Fiche du document numéro 25615

Num
25615
Date
Vendredi 6 décembre 2019
Amj
Taille
291112
Titre
La mort de Jean Chatain, journaliste qui aimait les Rwandais
Sous titre
Grand reporter à L’Humanité, Jean Chatain s’est éteint le 5 décembre au matin à l’âge de 77 ans. Ses articles (toujours accessibles sur le site de L’Humanité) rappellent sa lucidité sur l’origine du génocide et sa profonde empathie envers ceux qu’il appelait simplement « les martyrs du Rwanda »
Nom cité
Source
Type
Blog
Langue
FR
Citation
Jean Chatain avec deux combattants du FPR sur le pont de Rusumo, à la frontière tanzanienne, en 1994 © DR

« Il y a des interviews humainement pénibles à réaliser, tous les journalistes le savent. Celui de Gérard Gasherebuka, que j’ai rencontré à l’hôpital de Gahini, était particulièrement éprouvant, écrivait Jean Chatain, envoyé spécial, au début du récit d’un jeune rescapé, dans un article paru le 2 mai 1994, en plein génocide des Tutsi. Parce qu’il me fallait affronter la désespérance du regard et le timbre monocorde d’un homme qui a tout perdu dans le massacre perpétré à Rukara, et qui reste encore entre la vie et la mort. Parce que cet entretien se déroulait dans une salle asphyxiée sous le nombre des blessés y gisant.
Juste derrière moi, un adolescent de douze ans, le mollet gauche arraché, est soigné à vif par deux infirmières rwandaises (les anesthésiques sont prioritairement réservés pour les amputations). Notre discussion sera ponctuée par les gémissements et les cris aigus du garçon. »

Jean Chatain n’était pas spécialiste de l’Afrique et encore moins du Rwanda. Longtemps journaliste parlementaire, c’est à la fin de 1993 qu’il doit succéder à Claude Kroës décédé subitement. Claude Kroës fut l’un des premiers journalistes français à faire connaître la lutte du Front patriotique rwandais (FPR) contre la dictature du général Habyarimana.

Remplaçant au pied levé son collègue, Jean Chatain fit deux voyages au Rwanda en 1994, le premier de fin avril au 6 juin, interrompu par une crise paludisme, le second du 5 au 20 juillet. Il arrive par l’Ouganda et rentre dans le nord est du Rwanda, en zone libérée par le FPR, dont il visite le quartier général, des baraquements perdus dans la
brousse à Mulindi. Il rencontre des dirigeants du FPR, Jacques Bihozagara, Alexis Kanyarengwe et Paul Kagame.

Le premier voyage jusqu’à Kibungo puis Rusumo lui fait découvrir les horreurs perpétrées par les milices et les troupes gouvernementales, plus enclines à massacrer qu’à affronter les troupes du FPR.
Jean Chatain est alors un des rares témoins européens à faire des reportages sur les massacres que les soldats du FPR découvrent au fur et à mesure de leur avancée. Dans un langage très sobre mais empreint d’émotion, il décrit l’horreur du génocide des Tutsi, l’horreur dans l’horreur même, celle qui fait hurler le « gosse de Gahini » (30 avril).
Ses récits rapportent des faits inédits tels les massacres dans la région de Kibungo à l’est du Rwanda. C’est ce « magma humain » formé par plusieurs centaines de cadavres précipités au fond du trou de Kiziguro qui lui fait utiliser le mot génocide le 30 avril.

Son voyage au bout de l’enfer se poursuit avec le massacre à l’hôpital de Gahini, ceux des paroisses de Zaza (L’Humanité, 30 avril) et de Kabarondo, le charnier de la paroisse de Rukara (L’Humanité, 2, 18 mai), « le torrent des suppliciés » à Rusumo (L’Humanité, 10 mai), les fosses communes de Nyamirambo (15 juillet). Plus qu’un journaliste, Jean Chatain restera un témoin.

