Author-card of document number 26727

Num
26727
Date
Samedi 26 avril 2014
Ymd
Size
289034
Title
“Rwanda, 20 ans après” : le film révisionniste dont Pierre Péan est le héros
Subtitle
Quand les complotistes commémorent un génocide, ils ne peuvent pas s’empêcher d’en réécrire l’histoire…
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Type
Article de journal
Language
FR
Citation
Capture d’écran

La semaine dernière, une vidéo intitulée « Rwanda, 20 ans après : l’histoire truquée » a fait son apparition sur le Net. Sur le Net conspirationniste plus précisément (1). Il y aurait beaucoup à dire sur les 24 minutes qui composent la première partie de ce « documentaire ». Pur produit de l’industrie du complot (2), le film réalisé par Paul-Eric Blanrue et Julien Teil, deux compagnons de route de Thierry Meyssan, entend nous persuader que nous sommes victimes d’un effroyable mensonge fabriqué par le lobby tutsi et ses puissants relais en France (3) avec la complicité active de la quasi-totalité des « médias ».

Dès les premières secondes, Cynthia McKinney, une ex-congressiste américaine très portée sur les théories du complot, affirme sur un ton d’évidence désolée que « vingt ans après le génocide rwandais, on ne connaît toujours pas la vérité, on ne sait toujours pas pourquoi cela s’est produit » ! Vraiment ? Pourtant les faits sont là pour qui accepte de s’y intéresser. La recherche historique a pris le relais de l’enquête journalistique et une importante littérature (4) a fait la lumière sur les causes historiques et politiques du génocide, sur la logique de déshumanisation des Tutsi qui l’a préparé, sa planification administrative, sa mise en œuvre, sur les motivations de ses commanditaires hutus… Des zones d’ombre perdurent, bien sûr. Elles sont pour l’essentiel relatives à l’identité des exécutants de l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana et au degré de compromission des autorités françaises avec les génocidaires. Mais alors, où veut en venir Cynthia McKinney ?
Cynthia McKinney


Pour le comprendre, il faut se reporter à ce qu’elle écrivait il y a encore quelques années : « ce qui s’est passé au Rwanda n’est pas un génocide planifié par les Hutu [mais] un coup d’Etat terroriste perpétré par Kagamé [chef du Front patriotique rwandais (FPR) – ndlr] avec l’aide de forces étrangères » (5). La thèse défendue dans le film de Blanrue et Teil est parfaitement en accord avec cette conviction révisionniste. Avant même la troisième minute en effet, le décor est planté : « La responsabilité de la France dans ces événements, narre la voix off, est souvent discutée. Ce qui est moins discuté en revanche, c’est l’implication d’autres puissances et d’acteurs insoupçonnés qui ont su jouer leurs cartes dans l’écriture de l’histoire du continent noir ». En arrière-plan, deux photographies illustrent le propos : sur la première, le président américain Bill Clinton pose, tout sourire, aux côtés de Kagamé ; la seconde immortalise une poignée de main entre Kagamé et le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. On l’a compris : les vrais responsables du génocide des Tutsi ne sont pas les extrémistes hutus injustement diabolisés, mais les Etats-Unis et Israël, au travers de leur « marionnette », l’actuel président rwandais Paul Kagamé.

On reconnaît là la thèse développée par Pierre Péan dans un livre consacré aux « guerres secrètes des grandes puissances en Afrique » (6). Or c’est justement une interview de Péan qui constitue le fil directeur de « Rwanda, 20 ans après ». En se compromettant avec une personnalité aussi douteuse que Blanrue (par ailleurs auteur d’un film apologétique sur le négationniste Robert Faurisson), il n’est pas certain que le journaliste d’investigation parvienne à dissiper la réputation qui lui colle à la peau depuis quelques années (lire : Pierre Péan aurait-il plagié des sites conspirationnistes ?). On se rappelle qu’à l’instar d’un Thierry Meyssan publiant son brûlot conspirationniste sur les attentats du 11-Septembre sans avoir jamais enquêté aux Etats-Unis, Pierre Péan n’a pas cru devoir se rendre au pays des mille collines pour écrire son Noires fureurs, blancs menteurs (2005), un livre animé du souci impérieux d’exonérer les autorités françaises de toute responsabilité. Y était posé le syllogisme fallacieux qui est au cœur du film de Blanrue et Teil :

1- c’est l’attentat contre le Falcon 50 de Juvénal Habyarimana qui est la vraie cause du génocide ;

2- c’est le FPR qui a commis l’attentat afin de justifier une offensive visant à s’emparer du pouvoir au Rwanda ;

3- conclusion : le FPR et son chef de l’époque, Paul Kagamé, sont les vrais coupables du génocide et ceux qui tentent de vous faire croire le contraire sont des complices, conscients ou non, du Grand Mensonge (7).

Pierre Péan


Malheureusement pour Pierre Péan, ce raisonnement ne résiste pas à l’examen.

Commençons par la première prémisse : l’attentat du 6 avril 1994 est-il la cause du génocide ? Comme le résume clairement François Bonnet dans Mediapart, « aussitôt l’attentat connu, la garde présidentielle et les milices hutues entament les massacres à Kigali. Mais ce signal n’est qu’un moment d’un long processus de construction d’un État génocidaire entamé plusieurs années avant. Le génocide n’est pas un massacre soudainement provoqué par un peuple hutu en colère après l’assassinat de son président (…). Il est l’aboutissement d’une planification méthodique, pensée, voulue, organisée par le régime d’Habyarimana ».

