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HUBERT VEDRINE SUR LE PLATEAU DE L’EMISSION « BIBLIOTHEQUE MEDICIS », LE 28 AVRIL 2004.
NB. – Les principaux bégaiements ainsi que les acquiescements de complaisance ont été supprimés.
PREMIERE VIDEO
[Début de la transcription à 00’ 11’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Voici le mois de la mémoire, le mois des promesses, en tout cas celle de lutter contre les massacres et les génocides à venir. Ceux du passé récent suffisent à nous donner des cauchemars. « Bibliothèque Médicis » s’intéresse en effet au Rwanda, dix ans après. Se mêlent aujourd’hui bons sentiments et mauvaise conscience. Le rôle des Nations unies, des Belges, surtout des Français, au Rwanda, reste comme une plaie ouverte. Ces gouvernements successifs sont accusés d’avoir laissé faire. Et au pire, d’avoir aidé les tueurs. Ce qui est inadmissible. Et mon confrère, excellent Stephen Smith, qui est aujourd’hui en Côte d’Ivoire – sinon, il aurait été parmi nous – pose très bien le dilemme dans un de ses livres et dans ses papiers du journal Le Monde. Je le cite : « Les fosses communes du Rwanda renferment-elles une infamie commise au nom de la France ? Et qui rendrait complice du génocide la patrie des droits de l’Homme ? ». Et il ajoute : « Depuis 10 ans, aucune preuve matérielle, aucun témoignage ne donnent raison au Président actuel du Rwanda, Kagame, qui accusait encore récemment Paris. Est-ce ignorance, est-ce malveillance ? La rumeur continue de traîner ». Les invités de « Bibliothèque Médicis » vont témoigner tout à fait librement, bien sûr, sur un génocide, dont on n’oublie pas qu’il fut d’abord un génocide rwandais. C’est encore Stephen Smith qui pose la question : « Pourquoi et comment le voisin est-il arrivé à tuer, un jour, son voisin ? ». Hubert Védrine, 10 ans après, qu’est-ce que ça vous fait de savoir que la France est mise en accusation, et même dans la presse française ? Vous n’étiez pas directement aux affaires. Vous avez été ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin et Jacques Chirac, après. Mais en 94, vous étiez aux côtés de François Mitterrand à l’Elysée. Qu’est-ce que ça vous fait ?
[02’ 02’’]
Hubert Védrine : Ça me…, ça me révolte, ça me…, ça m’indigne, mais c’est des sentiments qui de toute façon n’ont pas d’importance par rapport à l’atrocité des évènements et l’atrocité du génocide, et le…, et le sentiment de compassion pathétique qu’on ressent après les évènements. Mais, ce que ça provoque chez moi ? C’est évidemment un…, le désir – et je vous remercie de cette occasion – d’expliquer l’analyse, à mon avis, que l’on peut faire de l’engrenage qui a conduit au génocide. D’autre part, d’essayer de rappeler quel était l’objectif de la politique française et de le faire dans la sérénité et dans l’équité. Et de contribuer à une réflexion sur comment empêcher ce type d’évènements, comment les analyser, comment les détecter, comment agir. A cet égard, je suis toujours disponible pour participer à cet effort dès lors qu’on n’est pas dans des échanges où le délire l’emporte sur l’analyse.
[02’ 56’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Oui mais la France n’a pas pu empêcher les massacres, m’avez-vous dit à Europe 1 un matin, elle les a retardés. Est-ce que l’argument n’est pas un peu court, parce qu’il ne suffit pas ?
[03’ 05’’]
Hubert Védrine : En tout cas, c’est mon résumé !
[03’ 07’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Très bien.
[03’ 07’’]
Hubert Védrine : Mon résumé sur ce que la politique… Je pense que la politique de la France a visé à empêcher le retour des grands massacres – personne ne s’attendait à un génocide de cette ampleur, naturellement –, mais en tout cas à essayer d’empêcher le retour des grands massacres. Je pourrai expliquer tout à l’heure, si vous le souhaitez, ce qu’elle a essayé de faire pour empêcher le retour des grands massacres. L’évidence, c’est qu’elle a échoué ! Mais à partir de là on peut essayer de tirer des leçons : pourquoi ?
[03’ 30’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Monsieur Michel, je vous remercie d’être venu spécialement de Bruxelles, de Belgique, pour participer à cette émission de « Bibliothèque Médicis ». Mais je pense qu’en effet, vous avez-vous aussi beaucoup à dire. Est-ce que la Belgique ne s’en tire pas à bon compte ? Parce qu’elle est présente aux cérémonies de Kigali. On lui rend même hommage à travers son gouvernement, même son Premier ministre. Et le Président Kagame, qui vient de dénoncer la France, salue les efforts de la Belgique. Or la Belgique, qui est une ancienne puissance coloniale, elle était là, elle est partie juste au début du massacre. En quelque sorte, elle a laissé faire. Est-ce qu’elle aussi n’a pas une part de responsabilité ? Comme toute la communauté internationale !