En 2016, il est appelé à déposer à la Cour d’assises de Paris au procès de l’ancien bourgmestre de Kabarondo, Tito Barahira et de son successeur Octavien Ngenzi. Au fond de ses récits d’horreurs, Jean Chatain essaie de comprendre la mécanique de « cette machine à tuer son peuple » (13 juin 1994) qui n’a rien à voir avec le Storytelling de « colère populaire spontanée » ni de « massacres inter-ethniques » chers aux éditorialistes hors sol parisiens. « S’il n’y avait pas eu avant les canons français, les massacres de 1994 n’auraient pu avoir lieu », écrit-il déjà dans L’Humanité du 7 septembre. Le génocide était soigneusement programmé. Les représentants de la France au Rwanda et les « hommes de l’Elysée » ont refusé de voir ou de tirer des conséquences de l’évidence, répétait-il depuis vingt-cinq ans.
Déjà dans L’Humanité du 3 mai 1994, Jean Chatain publie deux témoignages qui anticipent cet acte d’accusation. « Il s’agit de deux prêtres – abbé Fabien Ntaganira et abbé Rukanika – tous deux du diocèse de Kabgayi. Je les ai rencontrés. Ils racontent : “ Les massacres ont commencé à Kigali, sitôt connue la nouvelle de la mort du président (le 6 avril au soir). À Kabgayi, nous avons immédiatement vu arriver des colonnes de réfugiés venant de Kigali” commente Fabien Ntaganira. Dimanche matin, mon cuisinier vient me prévenir : “ Il y a des gens qui veulent vous tuer.” Il me conseille de partir. »

Les conditions de travail de l’envoyé spécial de L’Humanité sont difficiles. Ne disposant pas de téléphone satellite, Jean Chatain doit retourner en Ouganda pour faxer ses articles. Il confie les pellicules photo prises avec son petit appareil personnel à un reporter qui retourne à Paris. Ses photos et articles sont donc publiés avec plusieurs jours de retard. Lors de son second séjour en juillet, il loue un 4×4 à Kampala et fait équipe avec Agnès Rotivel de La Croix et Monique Mas de RFI, dont les articles font également référence.

Les reportages de Jean Chatain étaient emprunts de retenue et d’empathie pour les victimes. Il s’exprimait avec des mots sans affectation, sans artifice de style. On peut relire certains de ses « papiers » dans son livre Paysage après le génocide (Ed. Le Temps des Cerises, 2007). Et les éditions Izuba s’apprêtent à publier une compilation de ses articles sous le titre Nuit et brouillard sur le Rwanda.

En 3 mois, Jean avait tout compris du génocide des Tutsi, plus par le lien chaleureux qu’il a noué avec ces Rwandais qu’il a vu libérer leur pays d’un régime abominable que par les ratiocinations d’Européens qui disent ce que doivent penser les Rwandais. Il regrettait récemment que sa santé ne lui permette plus d’y retourner.

Nous présentons nos condoléances à sa veuve Françoise, à sa famille et à la rédaction de L’Humanité.

Jacques MOREL
Ingénieur CNRS en retraite. auteur de « La France au coeur du génocide des Tutsi »
(Ed. L’Esprit Frappeur et Izuba, 2010)

Jean-François DUPAQUIER
Journaliste, écrivain, auteur notamment de « l’Agenda du génocide », Ed. Karthala.

Bibliographie de Jean Chatain



Clés pour le Japon, Éditions sociales, 1974 (en collaboration avec Francis Sauvage).

Petites et moyennes entreprises : l’heure du choix, Éditions sociales, 1975 (en collaboration avec Roger Gaudon).

Administration portes ouvertes : la bureaucratie en question, La Documentation française, 1984.

Drancy, le chemin de la vie, Messidor, 1986 (en collaboration avec Maurice Nilès).

Les affaires de Monsieur Le Pen, Messidor, 1987.

Pitchipoï via Drancy, le camp (1941-1944), Messidor, 1991.

Paysage après le génocide. Une justice est-elle possible au Rwanda ? Le Temps des cerises, 2007.

Kamerun, l’indépendance piégée, de la lutte de libération à la lutte contre le néocolonialisme, L’Harmattan, 2011.

A paraître : Nuit et brouillard sur le Rwanda, préface de Jacques Morel, Editions Izuba.

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