Continuons avec la seconde prémisse : le FPR responsable de l’attentat. C’est une théorie qui a fait long feu depuis la présentation, en janvier 2012, d’un rapport d’experts mandatés par le juge Trévidic. Naturellement, le film de Blanrue et Teil ne fait aucune mention de ces développements judiciaires. A la place, il donne la parole à Michel Robardey, un colonel de gendarmerie à la retraite, conseiller technique au Rwanda de 1990 à 1993 et témoin cité par la défense lors du procès du capitaine Simbikangwa, condamné le mois dernier pour génocide et complicité de crime contre l’humanité.

Pour Robardey, il est évident que c’est Kagamé et nul autre qui est derrière l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. « D’ailleurs, explique-t-il dans le film, il l’a reconnu devant la BBC puisque l’analyste qui l’a interrogé l’a un peu poussé dans ses retranchements et Kagamé dit très clairement que c’était un acte légitime puisque c’était un acte de guerre pour abattre le chef de l’ennemi et qu’il n’avait pas à en rougir ». Quoi ?! Kagamé aurait avoué à la BBC avoir fait assassiner Habyarimana et personne, mis à part le colonel Robardey, ne s’en serait rendu compte ? Le film de Blanrue et Teil illustre les propos du gendarme par un extrait de 30 secondes d’une interview de Kagamé donnée à la BBC le 7 décembre 2006. Un extrait soigneusement isolé du reste de l’interview dont il ressort que non seulement Kagamé ne se vante pas d’avoir fait abattre le Falcon 50 d’Habyarimana mais aussi qu’il proteste énergiquement à l’évocation des accusations l’impliquant personnellement dans l’attaque. On ne peut se rendre compte de la manipulation qu’en se confrontant à l’intégralité de l’interview (8).

Patrick Mbeko exécutant une “quenelle” (YouTube)

Pour achever de se convaincre du manque de sérieux de l’entreprise de falsification devant laquelle nous nous trouvons, il convient de noter la présence, parmi les autres intervenants du film, de Patrick Mbeko, un journaliste canadien dont la notoriété tient davantage au soutien qu’il a apporté à Dieudonné et aux interviews qu’il a données au site d’Alain Soral qu’à la puissance de ses analyses géopolitiques.

Il faut pour terminer signaler au générique de fin, dans les remerciements, les noms de Charles Onana, un auteur qui est allé jusqu’à déclarer que la justice internationale n’avait « pas de preuves du génocide des hutus contre leurs compatriotes tutsis », et celui de Jonathan Moadab, co-fondateur du site conspirationniste Le Cercle des Volontaires et de l’Agence Info Libre, qui, entre autres faits d’armes, a participé à la réalisation du film de Béatrice Pignède, L’Oligarchie et le Sionisme.

Notes :
(1) Les premiers sites à en avoir assuré la promotion sont Egalité & Réconciliation (d’Alain Soral), Mondialisation.ca (de Michel Chossudovsky), Agoravox, Les Moutons Enragés, ProRussiaTV et les comptes Facebook d’Agence Info Libre, et de Dieudonné officiel.

(2) Le film est produit par TOPDOC/Apocalypse France, une société de production apparemment fondée par Paul-Eric Blanrue.

(3) Comme l’association Survie, dont l’ancien président, Jean Carbonare, est présenté dans le film par Pierre Péan comme un « pro de la propagande ».

(4) Parmi les ouvrages les plus récents, voir en particulier : Jean-Pierre Chrétien & Marcel Kabanda, Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Belin, 2013 ; Jean Hatzfeld, Récits des marais rwandais, Seuil, 2014 ; Hélène Dumas, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Seuil, 2014 ; Scholastique Mukasonga, Inyenzi ou les cafards, Folio, 2014.

(5) Préface au livre de Charles Onana, Ces tueurs Tutsi. Au cœur de la tragédie congolaise, éd. Duboiris, 2009.

(6) Carnages, Fayard, 2010.

(7) Dans Noires fureurs, blancs menteurs (éd. des Mille et une nuits, 2005, p. 19), Pierre Péan écrit : « dans la phase ultime de sa stratégie de conquête de pouvoir, Kagame a planifié l’attentat, donc planifié aussi sa conséquence directe : le génocide des Tutsis perpétré en représailles ». Pour Charles Onana, qui est remercié dans le film, le génocide des Tutsi est « l’un des plus grands mensonges et l’une des plus grandes manipulations de l’Afrique du XXème siècle ».

(8) Comme on peut le voir sur la vidéo ci-dessous, Kagamé est interrogé sur les accusations portées contre lui par le juge antiterroriste français Jean-Louis Bruguières, qui a rassemblé un dossier de plusieurs dizaines de pages l’accusant d’avoir commandité l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. Ce que se garde bien de préciser le film de Blanrue et Teil, c’est que Kagamé s’est défendu de ces accusations dans la même interview non seulement avant le passage dont ils reprennent un extrait (il parle d’« allégations montées de toutes pièces » contre lui et remet en cause l’impartialité de Bruguière) mais aussi après où il parle d’« histoires fabriquées » et explique, à partir de la 7ème minute : « Non, non, non ! Tout d’abord je ne suis pas responsable de la mort de Habyarimana et je n’en ai rien à faire ! Je n’étais pas responsable de sa sécurité. Il n’était pas responsable de la mienne non plus. (…) » (lire la transcription de l’interview en français) :

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