Fiche du document numéro 26733

Num
26733
Date
Mardi 23 juin 2020
Amj
Taille
144737
Titre
Les dessous de la longue cavale de Félicien Kabuga, « financier » présumé du génocide des Tutsi au Rwanda
Sous titre
Enquête : Rwanda, sur les traces des génocidaires (1/2). Considéré comme le « financier » du génocide des Tutsi, en 1994, l’homme d’affaires rwandais a été arrêté près de Paris, le 16 mai. Il avait échappé à la justice pendant plus de vingt ans, dont la moitié en France.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
David Turnley/Corbis/Vcg via Corbis Images

Escorté par une dizaine de gendarmes, Félicien Kabuga s’avance à la barre de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris. Dans son fauteuil roulant, le vieil homme se recroqueville en plissant les yeux. Son double masque chirurgical laisse apparaître un regard vif et foudroyant, quand bien même l’octogénaire semble affaibli par le poids des années. Jean bleu, chemise violette un peu large, il a quitté sa cellule de la prison de la Santé en pantoufles. Deux semaines plus tôt, il était encore libre, dans un appartement d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), au nord-ouest de Paris. C’est là qu’a pris fin, samedi 16 mai à l’aube, sa cavale de génocidaire.


Qui pourrait imaginer que ce vieillard a été, durant plus de vingt ans, l’un des fugitifs les plus recherchés au monde, un homme dont le nom figurait dans le top 5 des « notices rouges » d’Interpol ? Le voici désormais à Paris, accusé de faits en lien avec le génocide des Tutsi perpétré dans son pays, le Rwanda, en 1994. « Mais je n’ai rien fait, lâche-t-il, mercredi 27 mai, devant les magistrats chargés de statuer sur son transfert au Mécanisme pour les tribunaux pénaux internationaux (MTPI), la structure chargée, à La Haye (Pays-Bas), d’achever les travaux de l’ex-Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Ce sont des mensonges ! Je n’ai pas tué de Tutsi, je travaillais avec eux et je leur faisais crédit… C’était mes clients. » Avec le temps, a-t-il fini par oublier son passé ? Ou fait-il semblant de le croire ? Dans un cas comme dans l’autre, son histoire, comme celle de ses proches, renvoie au début du mois d’avril 1994, à Kigali, la capitale…

Félicien Kabuga, businessman autodidacte, est, à l’époque, la personnalité la plus riche du Rwanda. Fils de paysan, il a fait fortune dans les plantations de thé, l’import-export puis l’immobilier. Quand le pays sombre dans le chaos après la mort dans un attentat, le 6 avril, du président Juvénal Habyarimana, il n’a aucune raison de s’inquiéter. D’abord, il est hutu, l’ethnie majoritaire, par son père. De plus, il fait partie de la mouvance la plus radicale, celle du « Hutu Power » désireux d’en finir avec les Tutsi. De fait, nous sommes alors aux premières heures d’un génocide qui va faire 1 million de victimes en trois mois.

A l’abri à l’ambassade de France



L’odeur âcre de la mort imprègne déjà la ville. Aux carrefours, les miliciens Interahamwe dressent des barrages afin de contrôler les cartes d’identité sur lesquelles sont mentionnées les ethnies : Hutu, Tutsi ou Twa. Hommes, femmes, enfants : tous ceux qui portent la mention « Tutsi » sont massacrés à coups de machette, de couteau et d’ubuhiri, des massues cloutées. « Vous allez mettre le feu aux Tutsi et ils vont regretter d’être nés, exhortent les animateurs de la Radio-télévision des Mille Collines (RTLM), que les Interahamwe écoutent en buvant des bières et en fumant des joints. Les fosses sont encore à moitié vides, vous devez les remplir. Au travail ! » Kabuga connaît bien la RTLM pour avoir contribué à son financement.

