Fiche du document numéro 26329

Num
26329
Date
Mercredi 15 avril 2020
Amj
Taille
272240
Titre
Transcription partielle de l'interview d'Hubert Védrine
Sous titre
Hubert Védrine : « depuis le début, la France est le seul pays au monde à avoir dit : “Il y a un danger énorme !” ».
Nom cité
Fonds d'archives
Type
Transcription d'une émission de radio
Langue
FR
Citation
Lien :
https://www.franceculture.fr/emissions/a-voix-nue/hubert-vedrine-la-passion-de-la-diplomatie-35-bosnie-rwanda-les-polemiques-francaises

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LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE FRANÇOIS MITTERRAND AVEC L’ALORS PORTE-PAROLE DE L’ELYSEE, HUBERT VEDRINE, LE 22 MARS 1990 A NEVERS • CREDITS : GERARD CERCLES – AFP.

NB. – Les principaux bégaiements ont été supprimés.

[Début de la transcription à 13’ 21’’]

Isabelle Lasserre : Alors le deuxième abcès – si on peut parler ainsi de la période –, c’est le Rwanda. On reproche au pouvoir de l’époque son aveuglement sur le Rwanda, où le génocide en 1994 a fait 800 000 morts, essentiellement des Tutsi. Avec le recul aujourd’hui, pensez-vous que la politique française fut adéquate ?

[13’ 50’’]

Hubert Védrine : Une autre politique possible, c’était de dire, quand Kagame a attaqué en 90 – ce qui a déclenché toute la suite –, de dire : « Après tout, ce n’est pas nos oignons, hein. On n’a pas d’obligations, on a un accord de coopération mais on n’a pas d’obligations en vrai. C’est très loin, très compliqué, il n’y a que des coups à prendre en allant s’en mêler ». Ça aurait pu être un autre choix. Vous ne me poseriez même pas la question. Il y aurait eu à l’époque quelques articles pour dire que c’était indigne de laisser de grands massacres se dérouler en Afrique mais… Donc, il y a une question de choix au départ, en effet. Mais moi je respecte tout à fait – même si je n’ai pris aucune part aux décisions, notamment opérationnelles, sur l’Afrique à l’époque –, je respecte tout à fait son raisonnement de 90 ! Il y a beaucoup de gens, dans les… Les gens qui attaquent sans arrêt, qui dénoncent la France se concentrent que sur certains aspects particuliers de l’opération Turquoise de 94. Maints fois démentis mais les démentis [sourire] ne les intéressent pas. Mais le vrai point de départ, c’est 90. Et c’est quand Paul Kagame – très, très brillant stratège –, qui a créé en Ouganda un parti politique, le FPR, pour redonner à la minorité tutsi le pouvoir au Rwanda, qu’ils avaient eu depuis la colonisation belge, allemande puis belge, même si on pourrait même remonter avant… Donc, il monte ce parti. C’est très encouragé par l’Ouganda où il s’est réfugié avec un certain nombre de Tutsi après les grands massacres de 62, quand les Belges sont partis. Donc il y a une volonté de reconquête. Alors ça c’est très intéressant parce que, à peu près partout, sauf en France ou à Paris, il y a énormément de travaux, maintenant, qui ont été menés pour montrer que c’est là d’où part toute la suite, la tragédie monstrueuse du génocide, vous voyez. C’est l’attaque de Kagame qui veut reprendre le pouvoir en 90. Le Rwanda, c’est…, ça reste une plaie purulente quand même. Mais ce qui est frappant, c’est que, disons, la confrontation n’a jamais eu lieu. Parce que les gens qui attaquent la France ou qui dénoncent la France pratiquent une sorte de guérilla médiatique, astucieuse de leur point de vue : ils lancent des accusations terribles, sorties du contexte, et après, pfff !, ils disparaissent dans la jungle [sourire], la jungle moderne. Et c’est impossible d’avoir la confrontation. Donc, en 90, est-ce… Quand Mitterrand décide qu’il ne peut pas laisser une micro-minorité attaquer un pays avec l’armée du pays d’à côté – même s’il n’a pas d’engagement obligatoire –, il pense que la garantie de la France de stabilité, donc de paix, du Sénégal à Djibouti, ne vaudra plus rien. C’est typiquement gaullien, ça. Comme il est fait au Tchad d’ailleurs ! Ou aux Malouines, ou dans l’affaire de la guerre du Golfe. Les gens ne relient pas tout ça. Il prend cette décision. Il y a deux volets dans cette politique : stopper les attaques militaires de…, du FPR appuyé par l’armée de l’Ouganda ; et, grâce à ça, tordre le bras des autorités du Rwanda, pour qu’elles acceptent de régler ce qu’on appelle la question des réfugiés politiques à l’époque. Permettre aux Tutsi réfugiés en Ouganda de revenir dans des conditions correctes. Et c’est la politique menée en 90, 91-12-13. 13, il y a les élections : cohabitation Balladur, qui assume cette politique. Et Juppé, qui prend ça vraiment très à cœur, et qui obtient – ce qui était le vrai objectif de l’intervention…, c’est depuis le début –, qui obtient la signature des accords d’Arusha, dans lesquels on tord le bras des Hutu, qui se sont entre-temps radicalisés, qui n’étaient pas du tout génocidaires en 90 ! L’attaque de Kagame n’est pas justifiée parce qu’il y a un régime qui prépare un génocide, ça, c’est une reconstruction après. Quand Kagame s’est senti menacé par l’enquête de Bruguière, il a fait inventer cette thèse, qui a été relayée par énormément d’idiots utiles comme aurait dit Lénine, vous voyez. Et, donc, on arrive à Arusha et à l’époque la France s’est dit – la France de la cohabitation –, s’est dit : « C’est formidable, on a…, on a arrêté la guerre civile ». Alors, comme la controverse méthodique entre les arguments, le réquisitoire – qu’il faut entendre, quand même, hein – et le reste n’a jamais eu lieu [sourire], ça continue ! Ça continue et il y a des…, énormément de gens qui ont trouvé… – énormément, en fait ils sont bruyants plutôt que nombreux, en fait –, ils ont encore trouvé une occasion de mettre en cause telle politique de la France, la politique coloniale, la politique en Afrique. Il y a tout un… Donc, c’est devenu, à mes yeux, le cas le plus frappant du masochisme français contemporain.

