En raisonnant ainsi en termes d’intentionnalité, les conspirationnistes hutu pouvaient attribuer aux Tutsi la préparation d’un vaste complot dont les ramifications se prolongeaient non seulement au-delà du Rwanda mais encore vers l’ensemble de la communauté internationale.
« Accusation en miroir »
Appliquant la méthode de l’« accusation en miroir » définie et enseignée à ses collègues par un propagandiste du pouvoir [1], les ethno-nationalistes imputaient aux Tutsi le dessein de commettre un génocide sur le peuple hutu.
Kangura se fit plusieurs fois l’écho de cette rumeur, par exemple, en juillet 1991 :
Cet ennemi [le Front patriotique rwandais (FPR), guérilla tutsi en guerre contre le régime d’Habyarimana depuis octobre 1990] projette d’exterminer le peuple majoritaire. […] Ces ennemis mortels ont tué nos militaires, nos parents, nos enfants et nos amis. Aujourd’hui, ils projettent de nous exterminer tous. [2]
En janvier 1992, dans son édition
Kangura Magazine, il affirmait sans ambages :
Il existe effectivement un plan diabolique mis au point par l’ethnie tutsi et ses apparentés et visant l’extermination systématique des populations bantoues ainsi que l’extension de l’empire nilotique de l’Éthiopie. […] Qu’attendent alors ces peuples bantous pour se prémunir contre ce génocide savamment et minutieusement orchestré par les chamitiques avides de sang et de conquêtes barbares [?] [3]
Un peu plus d’un mois après le début des massacres, le 13 mai 1994, le premier ministre Jean Kambanda annonçait sur la RTLM, à propos du FPR : « Il a déjà désigné, je voudrais vous le révéler, ce qu’il appelle ennemi. Nous l’avons découvert dans ses documents saisis à Butare et à Gitarama. » [4] Le lendemain, la même radio expliquait que
cette guerre que nous menons est une guerre très importante… qu’ils l’appellent comme ils l’entendent, mais c’est bien une guerre d’extermination, une guerre déclenchée par les Inkotanyi [« bagarreurs », nom donné aux combattants du FPR] — car c’est bien eux qui l’ont déclenchée — dans le but d’exterminer les Hutu. [5]
Grand complot pour l’hégémonie sur la région
Mais le génocide fomenté contre les Hutu n’était que le volet d’un complot beaucoup plus vaste de la race tutsi, un complot qui visait à remodeler complètement la région des Grands Lacs pour y installer son empire. Yoweri Museveni, le dirigeant de l’Ouganda, pays d’où était partie l’attaque du FPR, fut présenté comme un complice des Tutsi dans ce projet de domination. La RTLM, le 3 juin 1994, « informait » ses auditeurs :
Museveni a le projet d’asseoir un règne, un règne des Tutsis, ce qu’il a appelé Himaland, qui partirait de l’Ouganda, descendrait au Rwanda, et engloutirait le nord du Burundi, et prendrait même la région au nord du Zaïre, région appelée le Nord-Kivu. […] C’est donc ces choses que veut Museveni, pour semer la pagaille chez les Hutus de cette région, et fonder la dynastie qu’on a appelée Himaland, Himaland voulant dire la terre des Hima… Les Hima, vous savez qu’ils ont des ascendances communes avec les Tutsis… [6]
Dans un tract de février 1991, le conseiller du président de la République, Léon Mugesera, l’un des idéologues les plus virulents du régime, alertait déjà sur la menace que représentaient les Tutsi. Le titre, à lui seul, exprime bien la mentalité conspirationniste qu’il contient : Toute la vérité sur la guerre d’octobre 1990 au Rwanda. Le dépliant se proposait de lever le voile sur une prétendue vérité cachée et révéler les véritables intentions du FPR, dont l’objectif secret consistait en « la création d’un vaste royaume hima-tutsi, ethnie qui se considère supérieure, à l’instar de la race aryenne et qui a pour symbole la croix gammée de Hitler » [7].