L’homme d’affaires a beau ne pas être menacé à titre personnel, il mesure les risques de cette poussée d’extrême violence. Les unités d’élite de l’armée rwandaise éliminent tous les membres influents de l’opposition modérée, en commençant, le 7 avril, au matin par la première ministre, Agathe Uwilingiyimana, qui aurait dû combler la vacance du pouvoir après l’assassinat du président. Son escorte aussi a été tuée : dix paracommandos belges, sous uniforme de l’ONU, battus à mort par des soldats ivres de colère. Des combats ont par ailleurs éclaté entre les Forces armées rwandaises (FAR) et le Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement militaire créé par des Tutsi en exil pour renverser le régime en place. Dans ce chaos, Kabuga sait pouvoir compter sur le soutien de la France, amie du régime Habyarimana. Le 8 avril, il décide donc de mettre une partie de ses treize enfants à l’abri à l’ambassade de France, dans un quartier résidentiel de Kigali.


Une de ses filles s’y présente en fin de matinée. Enceinte de sept mois, Winifred, alias « Winnie », est accompagnée par son mari, Eugène Mbarushimana, secrétaire général des Interahamwe, sa sœur Félicité, son beau-frère, le ministre du plan, Augustin Ngirabatware, et leurs enfants. A la porte, un agent de l’ambassade note leurs noms. A l’intérieur, « Winnie » retrouve sa mère, Joséphine, quatre de ses sœurs (Bernardette, Séraphine, Claudine, Angélique) ainsi que deux frères (Alain et Jean de Dieu). Parmi les personnes présentes figure aussi Ferdinand Nahimana, le patron de la RTLM, la radio de la haine.

Transformée en refuge pour les familles influentes du régime, l’ambassade est en ébullition. Ce même 8 avril, dans une aile du bâtiment, le gouvernement intérimaire, qui doit succéder à celui d’Agathe Uwilingiyimana, est constitué avec l’aval de l’ambassadeur français, Jean-Michel Marlaud. Cette équipe gouvernementale sera composée de nombreux radicaux du « Hutu Power » ; certains sont même présents dans l’enceinte diplomatique.

« Vous exagérez, Kouchner, vous exagérez »



De leur côté, les paras français s’activent dans Kigali. Entre le 8 et le 14 avril, l’opération « Amaryllis » évacue 1 400 personnes, dont 600 ressortissants français. Le départ d’une douzaine de membres de la famille Kabuga s’organise, lui, le 12 avril. « Vers 5 heures, nous avons été réveillés par des militaires français et évacués à bord de camions stationnés à l’extérieur », confiera Winifred au TPIR lors du procès de son beau-frère ministre.

Conduits à l’aéroport, les Kabuga font partie des 178 VIP exfiltrés par la France. De vrais privilégiés, car les soldats français ont pour ordre de ne récupérer aucun étranger, en dehors des Européens. Ils décollent vers le Burundi. Après trois jours à Bujumbura, certains rejoignent le Zaïre (actuelle République démocratique du Congo, RDC), puis s’éparpillent en Angleterre, en Belgique ou en France.

Lorsqu’ils arrivent à Paris, les enfants Kabuga peuvent compter sur des compatriotes qu’ils connaissent bien : les Habyarimana, autrement dit la famille du président mort dans l’attentat contre son avion. Entre les uns et les autres, les relations sont en premier lieu matrimoniales, puisque deux fils de feu le président, Jean-Pierre et Léon, ont épousé deux filles Kabuga. Mais les liens sont également idéologiques, car Félicien Kabuga est membre de l’Akazu, la « petite maison » en kinyarwanda, la langue du Rwanda. Ce groupe d’une vingtaine de fidèles – officiers, hauts fonctionnaires et hommes d’affaires – se réunit autour de la première dame, Agathe Habyarimana. Ensemble, ils ont entrepris, depuis des années, de préparer et de planifier le génocide des Tutsi. Félicien Kabuga, homme d’argent et d’entregent, y joue le rôle de financier.


