Fiche du document numéro 2554

Num
2554
Date
Mardi 10 mai 1994
Amj
Taille
87280
Titre
L'enfer et le silence
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Cent mille morts? Deux cent mille? Trois cent mille? Nul ne sait et
nul ne saura jamais avec précision le bilan des massacres qui
ensanglantent le Rwanda depuis le 6 avril, date de l'attentat qui a
coûté la vie au président Juvénal Habyarimana et qui a déclenché les
tueries perpétrées contre la. minorité tutsie. Mais ce que l'on sait
d'ores et déjà avec certitude, c'est que ces massacres s'apparentent à
un génocide. Le silence assourdissant de ce qu'il est convenu
d'appeler la communauté internationale n'en est que plus désastreux.

L'enfer qui règne au Rwanda et qui menace de se propager au Burundi,
dans l'est du Zaïre et en Ouganda -pour ne rien dire de la Tanzanie,
qui doit héberger déjà plus de 250 000 réfugiés- n'est pas dû au
hasard. Il a été planifié par l'équipe d'extrémistes hutus au pouvoir,
à Kigali. Ce sont eux oui, dès l'annonce de la mort de leur Président,
qui ont lancé dans la capitale leur équipe de tueurs recrutés non seulement
parmi la garde présidentielle mais aussi parmi les milices
paramilitaires du parti présidentiel, déjà impliquées dans des
massacres en 1992 et en 1993. Les victimes qui leur étaient désignées
n'étaient pas toutes tutsies. Il fallait aussi faire disparaître toute
l'élite hutue acquise à l'idée de cohabiter avec la minorité tutsie et
de partager le pouvoir avec elle. C'est chose presque faite
aujourd'hui. Il est plus que probable que l'attentat perpétré contre
l'avion de Juvénal Habyarimana faisait partie de ce scénario. Les
extrémistes hutus se méfiaient de plus en plus de leur Président qui
avait été contraint, sous la pression internationale, d'accepter le
principe d'un gouvernement d'union nationale et de forces armées
mixtes. Ils auraient décidé de l'éliminer, l'attentat fonctionnant
comme le signal du début d'une double épuration: politique et
ethnique. C'est à Arusha, en Tanzanie, qu'avaient été signés en août
dernier ces accords sur le partage du pouvoir entre Hutus et Tutsis,
représentés essentiellement par le Front patriotique, une organisation
en exil qui dispose d'une branche militaire nombreuse et bien
armée. Habyarimana n'avait d'ailleurs accepté - du bout des lèvres - les
revendications tutsies que pour mettre un terme aux combats qui
opposaient depuis 1990 le Front patriotique à son armée. C'est à la
suite des accords d'Arusha que le Conseil de sécurité avait dépêché au
Rwanda une force de maintien de la paix de 2 600 hommes, la Minuar
(Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda) : son mandat
était fort restrictif puisqu'il s'agissait de surveiller l'application
d'accords politiques et non de rétablir la paix.

Les massacres du Rwanda. encore aujourd'hui, sont présentés comme un
nouvel échec des Nations unies, leur honte suprême. L'ONU, en
l'occurrence, a bon dos. Rien n'empêchait les pays qui le voulaient,
qu'il s'agisse des Etats-Unis, de la France, qui n'a jamais chipoté
son aide à Juvénal Habyarimana ou de la Belgique, l'ancienne puissance
coloniale, de réclamer une réunion d'urgence du Conseil de sécurité,
dès le début des massacres, et de proposer un élargissement du mandat
de la Minuar et un renforcement de ses effectifs. Tous s'en gardèrent
bien, songeant uniquement à exfiltrer leurs expatriés. Mais il y a
plus grave puisque le Conseil de sécurité décidait le 21 avril de se
laver les mains des tueries et ramenait de 2 600 à 270 les effectifs
de la Minuar. Et il fallut encore attendre une semaine pour que
Boutros Boutros-Ghali, le secrétaire général de l'ONU, s'inquiète de
cette décision et demande au Conseil de songer à avoir recours à la
force pour faire cesser les massacres.

A ce jour, bien sûr, aucune décision n'a été prise.- Le Front
patriotique ne veut pas d'une intervention internationale et personne
-à commencer par l'Organisation de l'unité africaine- ne juge réaliste
une initiative de Bill Clinton visant à financer l'envoi d'une force
d'interposition purement africaine. Les massacres continuent donc en
attendant la prise de Kigali, où il ne reste plus un Tutsi à tuer, par
le Front patriotique. Bien que probable, la chute de Kigali ne
constituera pas une solution: s'il est capable de s'emparer de la
capitale et si ses hommes ne se sont pas livrés aux mêmes atrocités
que les milices hutues, on voit mal le Front diriger durablement un
pays dont la minorité tutsie représentait avant les massacres moins de
20 % de la population.

C'est à une sorte de mise sous tutelle de ce pays décapité qu'il faut
songer. Le plus tôt sera le mieux, à condition qu'on tire toutes les
leçons de l'équipée somalienne. Il y a une certaine hypocrisie à
vouloir attendre, pour agir, un hypothétique cessez-le-feu. Il
n'annoncera que la paix des cimetières et consacrera le crime de
non-assistance à peuple en danger.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024