En novembre 1990,
Kangura présenta comme authentique un document faisant état d’un « plan de la recolonisation tutsi au Kivu et région centrale de l’Afrique » [8]. Sous forme d’instructions, ce faux rassemblait tous les poncifs du discours antitutsi et du complotisme le plus paranoïaque : le noyautage des institutions, la perfidie et la malhonnêteté intrinsèques des Tutsi, leurs manœuvres visant à « diviser pour régner », leur projet de soumettre les autres ethnies… Le procédé rappelait, bien sûr, Les Protocoles des Sages de Sion, ce faux concocté par la police secrète russe au début des années 1900, pour attribuer aux Juifs un projet de domination mondiale. C’est d’ailleurs en procédant à un parallèle avec Les Protocoles qu’un universitaire zaïrois se proposait, dans une conférence donnée en juin 1994 devant des étudiants et des personnalités locales du Nord-Kivu, d’expliquer les événements en cours dans la région. Le titre était limpide : « Interprétation des événements de la région des Grands Lacs à la lumière du document Les protocoles de Sion ». Là encore, les flétrissures réservées aux Juifs dans Les Protocoles se superposaient parfaitement à celles habituellement prêtées aux Tutsi : imposture, duplicité, emploi de la corruption, mise à contribution de leurs femmes pour gagner les faveurs de personnes haut placées… Et le conférencier de conclure : « Y a-t-il un lien entre le sionisme et l’idéologie qui sous-tend les événements qui secouent la région des Grands Lacs ? Il n’y a pas l’ombre d’un doute car ils sont à inscrire dans le plan de colonisation tutsi. » [9]
Un complot international
Enfin, le projet de « colonisation » tutsi n’aurait pu aboutir sans complicités, celles d’Etats et d’organisations internationales. La paranoïa des complotistes hutu ciblait d’abord l’Ouganda et le Burundi. Nous avons déjà vu plus haut que la propagande extrémiste avait fait de Museveni, le président ougandais, un allié du FPR dans le plan d’hégémonie tutsi en Afrique centrale. Quant au Burundi, leur président hutu, Melchior Ndadaye, fut assassiné le 21 octobre 1993 par des militaires tutsi… La presse extrémiste rwandaise s’empara de l’événement pour renforcer la croyance à la conspiration « hima-tutsi » à l’œuvre dans la région des Grands Lacs.
La dimension internationale de ce complot ne s’arrêtait pas là. Aux yeux des propagandistes, les médias étrangers, notamment occidentaux, et les organisations de défense des droits de l’homme étaient achetés par les Tutsi, comme l’affirma la RTLM en plusieurs occasions. Un animateur de cette radio, le 9 juin 1994, brocarda l’African Rights Watch en la dépeignant comme « cette organisation internationale qui d’habitude défendait les droits de l’homme tutsi » [10]. L’ONU et les États-Unis, pays anglophone où Paul Kagame, patron du FPR, avait effectué un stage militaire, étaient accusés également d’être les complices des Tutsi. La presse extrémiste leur reprochait leur prétendu parti-pris pro-tutsi. La RTLM expliqua ainsi que la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) « avaient des relations partisanes avec les inkotanyi et leurs complices. » [11] Sur Radio-Rwanda, une dizaine de jours après le début des massacres, un intervenant reprocha à la MINUAR d’avoir été trop efficace contre les milices hutu du régime, zèle qui s’expliquait, selon lui, par la pression que lui avait mise le FPR tutsi [12]. Au sein de la MINUAR, le contingent de soldats belges qui la composait était particulièrement ciblé par les ethno-nationalistes, accusés de se conduire « comme s’ils devaient encore opérer une conquête en ce pays » [13]. La Belgique, ancienne puissance coloniale qui s’était longtemps appuyée sur l’aristocratie tutsi, cristallisait particulièrement les haines.
Kangura publia un article intitulé « Minuar-FPR : ceux qui sont unis » en janvier 1994, dans lequel on pouvait lire :
L’amitié entre les Belges et les Tutsi est très ancienne. Beaucoup parmi eux ont épousé les femmes tutsi de sorte que leur attitude partisane ne devrait étonner personne. [14]
Dans la propagande, les Belges, ces éternels complices des Tutsi, étaient devenus les « rougeauds belges » et les « Belgicains ».
