Citation
A peine, après de longs débats et plusieurs désistements, le groupe d’experts destiné à baliser le travail de la Commission Vérité et réconciliation, destinée à faire la lumière sur le passé colonial de la Belgique, avait il été mis sur pied qu’il suscitait une réaction radicale, celle d’Ibuka, une association qui représente la diaspora rwandaise de Belgique et plus précisément les victimes du génocide des Tutsis en 1994.
Auparavant, le député Groen, Wouter De Vriendt, avait annoncé la composition d’une équipe multidisciplinaire, comprenant cinq historiens, des experts en réconciliation et des représentants de la diaspora congolaise et rwandaise. « Tous sont au sommet et ont mérité leurs galons » avait – il commenté.
Parmi l’équipe qui préparera le travail des parlementaires dès octobre, on retrouve le De Zana Mathieu Etambala (KUL et Musée de Tervuren), Gillan Mathys, (UGent) historienne et chercheuse, le professeur Elikia M’Bokolo, professeur à Paris et à l’Université de Kinshasa, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Afrique et de l’histoire des diasporas africaines, Anne Wetsi Mpoma, historienne de l’art et membre de l’association Bamko, Mgr Jean-Louis Nahimana, qui a dirigé au Burundi la Commission Vérité et réconciliation.
Du côté belge, où des historiens de renom comme le professeur Guy van Temsche ou son collègue plus jeune Benoît Henriet, (VUB) ont déclaré forfait, on retrouve le Dr Pierre-Luc Plasman, historien, spécialiste de la monarchie et chercheur à l’UCL, Valérie Rosoux, (Institut Egmont et UCL), spécialiste des processus de réconciliation comme Martine Schotsman, juriste tandis que Sarah Van Beurden, (Ohio State University) s’est spécialisée dans la thématique de la restitution des œuvres d’art.
Si plusieurs noms manquent cruellement à cette liste, dont des historiens directement en prise avec les réalités actuelles du Congo, du Rwanda et du Burundi ou des chercheurs ayant abordé les questions économiques, un seul nom a suscité jusqu’à présent une levée de boucliers : celui de Me Laure Uwase, de nationalité rwandaise. Cette avocate au barreau de Bruxelles, présentée comme spécialiste de la région des Grands Lacs est surtout connue pour son appartenance à l’asbl Jambo, qui rassemble de nombreux membres de la diaspora rwandaise en Belgique, dont des familles arrivées en Belgique dans les années qui ont suivi le génocide, accueillies dans les milieux catholiques du Nord du pays et très rapidement régularisées.
Pour les membres d’Ibuka Mémoire et Justice, parmi lesquels de nombreux rescapés du génocide des Tutsis, la nomination de Me Uwase est peut–être plus contestable encore que celle du professeur Filip Reyntjens et du journaliste Peter Verlinden, dont le seul énoncé des noms avait suscité protestations et ukases. Ibuka en effet considère que si le passé et le présent familial de Mme Uwase l’autorisent à parler de son pays, elle n’a cependant aucune légitimité particulière en tant qu’experte. Ibuka rappelle aussi avoir empêché en 2018 la tenue d’un colloque au Parlement européen, après avoir fourni des éléments démontrant que Jambo News véhiculait une idéologie niant le génocide et confondant victimes et bourreaux. La présence d’une représentante de Jambo News dans le groupe d’expert « est une insulte à la vérité historique et à la mémoire des victimes » conclut le communiqué d’Ibuka dont le nom n’a été cité, en dernier recours, que dans l’hypothèse d’une éventuelle « prise de contact ».
Cette position d’Ibuka qui redoute déjà « le travestissement de la vérité » est appuyée par d’autres associations incarnant la mémoire de victimes de génocides : le Comité de coordination des organisations juives de Belgique, le Centre Communautaire et laïc juif, le Comité des Arméniens de Belgique et la Fédération des Araméens de Belgique.
Cette solidarité entre victimes de crimes contre l’humanité représente une véritable motion de défiance à l’égard du groupe d’experts. Ce dernier risque d’apparaître, malgré les qualités individuelles de la plupart des intervenants, comme intellectuellement déforcé et gravement affaibli par l’absence de voix venues du terrain.
On peut aussi se demander si, en cette période politique incertaine, il n’est pas imprudent de jouer avec une grenade dégoupillée qui risque de faire exploser les mémoires identitaires de la Belgique elle-même. Après tout, les processus de décolonisation des trois pays d’Afrique centrale, tous dramatiques, ont aussi été, pour la métropole, une sorte de miroir brisé et aujourd’hui encore, au Nord comme au Sud du pays, chez les catholiques comme chez les laïcs, chacun se retrouve tenté de faire oublier les erreurs du passé et de « défendre les siens ».