[04’ 07’’]
Louis Michel : Si, la Belgique a une part de responsabilité. Et je pense qu’elle l’accepte cette part de responsabilité. Evidemment, on ne peut pas refaire l’Histoire, on ne peut pas remonter le temps et empêcher le génocide a posteriori, ça va de soi. Mais nous avons décidé, pour ce qui nous concerne, d’assumer cette responsabilité. Nous avons eu des torts, de grands torts. Nous avons par exemple retiré nos paras au plus mauvais moment. Nous avons aussi accepté, finalement, que les Nations unies ne donnent pas un mandat clair et les moyens d’assumer ce mandat. Je pense que nous avons peut-être une [inaudible] plus facile que d’autres pays, à assumer cette responsabilité, à présenter nos excuses et à demander pardon, dans la mesure où, vous l’avez dit, nous sommes une ancienne puissance coloniale. A ce titre, nous avons des liens particuliers avec les pays des Grands Lacs. Nous avons aussi… Je n’utilise jamais le mot « responsabilité » mais je parle souvent de « redevabilité » à l’égard de ces pays, à l’égard de ces populations. Et donc, nous avions sans doute une raison supplémentaire – plus que d’autres –, nous avions la raison de mettre à plat les plis de…, les plis un peu dérangeants de notre Histoire ! Et donc, nous l’avons fait. Un troisième élément, parce que je souhaite vraiment que…
[05’ 14’’]
Jean-Pierre Elkabbach : On dise tout !
[05’ 15’’]
Louis Michel : On dise tout. Et un troisième élément, c’est que, au moment où ça s’est produit, ceux qui aujourd’hui sont, si l’on veut, l’épine dorsale du gouvernement belge, étaient dans l’opposition. J’étais le chef de l’opposition avec le Premier ministre actuel. Et nous avons dénoncé l’attitude de la Belgique à cette époque-là. Et donc, il est évidemment plus facile pour nous, arrivant au pouvoir, de continuer à être cohérents, et donc, d’assumer à la place des autres cette responsabilité. Je voulais dire ça pour quand même qu’on soit conscient que c’était peut-être un peu plus simple.
[05’ 45’’]
Jean-Pierre Elkabbach : J’ai noté, hein, aussi une phrase que vous disiez il y a quelque temps à propos du Rwanda : « Il faudra une éternité pour que l’indifférence détestable et coupable de la communauté internationale soit oubliée ».
[05’ 55’’]
Louis Michel : C’est vrai.
[05’ 55’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Là on peut dire que l’argument est court. Mais c’est vrai, il y a une part de reconnaissance de ce que vous appelez…, sinon la responsabilité ou la culpabilité, en tout cas soit dite. Et c’est vrai que les Casques bleus étaient au Rwanda, que le Conseil de sécurité des Nations unies a mis un mois avant d’en débattre et n’a pas voté l’envoi de renforts.
[06’ 14’’]
Hubert Védrine : Ça, c’est après le début des…, du génocide.
[06’ 16’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Après le début du génocide. Alors il faut rappeler ce qu’a été ce génocide rwandais. C’est presque… Je m’adresse à vous, Laure de Vulpian, vous venez d’écrire Rwanda. Un génocide oublié, aux éditions Complexe, et vous travaillez à France Culture. Quelque temps déjà, Laure Adler vous avait demandé de vous intéresser au Rwanda. Vous avez suivi un procès de quatre Rwandais à Bruxelles. Vous êtes allée au Rwanda, vous en revenez. Et je pense que vous êtes devenue une passionnée, une obsédée du Rwanda. Bon, est-ce qu’il faut rappeler que c’était un million de morts, un dixième de la population, c’est ça ?
[06’ 51’’]
Laure de Vulpian : Oui, pas tout à fait un dixième, un sixième ou un septième. C’est quelque chose qui est irreprésentable. Quand on va là-bas, c’est très étonnant parce que l’on ne voit rien. Il n’y a pas de traces. Il y a simplement des mémoriaux dans le pays – il y en a de plus en plus d’ailleurs. Et c’est un pays qui est, évidemment, totalement marqué par ce qui lui est arrivé il y a dix ans. Et en même temps le sentiment… J’y suis allée il y a trois ans, il y a un an et il y a… une semaine, c’est que c’est un pays qui se relève et qui peut être…, qui peut se comporter aujourd’hui comme un pays neuf. C’est une des conséquences, entre guillemets, « positive », du génocide, c’est que, tout étant à reconstruire – aussi bien sur le plan économique, social, judiciaire, etc. –, ils arrivent à faire des choses qui sont quand même très extraordinaires sur notamment la place des femmes dans la société.
