Ils sont toujours là, éparpillés à ciel ouvert sur une pelouse bordée de bananiers, juste derrière la grande maison : une grande aile, des morceaux de carlingue… Ce sont les débris du Falcon 50 dans lequel se trouvait le président rwandais Juvénal Habyarimana lorsque son avion a été touché par un tir de missile. Il y a déjà vingt-cinq ans, le soir du 6 avril 1994, alors qu’il s’apprêtait à atterrir à Kigali, capitale du Rwanda. Aucun des douze passagers et membres d’équipage, dont le président burundais Cyprien Ntaryamira, n’a survécu. Quelques heures après cet attentat jamais revendiqué, les massacres commencent. Le génocide visant la minorité tutsie du pays fera près d’un million de morts en trois mois.
La maison qui jouxte les lieux du crash est celle du président Habyarimana. Elle a été reconvertie en musée. Claire, la jeune guide, est elle-même une rescapée du génocide. Elle n’a jamais cru que l’attentat était la cause du massacre des Tutsis. «
Est-ce le 6 avril qu’on a commencé à distribuer des armes aux miliciens ? A les entraîner ? Non, tout était déjà prêt. On dirait que ceux qui voulaient exterminer les Tutsis attendaient juste un prétexte », commente-t-elle.
Claire n’a jamais entendu parler de l’instruction judiciaire sur cet attentat, ouverte à Paris en 1998, l’équipage de l’avion étant composé de trois Français. Une procédure interminable qui fait l’objet d’une audience en appel ce mercredi. A la demande de certaines parties civiles, opposées à la clôture du dossier décidée par les juges en décembre 2018.
Conclure vingt et un ans d’instruction par un non-lieu ? Voilà qui peut paraître décevant. Mais ce serpent de mer judiciaire, initié par le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, reste un cas à part. Objet d’un nombre impressionnant de manipulations et de témoignages douteux qui accusent tous le Front patriotique rwandais (FPR), ce mouvement rebelle tutsi qui avait signé en août 1993 des accords de paix avec le régime Habyarimana, après quatre ans de guerre.
Aveux
Lorsque son avion a été abattu, le président rwandais rentrait d’une conférence régionale en Tanzanie, où il avait accepté de lever les obstacles à la mise en œuvre des accords de paix. Mais Bruguière se concentre sur les aveux contradictoires de pseudo- « repentis » du FPR partis en exil. Et embauche comme traducteur le gendre du financier du génocide. En 2006, il accuse neuf hauts responsables de l’ex-mouvement rebelle, entre-temps arrivé au pouvoir à Kigali, d’être les auteurs de l’attentat. Une décision qui provoque une brouille durable avec la France.
Après le départ de Bruguière en 2007, deux juges vont prendre sa suite. Le premier, Marc Trévidic, se prononce pour une clôture du dossier après avoir déterminé, lors d’une analyse balistique des restes de l’avion, que les missiles sont partis du camp de la garde présidentielle, auquel le FPR n’avait pas accès. Son successeur, Jean-Marc Herbaut, rouvre pourtant le dossier sur la promesse d’entendre un nouveau « repenti » issu du FPR dont les confessions tardives se révéleront peu crédibles. En décembre 2018, le juge ordonne un non-lieu qui, faute de désigner les coupables, dédouane le FPR.
« Complice »
Loin de l’audience d’appel qui se joue à Paris ce mercredi, au Rwanda personne n’a oublié cette nuit du 6 avril 1994, quand le destin du pays bascule. Aujourd’hui juriste à Kigali, Julien Kavaruganda avait 13 ans à l’époque. Son père, Joseph Kavaruganda, est le président de la Cour suprême. Lui-même hutu, il est malgré tout menacé en raison de sa réputation de rigueur et de fidélité aux institutions.
«
Mon père bénéficiait de la protection de Casques bleus ghanéens. Mais ils n’ont opposé aucune résistance lorsque la garde présidentielle s’est présentée chez nous à l’aube du 7 avril. Nous savions déjà que certains opposants hutus avaient été tués dans la nuit, ils ont tous été ciblés en priorité dès la chute de l’avion », raconte Julien Kavaruganda. Les militaires forcent les portes, entrent dans la chambre des enfants qu’ils menacent, avant de découvrir celle des parents. «
Mon père était encore en pyjama, ils lui ont demandé de s’habiller, puis ils l’ont emmené. Nous ne l’avons jamais revu, se souvient-il.
C’est la mouvance extrémiste du clan présidentiel qui prend le pouvoir ce soir-là. Pour commencer le génocide et empêcher l’application des accords de paix avec le FPR. »
Parmi les parties civiles qui s’opposent au non-lieu ce mercredi figure Agathe Habyarimana, veuve du président, évacuée vers la France trois jours après l’attentat. En 2009, le Conseil d’Etat rejette pourtant sa demande d’asile, estimant qu’il y a des «
raisons sérieuses de penser » qu’elle est impliquée «
en tant qu’instigatrice ou complice dans le crime de génocide ». Une instruction judiciaire a été ouverte à Paris deux ans plus tôt sur les mêmes motifs. Quand l’attentat a eu lieu, elle était donc déjà réputée proche des milieux extrémistes. Mais sur ce dossier-là aussi, la justice française ne semble guère pressée.
Maria Malagardis envoyée spéciale à Kigali