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Les grilles de la paroisse de Gikondo sont encore entrouvertes et des taches de sang maculent le gravier, devant le parvis de l'église catholique. Deux cadavres en barrent l'entrée. Le crâne béant, la gorge ouverte d'un coup de machette, les yeux qui disent encore l'épouvante des derniers instants. Au bas des escaliers, une lourde porte de métal, fermée à clé. Des faibles appels au secours. Derrière la porte, un tas de cadavres gisant dans les détritus, les bris de verre, que les pillards ont laissé derrière eux. De la masse des corps lacérés s'extirpe avec douleur une main qui se tend : Pierre, jeune Tutsi, le visage criblé d'éclats. Il faut le hisser au-dessus de la porte pour tenter de l'évacuer avec l'une des trop rares Jeep que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), seul désormais à travailler encore à Kigali, a transformé en ambulance.
Samedi matin [9 avril], à l'heure de la messe, quatre militaires ont pénétré dans l'église et ont jeté deux grenades. Puis les jeunes fanatiques extrémistes hutus du parti du Président, qu'on appelle les Interahamwe, sont entrés, armés de machettes, de couteaux, de sagaies, de tournevis. « Nous avons entendu des cris d'horreur, des rafales », raconte un coopérant français, dont la maison se trouve à proximité. « C'était insoutenable. » Les corps des hommes qu'on évacue n'ont plus de pénis, les femmes les seins coupés, les enfants égorgés. Pour échapper au massacre, quelques paroissiens ont tenté de s'enfuir par une rue transversale, à la sortie de l'église. Ils ont été bloqués par d'autres fanatiques, et leurs corps mutilés s'amoncellent sur la route. Au total 70 personnes ont péri, et seul une douzaine respirent encore.
Les rues de Gikondo, comme tous les quartiers populaires de Kigali, appartiennent depuis quatre jours aux pillards et aux assassins. De tous côtés éclatent des rafales, à peine couvertes par les hurlements de terreur. Courts, secs. Des exécutions sommaires. A côté de l'église, une horde d'une centaine de jeunes, parfois des gosses, tenant en main leur machette ou leur couteau, ont trouvé un accès à un atelier de vélos et repartent chacun avec une machine. Un peu plus loin, ce sont les magasins de vivres et de fuel du CICR et de MSF qui sont pillés, et où retentissent les clameurs d'allégresse.
L'armée rwandaise boucle les quartiers, assiste et participe aux meurtres et aux pillages. Le soir, les cadavres qui jonchent les rues, jusque devant les portes de l'ambassade de France, sont laissés aux chiens affamés. Les prisonniers ont été sortis des cellules pour ramasser les corps, les empiler dans les camions à ordures du ministère des Transports et tenter de les enterrer quelque part. Partout sur les collines qui forment la capitale rwandaise, c'est le même spectacle. Depuis que les massacres ont commencé mercredi, les équipes de médecins du CICR doivent quitter l'hôpital à 15 heures pour se réfugier dans leur maison. À cette heure, les soldats et les miliciens extrémistes hutus du parti de l'ex-président sont déjà ivres et harcèlent les rares véhicules. Au détour d'une rue, nous assistons à l’une de ces chasses. Un jeune gamin armé d'une barre de fer maculée de sang pourchasse un Tutsi qui hurle de terreur. Lorsqu'une sœur belge tente de s'interposer, le gamin siffle ses copains. Le courage et la fermeté de la religieuse sauveront, pour quelques heures, le malheureux fuyard.