Les Habyarimana sont arrivés en France quelques jours avant les Kabuga. « Le 9 avril, vers 23 heures, à la suite d’une décision prise à Paris, sont partis par le premier avion quarante-trois Français, douze proches du président Habyarimana, dont neuf femmes et une très grande majorité d’enfants figurant sur une liste qui avait été transmise », précisera Jean-Michel Marlaud lors de son audition par la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda, en 1998. En réalité, la « décision prise à Paris » est celle du président Mitterrand lui-même, ami de Juvénal Habyarimana. C’est donc avec les honneurs de la République que sa veuve a débarqué à Paris. A l’aéroport, elle a reçu un bouquet de fleurs offert par l’Elysée et un chèque de 200 000 francs (30 000 euros), don du ministère de la coopération.

« L’entourage de Mitterrand et Mitterrand lui-même n’ont jamais voulu voir ce qu’était le génocide des Tutsi, car ils n’y croyaient pas, raconte au Monde Bernard Kouchner, présent à Kigali au moment des massacres. Quand j’ai appelé le président français pour le prévenir de la gravité de la situation, il m’a dit : “Vous exagérez, Kouchner, vous exagérez.” Il n’y voyait, avec un certain mépris colonialiste, que des Africains qui se massacraient entre eux. »

Direction le lac Kivu



Contrairement à sa famille, Félicien Kabuga reste au Rwanda pendant les trois mois du génocide. D’abord à Kigali, où il a fort à faire entre la direction de la radio et les consignes à donner aux « Interahamwe de Kabuga », comme sont surnommés les miliciens positionnés au carrefour voisin de sa demeure avec piscine, dans le quartier chic de Remera. Mais, rapidement, la situation militaire se détériore : les FAR reculent face au FPR, le mouvement créé par des Tusti en exil, et surtout l’armée rwandaise manque terriblement de munitions. Le gouvernement intérimaire prend alors la route de Gitarama, vers l’ouest. Félicien Kabuga suit le mouvement, mais pour rejoindre son fief de Gisenyi, la ville qui borde la frontière zaïroise. Il s’installe à l’hôtel Méridien, sur la rive du lac Kivu.


Les 24 et 25 avril, il dirige une réunion pour créer le Fonds de défense nationale (FDN) destiné à fournir assistance au gouvernement intérimaire pour combattre les Tutsi et les Hutu modérés. Dans la lettre publique qu’ils diffusent, les participants ne font pas mystère de leur intention, car il est « indispensable que toute la jeunesse rwandaise, où qu’elle soit, acquière une formation militaire pour défendre l’intégrité du pays et veiller à la sécurité des citoyens du Rwanda. Mais étant donné que tous ces jeunes sont en grand nombre, et qu’ils ne peuvent pas trouver tous des armes et des équipements modernes à suffisance, il faut étudier rapidement comment les armes traditionnelles (arcs et flèches, lances, épées…) peuvent être disponibles en grande quantité pour être utilisées dans la guérilla ».

Félicien Kabuga préside le FDN. Il ouvre deux comptes, à la Banque de Kigali et à la Banque commerciale du Rwanda, afin de rassembler les 5 millions de francs rwandais versés par les premiers donateurs. La somme ainsi réunie permet d’acheter des armes, des véhicules et des uniformes pour les miliciens Interahamwe. En juin, ce même Kabuga organise à l’hôtel Méridien une réunion au cours de laquelle il dresse une liste de personnes à abattre, en l’occurrence des Tutsi venus d’autres préfectures pour se réfugier à Gisenyi. « En commettant des actes criminels, Félicien Kabuga était animé de l’intention de détruire, en tout ou partie, des personnes identifiées comme Tutsi, peut-on lire dans son acte d’accusation émis par le TPIR qui comporte sept chefs d’inculpation dont ceux de « génocide », « incitation au génocide » et « crimes contre l’humanité ». De par sa position d’autorité, il a contribué, entre avril et juin, au meurtre par les Interahamwe de Tutsi. »

Vingt-six identités fictives



Début juillet, Félicien Kabuga sait que le vent a tourné : le FPR, dirigé par Paul Kagame, fonce vers Kigali, qui tombe le 4. Lui traverse la frontière à Goma (Zaïre) et file vers Kinshasa. De là, il s’envole pour la Suisse après avoir obtenu un visa en règle. Sur les bords du lac Léman, il retrouve son gendre Fabien Singaye, deuxième secrétaire de l’ambassade du Rwanda à Berne, un poste de diplomate dont la mission est en réalité de surveiller l’opposition tutsie active en Europe.

