Citation
Un rapport du HCR accuse l'Armée patriotique rwandaise de « tueries »
contre des hutus, mais des ONG présentes sur place affirment que les
témoignages cités dans l'enquête ont été recueillis pour la plupart
dans des camps où sont réfugiés les auteurs du génocide.
Enquête
Les nouvelles autorités rwandaises sont-elles responsables des
meurtres commis contre des civils hutus soupçonnés d'avoir pris part
au génocide d'avril ? Telle est, en substance, la question que viennent
de poser coup sur coup Amnesty International et le Haut-Commissariat
aux réfugiés des Nations unies (HCR) au vu des informations que les
deux organisations ont récemment recueillies au Rwanda et en
Tanzanie.
Si Amnesty affiche une certaine prudence en reconnaissant à la fois la
dimension vengeresse de ces crimes et leur caractère isolé, le HCR,
quant à lui, avait mis fin au rapatriement des réfugiés, estimant que
l'Armée patriotique rwandaise (bras armé du FPR, au pouvoir), et donc
indirectement le régime de Kigali, était responsable de tueries
systématiques. Sur la base de plusieurs enquêtes, analysées dans le
rapport confidentiel d'un consultant américain mandaté par le HCR,
Robert Gersony, 30.000 personnes au moins auraient été sommairement
exécutées par les forces du Front patriotique rwandais, dont des
civils hutus qui n'auraient pas été soupçonnés d'avoir participé aux
massacres des Tutsis. Certains éléments ont été communiqués pour
vérification par l'ONU au commandement de la Mission des Nations unies
d'assistance au Rwanda (Minuar).
Aucun charnier. Dépêchés sur le
terrain, et en particulier dans la préfecture de Kibungo, dans le
sud-est du pays, un peloton du contingent canadien au Rwanda s'est
rendu sur plusieurs lieux des massacres dénoncés par le HCR. De retour
le 18 octobre, après trois semaines de vérifications, les Casques
bleus affirment n'avoir découvert aucun des charniers cités par le HCR
ni pu recueillir le moindre témoignage attestant de ces massacres. « On
nous avait indiqué l'existence d'une fosse commune, aux abords de
Rwamagana, dans laquelle, selon les témoignages recueillis par le HCR,
on retrouverait les cadavres d'une centaine de civils hutus massacrés
par l'Armée patriotique rwandaise, raconte un des officiers chargés de
l'expédition. On a retrouvé la fosse, mais, selon plusieurs
témoignages, les soldats de l'Armée patriotique rwandaise n'avaient
pas encore conquis cette région à la date avancée par le HCR pour ce
massacre. » « Avec leurs gros blindés blancs et leur délicatesse
légendaire, ironise en réponse un responsable du HCR, je ne pense pas
que les Casques bleus puissent prétendre inspirer la confiance et
faire une vérification sérieuse. En outre, ajoute-t-il, ils se sentent
minables du fait que ça s'est passé sous leurs yeux, alors qu'ils
étaient censés être déployés sur l'ensemble du territoire. »
Moins contestables, en revanche, sont les conclusions de la commission
des experts désignés par le Conseil de sécurité des Nations unies,
qui, dans un rapport confidentiel du 29 septembre, déclare, au vu des
éléments communiqués par le HCR, que bien qu'il « existe des éléments
substantiels pour conclure à des assassinats en nombre contre des
Hutus(..), ces allégations devraient faire l'objet d'une enquête plus
approfondie ». Un point de vue partagé en privé par de nombreuses
associations humanitaires présentes au Rwanda, dont certaines opèrent
dans la région incriminée. « La plupart des témoignages cités par les
enquêteurs du HCR ont été recueillis dans les camps de réfugiés hutus
de Tanzanie, où se cachent la plupart des auteurs du génocide »,
affirme, à Kigali, un membre du groupe des moniteurs onusiens des
droits de l'homme. Ce dernier reproche notamment au HCR d'avoir livré
ses conclusions sans attendre les résultats de la contre-enquête que
son groupe est en train d'effectuer à la demande de
Boutros-Ghali.