La chasse aux Tutsis et aux membres de l'opposition a commencé dès l'annonce de la mort de l'ex-Président Juvénal Habyarimana, le 6 avril. Munis de listes, les hommes de la Garde Présidentielle ont été les premiers à entamer la traque sanglante, rapidement rejoints par les Interahamé. Maison par maison. Les Tutsis, dénoncés par les voisins ou par la police, sont massacrés par familles entières. En cas de doute, les assassins demandent la carte d'identité où est mentionnée l'origine. Parfois les seuls signes extérieurs de richesse, un visage un peu fin et le nez moins épaté, caractéristiques des Tutsis, suffisent à liquider les malheureux. Les meurtriers ne prennent pas la peine de donner des explications. La mort du Président a déclenché la curée. Pris de court, personne n'a pu s'enfuir. «Je suis chez ma mère avec les enfants, raconte Jean-Claude un Tutsi joint au téléphone vendredi soir dans son quartier. Le corps de mon voisin et de sa femme sont là dans le caniveau. Devant la maison. Les Hutus sont venus une fois ici et m'ont dit qu'ils reviendraient ce soir. Nous attendons notre exécution. Nous sommes perdus.» Les petits groupes qui parviennent à se cacher attendent avec terreur leur tour n'espérant plus qu'une entrée dans la ville des rebelles du FPR, le Front patriotique rwandais, à majorité tutsi.
Epouse d'un ex-ministre de Habyarimana, une jeune femme accompagnée de ses cinq filles s'est réfugiée à l'hôtel des Mille Collines. «Je suis moi-même hutu, mais ils n'ont pas voulu me croire même lorsque mon fils a montré une photo de lui en compagnie du Président, ils ont prétendu que j'étais tutsi. Nous avons trouvé refuge ailleurs, mais ils sont revenus et ont tué les deux familles qui étaient avec nous. Ils ont tiré trois balles dans le cœur des bébés.»
Soupçonnés d'être soit trop proches de l'opposition, soit trop proches des Tutsis, beaucoup de Hutus du Sud sont liquidés par leurs voisins du Nord.
L'ampleur du massacre est impossible à chiffrer. A l'hôpital central de Kigali, où pourrissent près de 400 cadavres, il a fallu entasser les corps mutilés dans la cour. Dimanche matin [10 avril], une mère nous a désigné son fils, encore vivant, enseveli par erreur et dans la panique sous la pile des cadavres. Difficile extraction pour réussir enfin à l'amener au bloc opératoire. Hier matin toujours, l'armée est entrée dans l'hôpital et a sorti des blessés à coups de crosses. Sept d'entre eux ont été exécutés sur le champ. Les médecins européens, exténués, tentent d'évacuer l'hôpital central et de le déplacer. Au regard de ces exactions, la peur des Européens, qui ont pour la plupart été évacués hier (lire ci-contre), semble un peu dérisoire. Mais les scènes d'adieu sont déchirantes, particulièrement chez les Belges. Avec des amis de longue date, tutsis pour la plupart, qu'il est impossible d'emmener avec soi.
Les maisons des expatriés sont aujourd'hui désertes, encore pleine d'un futur butin, meubles, vêtements, électronique, laissé sur place. Les 2 500 soldats de l'ONU sont invisibles, terrés dans leur quartier. Dimanche après-midi, un long convoi d'une centaine de voitures, bourrées de Canadiens, d’Allemands, d'Américains, s'est ébranlé sous escorte vers Bujumbura, capitale du Burundi. Le matin et l'après-midi, les Français ont été évacués par avion. Quelques minutes après, les bombardements d'artillerie lourde et les rafales ont repris aux portes de la ville, sans qu'il soit possible de savoir si les rebelles du FPR arrivent en force pour prendre la ville ou s'il ne s'agit que de combats avec les forces rebelles ayant évacué la capitale. Les contacts radio avec l'extérieur donnent à penser qu'ils sont à quinze kilomètres de la capitale. Mais avant qu'ils ne s'emparent de la ville, pour autant qu'ils le puissent, le génocide des Tutsis de Kigali aura probablement eu lieu. Le CICR, dans ses estimations les plus prudentes, affirme que le nombre des victimes dépasserait À ce jour 10 000 mort dans la capitale.
Jean-Philippe CEPPI