En Suisse, le businessman cherche à organiser sa fuite en récupérant son argent transféré sur un compte de la banque UBS. Il dépose aussi une demande d’asile. Mais son plan d’installation dans ce pays tourne court quand une rescapée le reconnaît dans un centre de réfugiés des environs de Genève et le dénonce aux autorités. La presse a vent de l’affaire. En catastrophe, les autorités helvétiques l’expulsent vers le Zaïre avec sa famille.
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Commence alors pour Kabuga un interminable jeu de piste pour échapper aux poursuites de la justice internationale, lancées en 1997. Au cours de sa cavale, l’homme d’affaires va utiliser vingt-six identités fictives différentes, avec notamment d’authentiques passeports de la Tanzanie, du Congo-Brazaville et de la RDC.

Même s’il subsiste des zones d’ombre sur son parcours, les enquêteurs du MTPI savent qu’à la fin des années 1990 il vit au Kenya, devenu un asile parfaitement sûr pour les anciens dignitaires du régime extrémiste hutu. Kabuga y aurait financé la réélection du président Daniel Arap Moi en 1997. Dans un immeuble chic de la capitale, Nairobi, il a pour voisine de palier une certaine… Agathe Habyarimana. Le FBI, qui promet 5 millions de dollars à quiconque permettra de le capturer, mène plusieurs opérations pour l’arrêter. Mais Kabuga parvient à s’échapper à chaque fois grâce à des complicités dans la police kényane. Au milieu des années 2000, il rejoint l’Europe.


Sa porte d’entrée sur le continent a-t-elle été la France, où certains réseaux d’anciens dignitaires du régime sont déjà bien implantés à l’époque ? D’après nos informations, il aurait séjourné au moins un an en France avant de prendre le chemin de Madagascar, où il vécut trois ans.

« Complicités privées en France »



L’hypothèse française est probable, car des réseaux très efficaces se sont rapidement créés après le génocide. L’un d’eux fonctionne à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle autour d’un certain Emmanuel Rwirangira, arrivé en France en tant que réfugié. Ce dernier, mort en 2015, travaillait, à la fin des années 1990, comme traducteur en kinyarwanda dans la zone d’attente de Roissy. Son emploi cachait alors une « mission » déterminante : adapter le récit des réfugiés pour leur permettre d’obtenir un sésame dans l’Hexagone.

« A la fin des années 1990, les demandes d’asile adressées à l’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides] ont eu un taux de succès de 82 % grâce notamment à cet homme discret mais extrémiste, assure François Graner, coauteur de L’Etat français dans le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 520 p., 19 €). Le taux d’acceptation des demandes rwandaises fut plus élevé que pour n’importe quelle autre nationalité. »

« Félicien Kabuga a bénéficié de complicités privées en France pendant sa cavale, notamment grâce à son argent », estime, pour sa part, Bernard Kouchner. A-t-il pour autant profité de complaisances politiques ? « Compte tenu du soutien donné par les dirigeants français à des responsables hutu, il est probable que des individus, proches des milieux extrémistes, aient pu en bénéficier », insiste François Graner, également chercheur au sein de l’association Survie.

Au mitan des années 2000, Félicien Kabuga a des connexions dans les coulisses du pouvoir français. Ces liens sont notamment entretenus par l’un de ses gendres, Fabien Singaye, l’époux de sa fille Pauline, installé en Suisse. Fils d’un riche commerçant de Gisenyi, cet ancien espion du régime a tissé de puissants réseaux politico-économiques, qui s’étendent aujourd’hui de la Russie à l’Afrique. Dans l’Hexagone, il a des amis célèbres, comme l’ancien gendarme Paul Barril, dont le rôle au Rwanda en tant que mercenaire demeure très opaque.