[07’ 46’’]
Jean-Pierre Elkabbach : D’accord. Mais avant de voir ce que le pays est en train de devenir, ou de redevenir, il faut rappeler ce que ça a été. Et ce qu’ont été ces évènements d’avril qui ont duré 100 jours à peu près, 10 000 morts par jour et exterminés un à un à la machette. Hein, parce qu’il n’y avait pas d’exécution avec des fusils, c’est… D’ailleurs, il y a une phrase très intéressante de Jean Hatzfeld, qui a publié deux livres tout à fait bouleversants, et qui rappelle que le génocide des Tutsi, c’est un génocide de proximité et un génocide agricole. Et qui dit : « Son rendement s’est révélé très supérieur à celui du génocide juif et gitans, puisque près d’un million de Tutsi ont été tués en 12 semaines. En 42, au plus fort des fusillades et des déportations, le régime nazi et son administration, son industrie chimique, son armée et la police n’ont jamais atteint un tel niveau de performance si meurtrier ». Et c’est quelqu’un qui s’y connaît. Je veux dire que, devant les témoignages, on devrait presque se taire et vous écoutez, vous, les survivants ou les témoins. Les témoins comme le docteur Zachariah, qui était de Médecins sans frontières, qui était là, dans un camp, tout à côté – vous nous direz où –, et qui êtes rentré, qui était au Rwanda. Et vous, Esther Muja… Mujawayo. Et vous venez d’écrire un livre avec Souâd Belhaddad, SurVivantes. C’est bien de souligner « vivantes ». Vous êtes Tutsi, vous étiez professeur de sociologie, sur place à Kigali, et votre mari professeur. Qu’est-ce qui vous est arrivé le 7 avril ? Je sais que c’est très douloureux de raconter mais aujourd’hui, puisqu’à la fois on essaie de témoigner et de comprendre…, et essayez de vous souvenir, même si ça fait mal.
[09’ 28’’]
Esther Mujawayo : Le 7 avril, ça a été…, ça a été le début de la fin, quoi. Il y avait juste quelques jours, c’était Pâques, nous étions tous ensemble, il y avait une fête le lundi de Pâques… Et 12 semaines après, trois mois après, je me suis retrouvée seulement avec mes enfants, avec mes trois filles ! Et j’ai été une des femmes, qui ont eu la chance au moins d’avoir les enfants saufs. Parce là, mon mari a été tué, mes parents ont été tués, mes sœurs ont été tuées. Mais pas seulement tués, tués d’une façon atroce, d’une façon qui ne vous quitte plus, d’une façon qui hante…
[10’ 00’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais que vous n’avez pas vu ?
[10’ 02’’]
Esther Mujawayo : Que je n’ai pas vu ! Mais que j’ai appris ! J’ai appris, je glane encore les informations. Et ça, c’est l’autre problème ! J’essaie, jusque maintenant, au moins de savoir où avez-vous jeté ma sœur ? Je voudrais enterrer ma sœur, je voudrais enterrer mes nièces. Je sais qu’elles sont jetées dans un trou, dans le village où elles étaient, dans le quartier où elles étaient. 10 ans après, je ne suis toujours pas arrivée ! Je me dis…
[10’ 26’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Vous savez, quand on vous lit, l’horreur nous saisit et elle nous lâche plus.
[10’ 29’’]
Esther Mujawayo : Ah oui, ça j’espère. Ça j’espère ! Parce que je suis… [S’adressant à Hubert Védrine] Tout à l’heure, vous avez parlé de délire ! Je m’excuse. Quand on a vécu l’horreur, je crois que…, qu’on a le droit de délirer.
[10’ 39’’]
Hubert Védrine : Non, mais je pensais…, je ne pensais pas à vous, hein.
[10’ 40’’]
Esther Mujawayo : Oui, oui, ce n’est pas grave [sourire].
[10’ 41’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non, Non.
[10’ 42’’]
Hubert Védrine : Je pensais au débat sur la…, sur le rôle de la France.
[10’ 43’’]
Esther Mujawayo : D’accord, d’accord.
[10’ 45’’]
Hubert Védrine : Et pas sur les faits du génocide.
[10’ 46’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Au passage, je note votre accent belge qui est excellent. On voit…
[10’ 50’’]
Esther Mujawayo : [Rires] J’aurais bien voulu hériter de l’accent belge mais pas de tout le…, de tout ce qu’ils nous ont laissés avec qui, finalement…, qui, finalement, quand même, conduit au génocide aussi. C’est pour ça que je dis : « Quand j’accuse…, quand j’accuse… », je n’accuse pas seulement mes voisins hutu.
[11’ 03’’]
Jean-Pierre Elkabbach : On va voir ! Mais qu’est-ce que c’était l’insupportable ? Parce que ce que dit Hatzfeld, ce que disent quelques témoins, Stephen Smith, c’est que les voisins tuaient les voisins. Vos commerçants, vos collègues de travail !
[11’ 14’’]
Esther Mujawayo : Les personnes qui ont tué mon père et ma mère, et les 45 personnes qui étaient à la maison – lorsqu’après il y en a eu un qui m’a raconté ce qui s’est passé –, mais c’était des gens avec qui j’ai été à l’école, c’est des gens chez qui j’ai puisé de l’eau, c’est des gens qui m’ont enseigné à l’école. Donc, c’est des gens comme vous et moi ! Et c’est là que je dis : « Quand j’entendais les médias qui disaient : “Oui, c’est les haines tribales d’Afrique” ; mais excusez-moi, c’est des gens comme vous et moi ! ». Et si la politique ne s’y mêle pas, si on n’avait pas construit ça depuis le début, mes voisins ne m’auraient pas tué !
[11’ 43’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Ouais, mais c’est une alternance continue de crimes, depuis combien…, un demi-siècle, entre Tutsi et Hutu ?