[18’ 12’’]

Isabelle Lasserre : Vous-même, Hubert Védrine, vous avez été accusé par certains d’avoir participé à la décision de réarmer les génocidaires en 1994, parce que vous étiez secrétaire général de l’Elysée à l’époque. Est-ce que la France a sous-estimé l’ampleur de la violence du génocide à l’époque ?

[18’ 33’’]

Hubert Védrine : Alors, d’abord les accusations, c’est n’importe quoi. C’est que, quand les accusateurs, qui attaquaient les chefs militaires, ont finalement été condamnés en diffamation – plusieurs journalistes que vous connaissez très bien –, [inaudible] ils ont essayé de se reporter sur quelqu’un d’autre ! Ils ont dit : « Ah oui, mais le secrétaire général, qui est là, pendant la cohabitation ». En disant des choses qui sont complètement absurdes pour quelqu’un qui a fait six mois de science politique : on sait très bien qu’un secrétaire général de l’Elysée – à supposer qu’il y ait eu cette intention débile, on ne sait pas pourquoi – n’a pas de pouvoir militaire opérationnel, a fortiori en cohabitation. Enfin, ça ne repose sur rien ! Rien, rien, rien ! C’est une…, c’est un leurre en fait, ça. Ça n’a aucun…, aucun contenu. D’autre part, l’histoire de la France qui sous-estime, c’est exactement l’inverse ! Depuis le début ! Mitterrand, grâce à son expérience, très ancienne, de ministre de France d’Outre-mer, qui connaissait bien les horreurs de 62 – quand énormément de Tutsi ont été en effet massacrés, d’où certains sont partis en Ouganda –, Mitterrand savait très bien que la guerre civile, lancée par Kagame pour prendre le pouvoir parce qu’il n’avait pas d’autres moyens, allait déclencher de grands massacres. Personne n’imaginait le génocide dans l’ampleur qu’il a pris mais il savait très bien ! Donc on ne peut pas dire il sous-estimait puisqu’il est le seul à avoir vu ça. Et la France est le seul pays au monde à avoir dit : « Il y a un danger énorme ! ». Soutenue d’ailleurs par la Belgique, assez longtemps. Pas désapprouvé par les Américains. Donc, les arguments d’après ne veulent rien dire, c’est une course de vitesse à partir de là ! Bien sûr, dans chaque camp, il y a des intentions de plus en plus violentes. Et plus Kagame avance et massacre – ce qui est très bien établi dans les rapports de Judi Rever à partir des archives de l’ONU, où il y a toute une espèce de…, d’action pour empêcher que son livre soit traduit en français ; mais c’est aussi dans le Que sais-je ? du…, de l’expert belge, enfin on le trouve partout –, Kagame avance, massacre, le système devient en effet génocidaire. Ils se disent : « Mais s’ils reviennent ces gars, ils vont nous piquer le bétail, les terres, etc. Il faut les liquider avant qu’ils arrivent ». Il y a une partie du régime qui devient dingue, dans l’autre sens. Ça deviendra la radio des Mille Collines. Et au sein du système hutu, à cause de la pression de la France qui dit : « Non, vous devez… On vous impose un compromis ». « – Et pourquoi, on est majoritaire ? », etc. « – On vous l’impose ! ». Ça, ça donne Arusha. Donc la France n’est jamais en train de soutenir un régime qui prépare un génocide. D’abord, ce n’est pas le cas en 90 et c’est de moins en moins le cas après puisque la France a fait pression dans le sens inverse ! Donc tous les gens qui disent : « Mais comment ! Mais vous avez ignoré ceci, cela ». Mais non ! C’est précisément parce que la France est très consciente de l’engrenage vers le pire que la France augmente ses pressions pour imposer un accord, pour stopper ça ! Donc c’est un argument qui ne…, qui à mon avis n’est pas pertinent. Et…