Fabien Singaye a une autre particularité : depuis 2001, il sert d’interprète au juge Jean-Louis Bruguière, chargé du dossier sur l’attentat perpétré contre l’avion du président Habyarimana en avril 1994. C’est Paul Barril qui l’a introduit au cœur de cette enquête controversée. Fabien Singaye va jusqu’à servir de « fixeur » au juge pour retrouver et interroger, en RDC, d’anciens hauts fonctionnaires rwandais pourtant recherchés par le TPIR.
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Jusqu’au milieu des années 2000, Félicien Kabuga n’a pas à s’inquiéter, car la justice française ne montre aucun enthousiasme à poursuivre les présumés génocidaires rwandais. Il faut attendre avril 2010 pour que la donne change. Cette année-là, Nicolas Sarkozy se rend à Kigali pour les commémorations des massacres. Le président de la « rupture » fustige alors les « erreurs d’appréciation » commises par la France au Rwanda. Ce changement d’orientation débouche, deux ans plus tard, sur la création à Paris du « pôle génocide », composé de magistrats et d’enquêteurs spécialisés. Dans la foulée est créé un Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCLH). Sa devise en latin : « Hora fugit stat jus » (« Le temps passe, la justice demeure »). Le pôle et l’Office seront les relais en France du TPIR.

Le financier court toujours



Des filatures sont lancées, des écoutes téléphoniques mises en place, et les premières procédures tombent, aboutissant à plusieurs non-lieux mais aussi à trois condamnations, dont celles de deux anciens bourgmestres, Octavien Ngenzi et Tito Barahira, condamnés à perpétuité pour « crimes contre l’humanité » et « génocide » en 2018. Le premier vivait sous une fausse identité à Mayotte, le second avait obtenu le statut de réfugié et résidait à Toulouse. Les deux hommes ont été jugés en partie responsables d’avoir organisé des massacres, notamment celui de l’église de leur ville, Kabarando, le 13 avril 1994 : environ 2 000 personnes pilonnées au mortier puis découpées à la machette pendant près de sept heures.

Kabuga, lui, échappe à la traque durant toutes ces années. Et il n’est pas le seul. Les autorités rwandaises considèrent qu’à travers le monde, un millier d’individus suspectés d’avoir contribué, à des degrés divers, aux massacres sont toujours en vie et en liberté : près de 300 en Ouganda, 300 en RDC, le reste au Canada, en Belgique, en Suisse… En France, ils seraient une centaine, établis en province (Rouen, Toulouse) ou en région parisienne. Ainsi, l’ancienne « première dame » Agathe Habyarimana habite depuis des années dans l’Essonne. Elle fait l’objet d’un mandat d’arrêt international lancé en 2009 par les autorités rwandaises, mais la justice française refuse de l’extrader, car elle risquerait sa vie au Rwanda.


En dehors des équipes de l’OCLCLH, un couple poursuit ces exilés sur le sol français depuis 2001, au nom du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) : Alain Gauthier et son épouse Dafroza, dont plusieurs proches furent victimes du génocide. D’après M. Gauthier, certains de ces suspects ont créé en France de « pseudo-associations humanitaires et culturelles rwandaises ». Félicien Kabuga, lui, n’a rien créé, jugeant plus sage de rester d’une discrétion absolue. Il a fallu attendre le printemps 2020 pour qu’il soit interpellé, à Asnières.