[11’ 47’’]
Esther Mujawayo : Moi je suis née… Non, non ! Je suis née en 58. Nous avons commencé à fuir en 59. Ma mère m’avait sur le dos quand nous avons commencé à fuir. Nous étions tutsi, notre maison était brûlée, les vaches étaient mangées et nous, on nous cherchait pour nous tuer. Ma mère a couru avec moi sur le dos. 35 ans après, j’ai refait la même chose avec mon bébé de six mois. C’était de 59 à 94 ! Mais entre-temps, en 63, c’était la même chose ! Ce que nous avions reconstruit a été détruit. En 73, j’ai été chassée de l’école, beaucoup ont pris la fuite. Mais tout ça a toujours été dans un silence, un silence, une indifférence assourdissante.
[12’ 25’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et c’était des Rwandais qui massacraient des Rwandais ?
[12’ 27’’]
Esther Mujawayo : C’était des Rwandais qui massacraient des Rwandais. Mais c’était des Rwandais qui avaient appris de qui ?
[12’ 33’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Le racisme, il avait appris de qui, lui ?
[12’ 35’’]
Esther Mujawayo : Qui avait été formés par qui ?
[12’ 36’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Le racisme entre ethnies, ils l’ont appris de qui ?
[12’ 39’’]
Esther Mujawayo : Je ne veux pas excuser les Rwandais. Parce que quand on…, quand tu prends la machette et tu coupes le cou de ton voisin et après tu vas dire : « Non, on m’a appris ça ». Je ne t’excuse pas. Mais de l’autre côté, je veux quand même qu’on remonte la chaîne, qu’on sache d’où est-ce que c’est venu. Parce que ce n’est pas tombé du ciel comme ça. Et surtout, ce n’est pas que les Rwandais sont des sauvages plus que d’autres ! Lorsqu’on a instauré cette carte d’identité – [elle se tourne vers Louis Michel avec un sourire ironique] merci aux Belges ! –, si je n’avais pas eu la carte d’identité, il y en aurait beaucoup qui aurait pu échapper pendant le génocide des Tutsi en 94. Mais je ne pouvais pas échapper, c’était inscrit noir sur blanc ! En 73, quand on m’a chassé de l’école, j’aurais peut-être pu échapper. Je n’ai pas plus le type tutsi qu’un autre ! Si vous nous regardez, vous vous demandez : « Qui est Tutsi, qui est Hutu, hein ? ». C’était bien avec les stéréotypes qui mesuraient le nez…
[13’ 22’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Alors, mais nous, on…, en fait, je ne sais pas ! Mais vous pouvez intervenir, tous, avec Esther. Nous on ne sait pas qui est Tutsi ou…, Hutu. C’est vous qui le saviez sur place !
[13’ 31’’]
Esther Mujawayo : Nous, nous savions, mais nous vivions avec. Et ce n’était pas aussi rigide. Mais une fois que ça a été inscrit, tu ne peux plus bouger ! Ce qui était social, ce qui était un fait social, ne pouvait plus l’être. Je ne nie pas et je ne veux pas que les gens commencent à dire qu’il n’y a pas des Hutu, qu’il n’y a pas des Tutsi. Mais je veux dire l’utilisation qu’on en fait. Une fois qu’on veut avoir le groupe à exclure. Et je…, depuis que je suis née, ça a été mon groupe. Depuis que je suis née en 58, c’était les Tutsi qui étaient à exclure ! A exclure de l’école, à exclure des emplois, à exclure même de la vie !
[14’ 04’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais, jusqu’à les tuer à la machette, même pas à la mitrailleuse ! De loin !
[14’ 08’’]
Esther Mujawayo : Exactement ! Exactement. Je m’étais dit : « Nous nous sommes battus, mon mari et moi, ma famille et moi. On a toujours reconstruit ». On a fait ça trois fois. On nous a toujours chassé de l’école. Nous avons quand même trouvé des moyens de faire ces études, qu’on ne nous donnait pas les bourses d’étude des Français et des Belges. [S’adressant à Hubert Védrine] Vous regarderez les statistiques : il n’y avait pas des Tutsi qui venaient étudier chez vous. Et ça, personne n’a jamais interrogé.
[14’ 28’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Jean Hatzfeld raconte dans Une saison de machettes – il complète ce qu’il avait écrit Dans le nu de la vie, ce sont des livres bouleversants –, il interroge les tortionnaires, les tueurs : « On devait faire vite, dit l’un d’eux, on n’avait pas droit aux congés, surtout pas le dimanche, on devait terminer. La seule réglementation, c’était de persévérer jusqu’à la fin, de n’épargner personne et de piller ce qu’on trouvait ». Et c’était comme ça ?
[14’ 52’’]
Esther Mujawayo : Mais l’instruction venait d’où ? La radio des Mille collines ! Le directeur de la radio des Mille collines – qui est inculpé maintenant à Arusha –, c’était un docteur, il avait étudié ici, c’était un intellectuel ! Et les bourreaux, là sur les collines, ils sont…, c’est vrai, ils ont exécuté. Mais je dis toujours – que je ne leur pardonne pas ! –, mais ils ont exécuté un plan bien mis en place et bien réfléchi !
[15’ 13’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Vous dites la liste des membres de votre famille, Esther, qui ont été exterminés. Du côté de votre père, 85. De votre grand-oncle, 28. De votre oncle, Migambi, 19. Du côté de votre grand-oncle, 21. Du côté de votre mère, 48 personnes. Du côté de la famille de votre mari, 86 personnes. Je ne suis pas fort en calcul, mais j’ai compté 292.