Pour accomplir leurs sombres desseins, les Tutsi, expliquait la propagande, ne reculaient devant aucune infamie et ne s’encombraient d’aucun scrupule. Tous les attentats et tous les assassinats politiques leur était attribués, réflexe conspirationniste qui n’est pas sans évoquer les spéculations fumeuses délirantes concernant les prétendus « false flags » chers à nos complotistes actuels. Ainsi, en mars 1992, Radio Rwanda lut sur les ondes le texte d’un soi-disant fax émanant d’un étrange Groupe de défense des droits de l’Homme installé à Nairobi et lié à une imaginaire « Commission interafricaine pour la non-violence ». Ce texte faisait état de projets terroristes, et énumérait en particulier une liste de vingt-deux noms de personnalités appartenant au régime d’Habyarimana. Ce soi-disant document censé émaner du FPR provenait, en réalité, du MRND, le parti présidentiel. Il s’agissait d’un faux.
L’opposition politique était elle aussi mise en cause pour sa prétendue complicité avec les Tutsi, accusée elle aussi de fomenter des attentats. Ainsi,
Kangura Magazine, en mai 1992, éclaira ses lecteurs :
Ne cherchez pas midi à quatorze heures… Les attentats qui menacent tragiquement la sécurité publique sont indubitablement l’œuvre du PL [Parti libéral, un parti d’opposition] dont le but avoué, inspiré par les Tutsi de toutes les planètes, est de déstabiliser les régions étiquetées hutu jusqu’à leur effondrement complet. [15]
Ces mots faisaient partie d’un article dont le titre était révélateur : « A qui profitent les attentats actuels ? Qui commandite les attentats ? » La première question trahissait ce fameux biais d’intentionnalité qui affecte tant les conspirationnistes, exprimé dans la fameuse formule latine : ist fecit cui prodest, « le criminel est celui à qui profite le crime ».
Même l’assassinat du président Habyarimana le 6 avril 1994 était attribué aux Tutsi. La RTLM, le 20 mai suivant, parlant de ces derniers, affirmait : « Ils espéraient les affrontements entre les Hutu. Mais les Hutu ont vu cela tout de suite ils ont compris que c’était bel et bien un complot des Tutsi. » [16]
En fabriquant des preuves du « complot tutsi », en propageant ce qu’on appelle aujourd’hui des « fake news », en faisant éclore des rumeurs infondées, en ancrant dans les esprits l’idée d’un complot à l’échelle mondiale, les conspirationnistes hutu répandaient des idées relevant du panekhthrisme. Ce néologisme fut créé par l’historien Maxime Rodinson à partir du grec ekhthros (« ennemi ») et pan (« tout »). Rodinson la définit comme la croyance d’une communauté ou d’un peuple qui voit « dans les attaques dont il est l’objet — voire dans les résistances à ses propres attaques — les manifestations d’une haine gratuite du reste de l’humanité envers lui. » [17] Ce sentiment distillé dans la population, ainsi persuadée d’être assiégée, menacée d’un génocide, en butte à l’incompréhension ou au mépris d’une communauté internationale rangée du côté de l’Ennemi, aboutit à un climat réellement anxiogène. Le danger de mort était réel. Alors, face à ce danger, il fallait réagir. Le génocide des Tutsi, d’avril à juillet 1994, fut la réaction terrifiante et jugée nécessaire d’un État raciste et d’une population abreuvée quotidiennement d’une croyance panekhthriste par des médias qui se considéraient comme des « lanceurs d’alerte ».
Notes
[1] Dans un document intitulé « Note relative à la Propagande d’Expansion et de Recrutement », ce propagandiste enseignait à ses collègues qu’il fallait attribuer à leurs ennemis ce qu’ils préparaient eux-mêmes (Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p. 83).
[2] Cité par Nicolas Agostini, op. cit., p. 45.
[3] Ibid., p. 67.
[4] Ibid., p. 46.
[5] Cité par Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, pp. 202-203.
[6] Cité par Nicolas Agostini, op. cit., p. 48.
[7] Ibid., p. 46.
[8] Texte reproduit dans son intégralité dans Jean-Pierre Chrétien (dir.), op. cit., pp. 163-165 et dans Nicolas Agostini, op. cit., pp. 123-124.
[9] Cité par Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, op. cit., p. 272.
[10] Cité par Nicolas Agostini, op. cit., p. 49.
[11] Cité par Jean-Pierre Chrétien (dir.), op. cit., p. 270.
[12] Ibid., p. 279.
[13] Ibid., p. 279.
[14] Ibid., p. 273.
[15] Ibid., p. 294.
[16] Ibid., p. 294.
[17] Cité par Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Paris, Fayard, 2013, p. 352.