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La commission a également entendu d’autres personnes dont les activités peuvent être classées sous la dénomination « diplomatie parallèle ». La commission a également constaté que ces personnes ont été chargées, par le Rwanda et par les autorités rwandaises, de défendre certains intérêts en Belgique.
L’avocat Johan Scheers, qui s’est présenté comme étant le conseiller juridique du président Habyarimana, a été interrogé le 24 juin 1997 par la commission au sujet de son rôle exact, qui semble aller au-delà de la fonction de conseiller juridique du président.
Il ressort du témoignage de M. Johan Scheers et des documents que celui-ci a transmis à la commission qu’il plaidait notamment auprès des partis démocrates-chrétiens, auprès du sénateur Willy Kuypers, dans les divers cabinets et départements ministériels ainsi qu’auprès de l’ambassade à Kigali et de l’état-major de l’armée à Bruxelles en faveur de la position adoptée par Habyarimana et de la politique qu’il menait. De plus, comme le Roi Albert venait de succéder à son frère le Roi Baudouin, M. Scheers prétend qu’il devait veiller à rétablir pour le président Habyarimana les contacts avec la Cour.
Dans une lettre du 22 décembre 1993, adressée au président Habyarimana, M. Scheers s’engage à obtenir la réhabilitation du président ou, comme il l’a déclaré lui-même à la commission : « Het ging erom het imago van de president op te poetsen, hem vrij te pleiten » (386c).
« Une autre suggestion est de former en Belgique un groupe composé de personnes aptes à vous soutenir, tenant compte du fait qu’elles ont connu le Rwanda avant octobre 1990, et les multiples efforts que vous avez fournis pour contribuer à son épanouissement.
Il serait également utile d’étendre cette initiative aux politiciens belges se trouvant dans les mêmes conditions. Je pense au CVP, et plus particulièrement à M. Wilfried Martens et M. Leo Tindemans. Ce dernier a eu l’occasion de rédiger un rapport lors de la guerre de 1990, qui n’avait certainement pas une portée critique telle que celle que l’on retrouve dans les derniers rapports.
Je pense, par ailleurs, également à l’Union des démocrates chrétiens, et à l’Église catholique.
Voilà les quelques suggestions que je désirais vous proposer, après une première approche des problèmes qui vous préoccupent fortement.
Depuis mon retour en Belgique, comme déjà annoncé dans mon courrier du 21 décembre, j’ai contacté Sa Majesté le Roi Albert II, le cabinet du Premier ministre, le cabinet du ministre de la Défense nationale, le cabinet du ministre des Affaires étrangères et le cabinet du ministre de la Coopération.
J’ai également pris contact directement avec M. Wilfried Martens, ancien Premier ministre de la Belgique.
Je ne manquerai pas de vous tenir informé scrupuleusement de l’évolution de ces pourparlers.
Je vous confirme également, sans pouvoir vous mentionner la source par voie écrite, que votre réhabilitation pourrait se faire rapidement, si vous aviez l’occasion de lancer personnellement, ou, par l’intermédiaire d’une personne compétente, un message public, précisant que vous êtes au courant de certains abus qui ont été commis depuis la guerre, et que, dès maintenant, vous veillerez à ce que le renouvellement de pareils actes soit poursuivi et réprimé, en accentuant le fait que personne ne se trouve être au-dessus de la loi.
Il va de soi que je reste à votre entière disposition et que je ne manquerai pas de vous transmettre d’autres suggestions et possibilités qui se dégageront très certainement lors des démarches qui seront effectuées dans les jours prochains. » (387c)
Les télex qui figurent déjà dans le rapport du groupe ad hoc Rwanda font également apparaître que Johan Scheers tentait effectivement de jouer le rôle d’intermédiaire entre le président Habyarimana et les autorités et milieux politiques belges.
Dans le « Journal rwandais » de M. Johan Scheers au sujet duquel on peut cependant s’interroger quant à la date à laquelle il a été rédigé , la commission a trouvé de nombreuses indications qui font état des tentatives d’infiltration de M. Scheers dans certains milieux belges, notamment à la Cour.