[15’ 37’’]
Esther Mujawayo : Oui, avec ceux du lycée de l’école où était mon mari la nuit où il a été tué avec tout le groupe.
[15’ 42’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Comment ils l’ont tué ?
[15’ 43’’]
Esther Mujawayo : Ils ont…, nous avions espéré qu’ils les ont fusillés parce qu’on a entendu des coups de fusil. Mais après, les voisins nous ont dit que non, ils leur ont coupé les tendons…, ils leur ont coupé les tendons d’Achille pour les finir après. Parce que c’était…, ils les avaient pris trop tard. Ils les avaient pris à sept heures du soir…
[15’ 58’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Il fallait aller vite pour…
[15’ 59’’]
Esther Mujawayo : Ils les ont coupés, ils les ont laissés là et ils les ont tués avec la…, avec l’équipe du lendemain matin.
[16’ 08’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Je ne sais pas…, des réactions ? Parce qu’on peut dire que la diplomatie ou la politique, à partir de là, c’est un peu froid, un peu distant.
[16’ 15’’]
Louis Michel : Non mais… Si je puis me permettre en rebondissant sur ce que Madame dit. C’est évident que, lorsqu’elle dit que la carte…, pardon, la référence à la fameuse carte d’identité où on qualifiait l’ethnie. En fait, il faut ajouter… – c’est évidemment cette responsabilité qui est là, que l’on porte douloureusement aujourd’hui au niveau de la Belgique –, il faut ajouter que certains Belges, là-bas, ont évidemment utilisé cette différence ethnique pour avoir une mainmise plus facile et pour soumettre plus facilement le peuple rwandais. Donc, je suppose que c’est à ça que Madame fait allusion. Il est évident que les 10 commandements, par exemple, du Hutu, qui ont été rédigés par des professeurs, dans une université belge, vous imaginez, vous comprenez donc pourquoi il était plus normal pour la Belgique de demander pardon. Parce que tout ça, nous ne pouvons pas le nier, c’est une réalité. Et donc, je mesure à quel point il a été peut-être important aussi – pour ce travail de réconciliation dont Madame [il désigne du doigt Laure de Vulpian] parlait tantôt –, il était important qu’un pays, qui avait cette responsabilité-là, facilite dans une certaine mesure ce travail de réconciliation en prenant sa part de responsabilité. Parce qu’en ayant, si vous voulez, une raison extérieure à lui-même, la réconciliation a été plus facile en fait.
[17’ 36’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais Monsieur Michel – on va voir tout à l’heure les conditions possibles, ou pas, de la réconciliation –, mais ce qui est intéressant, c’est de voir aussi ce qui s’est passé, pourquoi. L’aspect historique que vient d’expliquer Esther pour ce qui concerne le Rwanda. Mais en même temps, les positions de la France, les positions de la Belgique.
[Fin de la transcription à 17’ 54’’]
DEUXIEME VIDEO
[Début de la transcription à 00’ 01’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais je voudrais que le docteur Zachariah raconte ce que, lui, a vu, ce qu’il a fait ou s’il a pu faire quelque chose. Vous étiez à Butare – donc c’est un camp dans le sud-ouest du Rwanda en 94 –, vous vous occupiez des réfugiés du Burundi, dans les deux camps. Et…, qu’est-ce qui est arrivé à vos malades ?
[00’ 18’’]
Rony Zachariah : En fait, peut-être, que je vais d’abord dire que je ne suis ni Tutsi ni Hutu [sourire]. Je travaille pour Médecins sans frontières en tant que médecin, au sud…
[00’ 25’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Aujourd’hui, vous vous occupez du Sida ?
[00’ 26’’]
Rony Zachariah : Du Sida et de la tuberculose pour le centre opérationnel de Bruxelles. Et j’aimerais dire pourquoi j’ai quitté le Rwanda. J’avais quitté le Rwanda le 24 avril 94, en tant que coordinateur médical de Médecins sans frontières. Il n’y avait plus rien à faire, je n’avais plus le personnel MSF ! Personne plus à soigner. Environ 200 malades…, environ 200 personnels MSF ont été déjà tués. Dans l’hôpital de Butare où je travaillais, et on était en train de soigner les blessés civils, entre le 22 et le 23 avril 94, 150 blessés civils – des femmes, des enfants, des vieillards – ont été coupés…, ont été coupés à la mort ou abattus. Une bonne partie devant nos propres yeux.
[01’ 15’’]
Jean-Pierre Elkabbach : « Coupés à la mort », qu’est-ce que ça veut dire ?
[01’ 17’’]
Rony Zachariah : Ils étaient coupés avec la “machete”, la machette…
[01’ 19’’]
Jean-Pierre Elkabbach : La machette.
