise à toutes les manœuvres de retardement et de diversion. La famille et les avocats de Félicien Kabuga continueront d’affirmer que le vieil homme n’est pas apte à suivre un procès. S’il mourait avant le prononcé d’un verdict, l’Histoire retiendrait l’absence de condamnation pour « entente en vue de commettre le génocide », contribuant à l’argumentaire d’un courant négationniste de plus en plus audacieux.
Jean-François DUPAQUIER