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Considéré comme le financier du génocide rwandais, Félicien Kabuga a été arrêté dans la région parisienne. La Suisse l’avait laissé filer en 1994. Directeur de l’ONG Trial International, spécialisée dans la traque des criminels de masse, Philip Grant s’en souvient. Interview
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Une interminable traque a pris fin samedi à Asnières-sur-Seine, dans la région parisienne. Des policiers français ont cueilli au petit matin l’un des fugitifs les plus recherchés au monde. Félicien Kabuga est considéré comme le financier du génocide rwandais de 1994. Le riche homme d’affaires faisait partie du premier cercle du pouvoir extrémiste hutu qui a planifié les massacres. Il présidait aussi la radio des Mille Collines, qui inondait les ondes rwandaises d’appels au meurtre.
Inculpé en 1997 par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), le fugitif résidait apparemment en France depuis plusieurs années, ce qui met une fois encore en lumière les liens qu’entretenait Paris avec l’ancien régime rwandais. En 1994, la Suisse, qui était elle aussi très impliquée au Rwanda, avait laissé filer Félicien Kabuga. L’avocat Philip Grant, qui a créé en 2002 l’ONG Trial International pour poursuivre les génocidaires et les criminels de guerre, s’en souvient bien.
Le Temps: Que représente l’arrestation de Félicien Kabuga?
Philip Grant: Il s’agit de l’un des plus importants suspects recherchés par la justice internationale. C’est aussi le plus haut responsable du génocide rwandais qui était encore en fuite. Cela montre que vingt-six ans après les faits, le bras de la justice est assez long. Le crime de génocide est imprescriptible, il n’y a pas de limite de temps pour le poursuivre.
Avez-vous été étonné que Félicien Kabuga ait été pris en France, alors qu’il était plutôt recherché en Afrique?
C’est une grosse surprise. On le pensait au Kenya ou ailleurs en Afrique. Il est étonnant qu’un tel fugitif recherché par Interpol puisse passer si longtemps sous le radar des pays européens. S’il a pu résider en France, c’est qu’il avait soit un réseau de soutien issu de l’ancien régime rwandais, soit qu’il bénéficiait aussi de complicités françaises. Il sera intéressant de voir si les Français ont saisi des fonds en lien avec cette arrestation, puisque Félicien Kabuga était le financier du génocide et l’homme le plus riche du pays avant 1994.
Il était aussi passé par la Suisse juste après le génocide.
Oui et ce n’est pas un épisode flatteur pour notre pays. Je faisais à l’époque mon service civil dans un centre d’enregistrement pour requérants d’asile à Genève, donnant des conseils aux réfugiés. A l’époque, il y avait beaucoup de Rwandais rescapés du génocide. C’est dans ce centre qu’une adolescente dont je m’occupais est tombée nez à nez avec Félicien Kabuga. C’est fou que bourreaux et victimes puissent ainsi se rencontrer à des milliers de kilomètres de leur pays. Des Rwandais de Fribourg ont eu vent de l’histoire et ont alerté les autorités suisses. Mais elles ont préféré expulser Félicien Kabuga. Nous avons perdu vingt-six ans. Des enquêteurs ont même été tués en cherchant à retrouver sa trace. Cela ne serait pas arrivé si la Suisse ne l’avait pas laissé filer.
C’est à ce moment-là qu’est née votre vocation?
Elle s’est plutôt affirmée avec l’arrestation de l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet à Londres en 1998. Pour la première fois, le principe de compétence universelle, qui permet à tous les pays de juger les crimes les plus graves, se concrétisait. Quatre ans plus tôt, la Suisse aurait tout à fait pu arrêter Félicien Kabuga. La base légale le permettait. Mais il n’y avait pas de pratique et les autorités fédérales l’ont mis dans l’avion. Cet épisode a provoqué un scandale. Le directeur de l’Office fédéral des étrangers d’alors a été écarté quand il est apparu que Félicien Kabuga avait obtenu un visa pour venir en Suisse.
La Suisse a-t-elle tiré les leçons de l’affaire Kabuga?
De manière générale, les pays européens, la Suisse y compris, ne sont pas assez attentifs. Nous avons par exemple dû déposer plainte pour qu’un ancien ministre de l’Intérieur gambien réfugié dans notre pays soit arrêté. Dans ce genre d’affaires, le Ministère public de la Confédération n’est pas assez volontariste. Il faudrait s’assurer que parmi les réfugiés syriens, par exemple, ne se glissent pas aussi des bourreaux qui ont eux-mêmes provoqué l’exode de leurs compatriotes.
Pensez-vous qu’il y ait encore d’autres génocidaires rwandais sur sol helvétique?
Nous avions travaillé sur quelques cas, comme celui d’un ministre du gouvernement intérimaire après le génocide mais il n’y avait pas assez d’éléments pour lancer des poursuites. Nous sommes aussi allés au Rwanda pour récolter des preuves sur un autre suspect réfugié en Suisse mais les informations étaient contradictoires et nous avons renoncé. En 2001, la justice militaire avait condamné un responsable rwandais, qui a aujourd’hui purgé sa peine, c’était à l’époque une première. Une trentaine d’enquêtes sont encore menées en France contre des seconds couteaux du génocide, des gens parfois soupçonnés d’avoir tout de même tué des centaines de personnes en 1994. Nous arrivons vers la fin de ces poursuites. Car ces affaires nécessitent énormément de temps et de ressources et d’autres conflits plus récents occupent la justice internationale.
Où va être jugé Félicien Kabuga?
Normalement, à Arusha, en Tanzanie, où reste basé un mécanisme intérimaire qui a pris le relais du TPIR, lequel a fermé ses portes. Le problème principal est celui du temps, car un tel procès peut prendre des années. Or, Félicien Kabuga a 84 ans. Un procès au Rwanda, là où a été commis le génocide, aurait le plus de sens, et prendrait probablement moins de temps, même s’il y a des doutes sur la garantie d’un procès équitable. Le pire serait que Félicien Kabuga décède avant d’avoir pu être jugé.