[01’ 20’’]
Rony Zachariah : Avec la machette, oui. Parmi ceux qui ont été tués, il y avait cinq de mes dernières infirmières : Sabine, Nadine, Rose, Alex et Jean-Marie. Tout le monde était tutsi, je savais ! Mais Sabine était hutu. Elle avait à l’époque sept mois de grossesse. C’était…, elle était une très bonne amie à moi. Quand ils ont voulu prendre Sabine, je me suis interposé entre Sabine et les gardes présidentiels et j’ai crié, à l’époque : « Laisse Sabine seule ! Elle est hutu, elle est hutu. Laisse-les tranquille ». Le militaire me regarde, il sort une feuille de papier, dans…, sur laquelle il y avait écrit une liste de noms, avec tous les détails, tapée à la machine. Il le regarde soigneusement, ensuite il me regarde directement dans les yeux et il dit : « Vous avez raison, docteur ! Vous avez raison. Sabine, elle est bien hutu. Mais son mari, il est tutsi. Et ce bébé, qu’elle va avoir dans deux mois, ce sera un Tutsi. Il faut que…, il faut qu’on le tue ». Sabine a été tuée comme centaine des autres.
[02’ 31’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Devant vous ?
[02’ 32’’]
Rony Zachariah : Elle a été prise…, elle a été prise et on sait qu’elle a été tuée avec les autres. Le point que j’aimerais faire, est qu’on ne peut pas arrêter un génocide avec les médecins ! On ne peut pas protéger la population civile avec l’humanitaire ! A l’époque, ce qu’on a…, on avait besoin, c’était la…, plus de responsabilités politiques. Et nous, Médecins sans frontières, on avait écrit à l’époque à…, les Nations unies. On avait écrit, on avait demandé…
[03’ 02’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais vous n’avez pas été entendus, vous n’avez pas crié assez fort ou vous dites que c’est l’impuissance de l’humanitaire ?
[03’ 07’’]
Rony Zachariah : On avait… Non, on avait appelé le gouvernement de la France. On avait même écrit directement au Président François Mitterrand ! C’était bien publié dans Le Monde le 18 mai. Après on avait demandé, également, le gouvernement belge. On était même…, la directrice générale de Médecins sans frontières Belgique, était même allée au Conseil de sécurité ! Nous avons demandé une intervention d’urgence militaire ! Ce qu’il fallait pour protéger les civils. Mais au lieu de mettre sur pied une telle intervention, les Nations unies avaient demandé un retrait des forces de maintien de paix ! Et en quelque sorte, la communauté internationale des Nations unies a ouvert les portes pour le génocide. Et on a 800 000 civils massacrés. Et aujourd’hui, quand je regarde, je pense c’est une grande…, c’est un échec pour les politiciens d’abord, mais pas seulement pour les politiciens…
[03’ 53’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Pour vous aussi, l’humanitaire ?
[03’ 55’’]
Rony Zachariah : Pour les Nations unies mais je pense pour toute l’humanité ! Mais le passé est passé. Aujourd’hui, la situation n’a pas vraiment changé pour les Rwandais. Les survivants et les victimes du génocide, ils ont vécu pendant des dizaines d’années tout seuls dans la misère, en souffrance ! 60 000 ! Peut-être 100 000 enfants chefs de ménage qui sont sur les collines du Rwanda ! Avec des moindres appuis, en marge de la société, abandonnés ! Des centaines de petites filles qui ont été violées pendant la guerre, qui meurent à cause du Sida. Aujourd’hui…
[04’ 28’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Il faut expliquer pourquoi. Pourquoi elles meurent du Sida ?
[04’ 30’’]
Rony Zachariah : Parce qu’ils ont… Le Rwanda, c’est un pays très pauvre, même si…
[04’ 33’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non ! Mais elles ont été violées…
[04’ 34’’]
Rony Zachariah : Ils étaient violés, ils étaient infectés avec le virus…
[04’ 38’’]
Laure de Vulpian : Sciemment.
[04’ 39’’]
Rony Zachariah : Sciemment. Et après, peut-être, à cause de la pauvreté, il y a aussi ceux qui n’ont pas de parents, qui sont…, ils doivent trouver un moyen pour vivre ! Et…
[04’ 47’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Esther.
[04’ 48’’]
Rony Zachariah : Et le point que j’aimerais faire, si je peux terminer, c’est : on a oublié les Rwandais il y a 10 ans, aujourd’hui, on l’oublie encore. Il y a beaucoup plus à faire, surtout pour les victimes !
[04’ 57’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Oui, mais on ne les tue pas, là-bas, aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est peut-être corriger une injustice, un aveuglement ou une impuissance, mais on ne tue pas.
[05’ 05’’]
Rony Zachariah : On ne tue pas mais il faut agir pour ces victimes !
[05’ 07’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Au passage – et ça n’excuse rien, ça ne console pas et ça ne justifie rien –, il y a combien de morts en Afrique et en Asie du Sida, dont vous vous occupez ?
[05’ 16’’]
Rony Zachariah : Trois à cinq millions chaque année.
[05’ 21’’]
Jean-Pierre Elkabbach : En Afrique ?
[05’ 22’’]
Rony Zachariah : Oui.
[05’ 23’’]
Jean-Pierre Elkabbach : En Asie ?
[05’ 24’’]
Rony Zachariah : En Asie, je ne peux pas vous dire le chiffre directement. Mais la région subsaharienne est la plus touchée en ce qui concerne le Sida.
[05’ 30’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Donc on peut être aussi en éveil là-dessus.
[05’ 32’’]
Esther Mujawayo : Oui, je voulais…, je voulais juste ajouter à ce que le docteur Zachariah disait. Pourquoi elles meurent du Sida maintenant ? Parce qu’elles ne sont pas traitées ! Et il y a quelque chose qui me fait hurler. Moi, j’ai travaillé…, je travaille comme psychothérapeute et j’ai des femmes, des filles qui meurent…
[05’ 46’’]
Jean-Pierre Elkabbach : En Belgique ?