Négocier avec les assassins d'hier
« La concordance des
témoignages recueillis au camp de Benaco établit leur pertinence »,
plaide un délégué du HCR, qui souligne que chaque entretien avec les
réfugiés s'est déroulé dans des conditions de stricte
confidentialité. Une appréciation radicalement contestée par la
majorité des ONG de Benaco, qui souhaitent toutefois garder l'anonymat
par peur des représailles que pourraient exercer les chefs hutus du
camp sur leur personnel. « Ce que le HCR oublie de dire, précise une
infirmière travaillant depuis plusieurs mois à Benaco, c'est qu'il a
profité des anciennes structures administratives et politiques du
régime de Habyarimana pour faciliter leur travail dans le camp. »
Le HCR a, en effet, accepté que les préfets, les bourgmestres et les
chefs miliciens assurent la gestion interne du camp, et il est
aujourd'hui contraint de tout négocier avec les assassins d'hier. A
tel point que plusieurs ONG s'interrogent encore sur le bien-fondé de
leur présence, que certains envisagent même de suspendre. « Comment
peut-on rester dans un camp où des entraînements paramilitaires ont
lieu régulièrement et où les chefs des interahamwe (milices du pouvoir
hutu largement responsables du génocide, ndlr) continuent de prôner au
grand jour leur haine des Tutsis et la reconquête du pouvoir », confie
l'administrateur d'une ONG.
Expéditions punitives au Rwanda
En outre,
selon la police tanzanienne chargée de la sécurité de ce camp de
250.000 réfugiés, plusieurs dizaines de paysans hutus auraient été
froidement abattus pour avoir manifesté leur intention de retourner au
Rwanda. « La nuit, quand toutes les missions humanitaires ont regagné
leur base située à trente kilomètres du camp, on les entend chanter
Que le sang coule à nouveau, vive la revanche
», témoigne un des
policiers.
Contraints à l'exil en raison de leur participation au génocide, les
extrémistes hutus organisent également, selon certains membres du
HCR, des expéditions punitives en territoire rwandais. « Leur but,
m'ont raconté à plusieurs occasions des réfugiés hutus qui me
demandaient de faciliter leur retour, explique un employé du HCR,
consiste à massacrer des paysans hutus pour qu'ils continuent de
fuir le Rwanda et permettre ainsi d'imputer ces crimes à l'APR. »
Outre sa portée politique, cette stratégie de la terreur rapporte
aux leaders du camp un véritable trésor de guerre. Chaque milicien,
de retour de mission, est inscrit par le HCR comme nouveau réfugié,
reçoit une seconde carte de rationnement, et permet à l'organisation
interne du camp de s'enrichir en revendant au marché noir les
rations et les couvertures supplémentaires. Incidemment, elle fait
dire au HCR, qui tente d'en minimiser l'importance - on parle de 10 à
15% de fraude sur les 250.000 habitants du camp -, que le flux des
réfugiés hutus ne s'est pas tari et de justifier le maintien,
financièrement intéressant, de sa présence en Tanzanie.
Repères
Les différents rapports
Un accord sur le rapatriement des réfugiés rwandais a été signé lundi
à Kinshasa par les Premiers ministres zaïrois et rwandais ainsi que
par le HCR. Le texte prévoit que le rapatriement se fera sur la base
d'un « volontariat » et ne fait plus mention de « zones tampons » au
Rwanda. Deux rapports accusant le FPR de tolérer des massacres de
Hutus avaient poussé le HCR à interrompre le rapatriement des
réfugiés.
Le rapport Gersony (HCR). Cette étude, rendue publique fin septembre,
a été rédigée par un consultant américain, Robert Gersony, et fait
état de 30.000 Hutus tués au Rwanda. Pour rassembler ces informations,
trois experts ont sillonné pendant cinq semaines 41 des 145 communes
du Rwanda, recueillant plus de 200 témoignages.
Le rapport d'Amnesty. A l'occasion de la publication, le 20 octobre,
d'un rapport sur les homicides commis par l'APR, bras armé du FPR,
Amnesty confirme sur la base de témoignages que « des centaines, voire
des milliers » de Hutus ont été tués, victimes d' « actes de vengeance
aveugles ».