Citation
La mort du chanteur gospel rwandais Kizito Mihigo nous rappelle à quel
 point l’injustice et le non-respect des droits humains sont toujours légion
 au Rwanda.
 
 Pour les medias belges, à quelques rares exceptions près, la mort du
 chanteur gospel rwandais Kizito Mihigo n’est décidément pas digne de
 mention et encore moins de commentaires ou de sympathie. Quant aux
 réactions du monde politique belge, on les attend encore.
 
 Kizito, un Tutsi catholique qui a survécu au génocide contre les Tutsis, où
 il a perdu certains de ses proches, dont son père, nous est connu comme
 auteur et interprète de plus de 300 chansons d’inspiration religieuse. Sa
 popularité était énorme. Le président Kagame le tenait en haute estime ; il
 lui avait même octroyé une bourse pour parachever sa formation musicale aux
 observatoires de Bruxelles et de Paris.
 
 En 2014, dans une chanson d’une beauté émouvante, Kizito s’évertuait à attirer également l’attention sur les souffrances vécues par les Hutus : « Le génocide m’a rendu orphelin. Mais cela ne devrait pas me faire oublier ce que les autres ont enduré ; ils sont victimes d’une haine qui n’a pas été qualifiée de génocide. Ces frères et sœurs sont également des êtres humains. Je prie pour eux, je les soutiens, je pense à eux. » (traduit du kinyarwanda)
 
 
Suicide ou assassinat ?
 
 Ce type de réflexions n’avaient pas leur place dans l’histoire officielle
 du Rwanda. Celle-ci ne souffre aucune contestation, elle écarte même les
 interrogations les plus légitimes. Toute question risque d’être
 disqualifiée d’emblée pour négationnisme ou révisionnisme supposés. Comme
 si cela ne suffisait pas, Kizito était soupçonné d’avoir fomenté des plans
 subversifs avec l’opposition extérieure armée. Il fut condamné à 10 ans de
 prison mais a pu bénéficier de la grâce présidentielle après quelques
 années de détention. La mesure était assortie d’une interdiction de voyage
 international.
 
 Il y a trois semaines, il a été arrêté à quelques kilomètres de la
 frontière. On l’accusait d’avoir voulu fuir au Burundi, afin d’y rejoindre
 l’opposition armée. Certaines conversations enregistrées laissent toutefois
 entendre qu’il était menacé de mort s’il ne se conformait pas strictement à
 la doctrine officielle du pouvoir en place. Quelques jours après sa
 nouvelle incarcération, le 17 février, il a été retrouvé mort dans sa
 cellule. Selon la version officielle, il se serait suicidé. Pour beaucoup,
 il ne fait cependant aucun doute qu’il a été assassiné. Même s’il s’agit
 d’un suicide, il n’est pas interdit de se demander pourquoi les autorités
 ne l’ont pas protégé de cet acte de désespoir… La confrontation avec la
 dépouille a été refusée à la famille alors que le corps montrait des traces
 de torture.
 
 Sous silence
 
 Que je privilégie l’une ou l’autre version n’a aucune importance.
 
 J’ose cependant m’indigner de l’injustice qui lui a été faite auparavant.
 Kizito n’est pas le premier Rwandais à être arrêté ou à vivre des choses
 plus graves encore parce qu’il a prêché la réconciliation, fait preuve
 d’empathie pour toutes les victimes du génocide, est allé à la recherche de
 tous les responsables, bref s’est inscrit en faux contre la propagande et
 la militance à sens unique. Kizito avait déjà été liquidé politiquement et
 socialement avant de mourir physiquement en prison. La population est
 strictement contrôlée, la liberté d’expression est restreinte, l’opposition
 est intimidée, des dissidents sont tués.
 
 Kizito n’est pas non plus le seul chanteur dont la carrière se termine
 prématurément. Un autre chanteur populaire, Ben Rutabana, également tutsi
 et ancien associé de Kagame, est porté disparu depuis des mois. Il est
 frappant de voir que de plus en plus de compagnons de combat du FPR et de
 Kagame tombent en disgrâce ou tournent le dos au régime, craignent pour
 leur sécurité et, dans le pire des cas, périssent tragiquement, au Rwanda
 ou à l’étranger.
 
 Combien d’assassinats, de disparitions, de tortures, d’arrestations
 arbitraires, d’intimidations doivent encore se produire avant que la
 société rwandaise puisse s’inquiéter ouvertement ou avant que la communauté
 internationale, les Nations unies, le Commonwealth, les Européens, les
 Belges expriment des indignations explicites et légitimes à propos de
 graves violations des droits humains ?
 
 Ce genre de choses se produisent ailleurs dans le monde. Généralement nous
 ne tardons pas à les condamner ou à les déplorer. Au cours des dernières
 années du régime de Juvénal Habyarimana, que j’ai vécues comme ambassadeur
 sur place, nous avons levé la voix fréquemment - à juste titre - pour
 dénoncer les dérives dangereuses et les extrémismes angoissants. Avec le
 Rwanda actuel, nous nous en tenons trop souvent à de prudentes remarques ou
 à un silence contraint. Nous préférons parler de la stabilité et de la
 sécurité du pays, des effets bénéfiques d’une gouvernance efficace et d’une
 éthique du travail disciplinée. De telles évaluations sont permises, voire
 même justifiées. Il existe en effet des signes visibles et indéniables de
 progrès économique et social. Mais on ne questionne pas la durabilité du
 modèle de développement rwandais et on semble oublier le respect des droits
 humains fondamentaux.
 
 Un sursaut nécessaire
 
 J’observe une certaine discrétion ou un manque de protestation dans les
 cercles politiques et dans certains médias. Je ne veux cependant pas
 exclure que la diplomatie soit à l’œuvre, sans mégaphones bruyants. Lors de
 la commémoration du décès de Kizito à Bruxelles, un appel fut lancé à une
 évaluation rigoureuse de la situation au Rwanda, lors du sommet du
 Commonwealth que Paul Kagame accueillera prochainement à Kigali.
 
 J’ose croire que la mort de Kizito donnera le signal à un sursaut positif.
 Son message de paix et de justice, dénué de toute arrière-pensée ethnique,
 cherche à ouvrir la voie vers la vérité, vers l’apaisement et vers la
 réconciliation. Ce sont en effet les soucis qui résonnent constamment dans
 ses chansons.
 
 Sa voix transcende l’antagonisme ethnique, régional, culturel et
 linguistique. Pour contrer la polarisation et la suspicion, le chanteur met
 en exergue le respect et le dialogue, qui permettent à tous les Rwandais
 sans distinction et avec patience de trouver leur place légitime, afin
 d’œuvrer ensemble et sans crainte au développement durable de la nation.
 
 On peut espérer que le message de Kizito motive et inspire les Rwandais -
 Hutus, Tutsis et Twas - ainsi que les non-Rwandais à assumer l’Histoire et
 la mémoire d’une manière honnête et tolérante. C’est seulement ainsi que
 pourront être évités les écueils des pensées uniques et des vérités
 tronquées, et que pourra naître un nouvel élan sans crispations, sans
 faux-semblants, ni tabous ; c’est seulement ainsi que les notes critiques
 et les regards soucieux cesseront de provoquer la suspicion et l’hostilité
 implacables.
 
 Ce cheminement des esprits ne manquera pas de susciter de l’intérêt et de
 la sympathie. Je le souhaite.