[05’ 47’’]
Esther Mujawayo : Non, non ! Au Rwanda.
[05’ 47’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Vous allez au Rwanda ?
[05’ 48’’]
Esther Mujawayo : Oui, oui.
[05’ 48’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Vous vivez au Rwanda ?
[05’ 49’’]
Esther Mujawayo : J’y ai vécu il y a quatre ans, maintenant que je suis en Allemagne. Mais la jeune fille à qui je dédie mon livre, Dafroza, était une de mes patientes. Elle a été violée à 14 ans, elle est morte à 19 ans. Elle n’a pas été soignée. Pendant que Dafroza mourait, les gens qui l’ont violée, qui sont à Arusha, dans le Tribunal de l’ONU, ils sont soignés ! Ils ont le Sida, ils l’ont contaminée, tout le monde le sait. Eux, ils reçoivent le traitement, la trithérapie actuelle, pour les garder en vie pour qu’ils soient jugés. Et nous leur avons demandé : « Et les femmes que nous encourageons à témoigner ? Les femmes qui viennent témoigner pour que la justice soit faite, on ne les soigne pas à l’ONU ?! ». L’ONU nous a dit que ce n’est pas un hôpital. Donc, l’ONU soigne maintenant les violeurs, qui sont en train d’être jugés pour ça, et les femmes on les laisse mourir ! Et là, nous avons…, nous demandons, vraiment, qui est-ce qui est derrière ?
[06’ 36’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Ah oui… Dans vos textes, les uns et les autres – et après j’interrogerai Hubert Védrine qui doit avoir le choc en direct, comme Louis Michel, de ce que vous dites, mais qui ne sont pas surpris parce qu’ils l’avaient lu ou entendu –, vous accusez souvent les églises, les églises chrétiennes. Mais qu’est-ce que c’est les églises chrétiennes ? Il y a par exemple le cas de l’église martyre de N’tarama : 5 000 Tutsi ont été exterminés. Pourquoi les églises, est-ce qu’il y a une complicité ? Et de qui ?
[07’ 04’’]
Esther Mujawayo : Je ne crois pas que la complicité soit du fait que les gens sont morts dans les églises. En fait, le fait que nos personnes soient mortes à l’église, c’est que dans les massacres précédents, dans les autres génocides, l’église était sacrée. Quand on s’enfuyait dans l’église, personne n’y touchait. Cette fois-ci en 94, justement avec la radio et une meilleure préparation, ils ont dit que même Dieu nous a abandonnés. Donc il n’y avait plus de sacré. Ils ont dit : « Même dans les églises, on pouvait les tuer ».
[07’ 28’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais les églises, lesquelles églises : les églises catholiques, les…
[07’ 30’’]
Esther Mujawayo : Les églises…, c’était surtout les églises catholiques parce qu’elles étaient les plus puissantes. Mais là où je les accuse, moi, c’est que tout au long de l’évolution, elles ont été complètement silencieuses.
[07’ 42’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Alors, je lis que dans certains cas, même les religieux ont dénoncé.
[07’ 47’’]
Esther Mujawayo : Oui !
[07’ 48’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Ont alerté les tueurs. Je pense que c’est l’horreur mais…
[07’ 50’’]
Esther Mujawayo : La chambre…, la chambre où j’étais moi-même, où je me cachais à l’hôtel des Mille collines, le prêtre, l’abbé Wenceslas Munyeshyaka – qui vit ici en France, qui officie, qui a une paroisse ! –, il est venu avec un soldat, il est venu demander à une jeune fille qui était avec moi de l’accompagner. Et l’accompagner, c’était à la chambre 32. La chambre 32 aux Mille collines, c’était la chambre du lieutenant Jean-Damascène. Et c’est là où ils prenaient les jeunes ! Lui et le prêtre !
[08’ 13’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Ils les prenaient pour quoi ?
[08’ 15’’]
Esther Mujawayo : Pour les violer !
[08’ 17’’]
Jean-Pierre Elkabbach : [S’adressant à Laure de Vulpian] Et vous, vous avez vu cette église, ou ce qu’il en reste aujourd’hui, hein ? On voit les ossements.
[08’ 21’’]
Laure de Vulpian : Oui, elle a changé l’église de N’tarama. C’est assez intéressant de voir un peu l’évolution des mémoriaux. Il y a trois ans lorsque j’y suis allée, elle était vraiment restée en l’état. C’est-à-dire…, les bancs étaient complètement cassés, les murs étaient troués par des éclats de grenade, il y avait des traces de fumée, etc. Et partout, le sol était jonché de squelettes, avec encore des vêtements tout délavés, etc. Et c’était vraiment très choquant de voir ça pour la première fois parce qu’on avait…, on prenait conscience de ce qui s’était passé, de la furie, de la…, de la folie, hein…
[08’ 52’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Comme au Cambodge, à Phnom-Penh, on montre les endroits où les milliers et milliers de Cambodgiens ont été tués par l’équipe de Pol-Pot sinistre.