[21’ 13’’]

Isabelle Lasserre : Mais je vous reposerai…, je vous reposerai la question de manière un peu différente : est-ce que la France a commis des erreurs ?

[21’ 18’’]

Hubert Védrine : Alors elle a commis des erreurs à mon avis, mais pas du tout celles qu’on lui reproche. Pas du tout !

[21’ 22’’]

Isabelle Lasserre : Lesquelles ?

[21’ 23’’]

Hubert Védrine : Bah, d’abord, on peut discuter de la décision de Mitterrand à l’origine, hein. S’il avait été égoïste, froid et cynique et indifférent, il aurait dit : « Je laisse la guerre civile se dérouler ». Bon, eh bien, il y aurait eu une guerre monstrueuse mais encore une fois, on n’en parlerait plus. Donc, ça, c’est une première question. Mais une fois qu’il s’est engagé, moi je trouve qu’il n’y a pas d’erreur jusqu’en… 93, les accords d’Arusha. Je pense qu’il y a une erreur après. Et je pense qu’il ne fallait pas retirer les troupes après Arusha. Et vous voyez, ce n’est pas du tout les critiques habituelles. Mais dès lors qu’on était engagé, dès lors qu’on avait imposé les accords d’Arusha – à des Hutu qui en fait ne voulaient rien lâcher, et à Kagame qui en réalité voulait tout prendre –, il ne fallait pas…, faut…, fallait pas se retirer avec soulagement. Il fallait dire : « On a besoin d’une force internationale énorme pour imposer les accords en question ». Donc, fallait obtenir l’appui – si c’était possible – des autres. Mais la plupart des autres pays s’en fichaient complètement. Donc, ça, c’est une erreur vraie. Après, est-ce que la France a eu raison…, raison de revenir pour faire l’opération humanitaire Turquoise ? Uniquement après avoir eu l’autorisation du Conseil de sécurité ! Où les Américains ont tout fait pour qu’il n’y ait pas d’opération avant que Kagame ait tout conquis. Et les autres pays disaient : « On ne voulait pas être mêlé à tout ça ». Moi je pense qu’elle n’a pas eu tort sur un plan humain et déontologique. Enfin, sauf quand on voit les polémiques extravagantes à ce sujet, on peut se poser le…, la question. Mais ça se défend tout à fait. Et en réalité, les choses auraient pu évoluer autrement. Moi-même en tant que ministre, j’ai rencontré deux fois Kagame ! S’il avait cru le quart du dixième de ce qu’il fait raconter par certains perroquets à Paris, il ne m’aurait pas reçu ! Je l’ai vu en 2001 et 2002. Une fois tout seul et une fois avec mon collègue britannique. Et c’est après que ça s’est vraiment durci. Parce que quand le juge Bruguière qui a enquêté…, parce qu’il y avait du personnel…, des personnels français dans l’avion qui a été abattu…, des deux Présidents. Donc les familles ont porté plainte, donc il y a une procédure de Bruguière. Et quand Bruguière a commencé à dire : « Il me semble bien que l’attentat contre l’avion a été fait par les forces de Kagame », alors là, pour se protéger, Kagame a fait rédiger un rapport typiquement stalinien – un rapport…, un réquisitoire typiquement stalinien qui s’appelle le rapport Mucyo – dans lequel vous avez la matrice de toutes les attaques, qui ne cessent de circuler depuis, en fait. D’ailleurs, sur l’affaire de l’avion, moi, je n’ai même pas de religion établie : est-ce que c’est les Hutu qui l’ont descendu ou les Tutsi ? Pour moi ça revient au même puisque, dans les deux cas, ce sont des extrémistes qui voulaient stopper la politique de compromis de la France. Donc dans les deux cas, c’est honorable pour la France. Donc, et s’il y a une erreur à reconnaître, selon moi, hein… – mais Alain Juppé vous dirait la même chose, hein, tout à fait, c’est pas droite-gauche, là ; et Balladur vous dirait la même chose –, s’il y a une erreur, c’est le fait de ne pas assez donner les moyens à de…, d’imposer la mise en œuvre des accords d’Arusha.

[Fin de la transcription à 24’ 18’’]

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024