Qu’a-t-il fait durant toutes ces années ? Aurait-il continué à disposer des soutiens d’autrefois ? « Aucun élément ne permet de dire aujourd’hui qu’il a bénéficié d’une éventuelle complicité des autorités françaises pendant toute sa cavale, assure au Monde Serge Brammertz, le procureur du TPIR. C’est même grâce aux informations collectées par les services policiers français que nous avons pu le localiser et l’arrêter. La coopération avec les services a été exemplaire. » De fait, cette traque digne d’un scénario de film a conduit les enquêteurs jusque dans l’intimité du clan Kabuga. Des mois et des mois de patience pour comprendre le système d’aide mis en place et tenter de lever les secrets de la cavale. Hora fugit stat jus…

Pluie de dollars sur le génocide



La reconstitution du parcours de Félicien Kabuga aide à comprendre comment le génocide des Tutsi a été préparé et planifié bien avant le printemps 1994. Les activités de celui qui était alors la personne la plus riche du Rwanda comportent en effet une face officielle – celle de l’entrepreneur ayant pignon sur rue – et une face clandestine – celle d’un homme engagé dans les rangs des extrémistes du Hutu Power, regroupés autour de la famille présidentielle, à laquelle il est apparenté puisque deux de ses filles ont épousé des fils du chef de l’Etat, Juvénal Habyarimana, tué dans un attentat contre son avion début avril 1994.

La capacité de Kabuga à évoluer entre deux mondes explique l’ampleur de son réseau, à mi-chemin entre les affaires et la politique. Ainsi, lorsqu’il est sollicité par Robert Kajuga, le président-fondateur des milices Interahamwe, dès 1991, l’homme d’affaires met à disposition les moyens de ses entreprises : camions pour les déplacements des miliciens, argent pour leur défraiement, achat massif de bières pour les périodes d’entraînement effectuées dans différents camps militaires.

Il participe à des réunions de levées de fonds au profit de la milice, en février 1992, juin 1993 et février 1994. A chacune, Robert Kajuga ou Joseph Nzirorera, secrétaire national du MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le développement, le parti unique du président), font appel à la générosité des grands patrons rwandais. Banquiers, dirigeants d’entreprise publique ou riches entrepreneurs privés : tous financent l’initiative, sous l’œil reconnaissant du président Habyarimana.

50 tonnes de machettes



En novembre 1993, puis en mars 1994, Félicien Kabuga franchit un cap. Il fait acheter au moins 50 tonnes de machettes, en Chine et en Angleterre, machettes qui sont ensuite stockées dans les entrepôts des établissements Kabuga à Kigali. Ces armes sont destinées à équiper les miliciens. Le commandement de la MINUAR (la force de l’ONU chargée de s’interposer entre les belligérants) a vent de cette opération, en janvier 1994, grâce à « Jean-Pierre », un témoin anonyme qui révèle le plan d’élimination des Tutsi prévu sur Kigali, plan dont l’objectif est d’éliminer 1 000 Tutsi toutes les vingt minutes dans la capitale. Félicien Kabuga est d’autant mieux informé de la montée en puissance des Interahamwe que l’un de ses gendres, Eugène Mbarushimana, est le secrétaire général du mouvement.

Un autre gendre, Augustin Ngirabatware, alias « Mbiyo, Mbiyo » (« celui qui agit vite ») fut ministre du plan de 1990 à 1994, jusqu’à la fin de la guerre. A ce titre, il est chargé de négocier avec le FMI et la Banque mondiale l’aide massive qui irrigue l’économie rwandaise en crise, en 1992 et 1993. Or, durant cette période, le gouvernement lance, avec les prêts à décaissement rapide du Fonds monétaire international, un système de détournement de fonds destiné à alimenter l’effort de guerre, notamment pour financer en secret le dispositif de l’autodéfense civile. L’objectif : procurer des camions et des armes à des groupes de civils – souvent des anciens militaires ou gendarmes – chargés d’assurer la défense du territoire. Autrement dit, de traquer les « ennemis infiltrés » au sein de la population : les Tutsi.

Rwanda, sur les traces des génocidaires. Une enquête en deux volets

- Félicien Kabuga, financier en cavale

- Dans les mailles du filet

Pierre Lepidi

David Servenay

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