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Quatre anciens ministres, dont un chef de gouvernement, justifiant publiquement de leur action en Afrique devant des députés, c'est une première dans l'histoire de la Ve République. Mais l'audition hier devant la mission d'information sur le Rwanda d'Edouard Balladur, Premier ministre d'avril 1993 à mai 1995, et de trois membres de son gouvernement, Alain Juppé (Affaires étrangères), François Léotard (Défense) et Michel Roussin (Coopération) restera dans les annales comme un événement plus important sur la forme que sur le fond.
La mission d'information dirigée par le socialiste Paul Quilès est chargée de faire toute la lumière sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994. Sans que les députés qui la composent ne les en empêchent par des questions trop précises, les quatre ministres vont s'employer à glorifier le rôle de la France, «le seul pays de la communauté internationale, selon Balladur, à avoir tenté quelque chose avant comme après les accords d'Arusha» d'août 1993, qui devaient organiser le partage du pouvoir entre Kigali et la rébellion armée du Front patriotique rwandais (FPR). La suite de l'histoire est connue. Le 6 avril 1994, l'avion français qui transportait le président rwandais Habyarimana et son homologue burundais était abattu au-dessus de Kigali. Dans les heures qui suivaient débutait ce qui allait devenir le troisième génocide du siècle.
De cette chronologie, Edouard Balladur et ses ministres ne veulent retenir que les efforts de Paris pour faire aboutir les négociations d'Arusha et l'opération militaro-humanitaire Turquoise qui a permis de sauver des Rwandais. Sans jamais égratigner le président François Mitterrand et l'Elysée, dont la cellule Afrique était pourtant active au «pays des mille collines». Il faudra attendre deux heures -- l'audition des ministres en a duré trois -- pour qu'un député, le socialiste Pierre Brana, pose clairement la question d'éventuelles dissensions entre l'Elysée et Matignon. «Nous n'étions pas d'accord sur tout», répond Balladur, mais «dans cette période, le gouvernement a mené son action en assumant l'ensemble de ses responsabilités.» Cette belle image de consensus politique à la française reflète mal une époque où le Premier ministre refusait l'intervention française que voulait Mitterrand, qui avait trouvé en Juppé un allié inattendu. D'autres, sans doute, se chargeront d'en parler. La mission d'information doit entendre aujourd'hui Jean-Christophe Mitterrand, qui n'a été conseiller Afrique à la présidence que jusqu'en 1992, mais plus durablement l'ami du fils Habyarimana ; puis, le 5 mai, Hubert Védrine, secrétaire général à la présidence sous François Mitterrand, et sans doute plus tard, Bruno Delhaye, qui a succédé à Jean-Christophe Mitterrand et aujourd'hui ambassadeur de France au Mexique.
Et puis, il faut serrer les rangs contre la campagne «violente, partisane, souvent même haineuse», pour reprendre les termes de l'ancien Premier ministre, qui vise la France. Une campagne menée par la presse, selon les ministres, qui, relayant les enquêtes d'historiens et de journalistes, a avancé l'hypothèse que les missiles tirés contre l'avion du président rwandais auraient pu provenir des stocks de l'armée française, ce que les ministres contestent. Une campagne orchestrée par les ennemis de la France, sous-entendent-ils, reprenant en chœur la thèse du complot américano-ougandais. «A qui a profité le crime?», dit Juppé, qui rappellera que le président ougandais a été porté au pouvoir par une armée en partie composée de réfugiés rwandais tutsis, qui en 1994 et, selon les ministres, avec l'appui des Etats-Unis, a pris le pouvoir à Kigali. Léotard fera état de communiqués du FPR interceptés avant l'attentat, annonçant que «les trois tyrans» étaient à bord de l'avion : le Rwandais, le Burundais et le Zaïrois Mobutu qui ne se trouvait pas à Dar es-Salam, en Tanzanie, d'où l'avion avait décollé.
Pour le citoyen, l'audition inédite et publique de quatre ministres n'est pas dénuée d'enseignements. On y a appris qu'Edouard Balladur dirigeait le gouvernement mais ne savait pas tout, et qu'il compte sur la mission pour avoir accès aux documents officiels qui retracent les décisions prises sous sa responsabilité. On y a approché le monde virtuel des accords de coopération militaire en Afrique. «Pensez-vous que sans les accords de 1975 avec le Rwanda, la politique de la France aurait été différente?», demande l'ancien Premier ministre aux députés, qui n'ont jamais eu l'heur de les lire. On a entendu Juppé dire qu'il n'a «aucun souvenir» des informations que la Belgique affirme avoir fourni à Paris sur la préparation du génocide. Ce qui est dit est dit. Les députés vérifieront.