En décembre 1993, le président Habyarimana avait fait savoir à M. Johan Scheers qu’il ne jouissait plus, depuis le décès du Roi Baudouin, de l’appui de la Cour de Belgique : « Maintenant que le roi Baudouin est décédé, même là, je n’ai plus aucun soutien » (388c).
Les indications suivantes font apparaître que la mission de M. Scheers consistait à rétablir de manière optimale la communication avec la Cour, grâce à ses contacts avec des personnes de l’entourage de la Cour.
(1) Johan Scheers a cherché à entrer en contact avec M. De Lentdecker, à l’époque chef de cabinet du ministre de la Justice. Le 4 décembre 1993, Me Scheers écrit dans son journal : « Entretien avec De Lentdecker à propos d’une mission au Rwanda. Le soutient totalement et communique que le cabinet du Roi l’appuie. »
À la date du 20 décembre 1993, le même journal mentionne : « Entretien avec De Lentdecker. Aperçu complet des entretiens avec le président. En informe le cabinet du Roi. »
D’après le même journal, il est mis fin aux contacts avec De Lentdecker le 10 janvier 1994 : « Téléphoné à De Lentdecker. Demande d’arrêter toute nouvelle initiative, surtout à l’adresse du cabinet du Roi. Tout doit à présent passer par les Affaires étrangères. »
Réagissant aux démarches de l’avocat Scheers, le ministre Claes signale, le 7 février 1994, à Ambabel Kigali : « Je pense qu’il nous faut faire preuve de beaucoup de prudence à l’égard de ces intermédiaires qui, pour des raisons non connues, ont toujours essayé de l’une ou l’autre façon de donner l’impression qu’elles étaient associées aux relations entre la Belgique et le Rwanda » (389c).
(2) M. Scheers a estimé trouver en M. Durand, premier président de la Cour militaire, un deuxième contact avec la Cour. M. Scheers signale, dans son journal, le 1er février 1994 : « Entretien avec Durand. Transmet message à GSO et à van Ypersele. »
(3) Le Père Boets est le troisième contact qu’aurait utilisé M. Scheers pour faire parvenir certaines informations à la Cour. Le 1er février 1994, M. Johan Scheers note dans son journal : « Entretien avec Boets. Après consultation du Palais, il suggère que le Prince Philippe rencontre Habyarimana en Côte-d’Ivoire le 7 février 1994 (funérailles président de Côte-d’Ivoire). Le même soir, appelé le président (Habyarimana). Réponse pour le vendredi 4 février. »
Au cours de son témoignage devant la commission, M. Scheers a déclaré que l’initiative de cette rencontre avait été prise par le Palais.
En fin de compte, pour des raisons de sécurité, le président n’a pas accepté cette invitation. M. Scheers a déclaré devant la commission : « Je lui ai dit, monsieur le président, j’espère que vous avez de sérieuses raisons car je ne peux le justifier. Il m’a alors fait savoir : Je crains que quelque chose n’arrive si je quitte le territoire
». (390c)
Enfin, M. Scheers a confirmé aux membres de la commission que, selon lui, les contacts qu’il entretenait avec le président Habyarimana et avec le Palais avaient leur place dans une stratégie de « diplomatie parallèle ». Il entretenait aussi, à cet effet, des rapports avec M. Eugène Nahimana, le responsable pour la presse du MRND en Belgique. M. Scheers a déclaré devant la commission qu’il avait peut-être, en tant qu’antenne du président Habyarimana en Belgique, participé à une stratégie dirigée contre l’État belge.
« Je me demande aujourd’hui si je n’ai pas été manipulé par certaines personnes. On savait que j’avais en Belgique un certain nombre de contacts politiques, tout d’abord avec Willy Kuijpers et ensuite avec d’autres hommes politiques. On savait probablement que je pouvais laisser infiltrer certaines informations, qui cadraient peut-être à la perfection dans une politique menée contre l’État belge et contre les paras belges et qui prenait de plus en plus forme au Rwanda au cours de cette période » (391c).
Source : Sénat de Belgique