[08’ 59’’]
Laure de Vulpian : Voilà. Et à part, il y avait un ossuaire où on voyait, comme au Cambodge, l’emplacement de crânes. Aujourd’hui, la « mode », entre guillemets, est de présenter les choses un peu différemment, par respect.
[09’ 14’’]
Jean-Pierre Elkabbach : [S’adressant à Léon Habyarimana] Alors, est-ce qu’on peut dire que ça a commencé avec l’attentat du 6 avril 94 qui a coûté la vie au Président de l’époque, hutu, du Rwanda, Habyarimana, votre père, hein ? Il y a d’ailleurs un livre qui est sorti, que je dois avoir là, d’Eugène Shimamungu, sur votre père Juvénal, l’homme assassiné le 6 avril. [S’adressant à Hubert Védrine] François Mitterrand le connaissait, François Mitterrand le recevait, vous deviez peut-être le voir passer, à l’époque, quand il allait dans son bureau. Quelles étaient les relations avec la France et pourquoi on en est arrivé là ?
[09’ 50’’]
Hubert Védrine : Si on…, si vous voulez, pour ne pas connaître à nouveau des abominations comme ce que l’on entend dans votre témoignage, Madame, il faut voir si on est d’accord sur le mécanisme qui a conduit à ça. Mais ce qui a manqué dans les échanges… Quand je parlais de délire tout à l’heure, c’était les échanges plutôt franco-français naturellement, ce n’est pas sur le génocide. Et il me semble que notre analyse mérite d’être connue. L’analyse qui a été faite, disons, par les autorités françaises diverses au début des années 90. On peut la discuter mais au moins, faut la…
[10’ 19’’]
Jean-Pierre Elkabbach : [S’adressant avec un sourire à Louis Michel] Et peut-être par l’opposition belge.
[10’ 20’’]
Hubert Védrine : Non, non, ce n’est pas par opposition aux Belges.
[10’ 21’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non ! Pas par opposition aux Belges. Et par l’opposition belge, dont le leader était à l’époque Louis Michel.
[10’ 26’’]
Hubert Védrine : Oui. Ah, peut-être, oui. Mais si vous voulez, je voudrais en une minute rappeler quelle était cette analyse…
[10’ 29’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Ah oui, oui ! Prenez votre temps.
[10’ 30’’]
Hubert Védrine : Pour savoir si on est d’accord ou pas, parce qu’on discute et après on peut contester cette analyse. Les responsables français se disaient : « Voilà, à l’indépendance ou un peu avant, déjà les Hutu ont massacré un certain nombre de Tutsi, dont certains ont dû partir en Ouganda, dont d’autres sont restés dans des conditions périlleuses, avec des massacres périodiques. Les Tutsi partis en Ouganda veulent absolument revenir pour reprendre le pouvoir. Les Hutu ne veulent absolument pas lâcher le pouvoir, ils veulent empêcher le retour des Tutsi pour des raisons de pouvoir, de…, d’utilisation des terres, etc. L’Ouganda a décidé militairement, pour des tas de raisons, d’aider les Tutsi de l’extérieur à reprendre le pouvoir par la force. Les Hutu de l’intérieur vont tout faire pour empêcher qu’ils reprennent le pouvoir par la force, quitte à liquider les Tutsi de l’intérieur considérés comme une sorte de cinquième colonne. Par conséquent, il y a un engrenage effrayant – absolument effrayant – qui va reconduire inévitablement à des massacres comme ceux de 59, de 63 et d’autres ». Ça, c’est le point de départ. Alors on peut en discuter mais je voudrais, donc, rappeler ici quelle était l’analyse de la politique française. A partir de là, la France a estimé qu’elle ne pouvait pas laisser le Rwanda être déstabilisé par une attaque externe, pas plus qu’elle n’avait laissé le Tchad être déstabilisé par l’attaque de la Libye ou d’autres pays de la zone. Ça c’est une politique constante, de de Gaulle à Mitterrand, qu’on peut critiquer encore une fois, mais faut essayer de pas caricaturer. Donc il y a une politique française dans deux volets : on prend en charge l’armée rwandaise pour lui apprendre à protéger ses frontières, ce qu’elle est incapable de faire. Et par ailleurs, et grâce à cet appui, on l’utilise pour imposer aux Hutu un partage du pouvoir avec les Tutsi. Et à partir de là, vous avez une politique française qui conduit aux accords dits d’Arusha, soutenus d’ailleurs par de nombreux pays, qui veut imposer ce partage du pouvoir. Ce que les extrémistes des deux camps refusent absolument. Les extrémistes hutu refusent et plus on fait pression, plus ils se durcissent. Et plus l’Ouganda fait pression militairement, et plus ils se durcissent. Et plus les menaces de…, de massacres, et par la suite de génocide, montent, montent, montent. La France le sait, elle est engagée dans une sorte de course de vitesse contre les extrémistes hutu qui ne veulent pas de cet accord, contre les extrémistes tutsi de l’extérieur, qui savent que s’il y a une paix de compromis, eh bien ils ne reprendront pas tout le pouvoir au Rwanda. Et la France n’est pas tout à fait seule – ça serait injuste de le dire – mais enfin elle est la plus engagée. Et c’est ça qui échoue parce que l’attentat contre le Président Habyarimana et le Président burundais stoppe ça de façon nette. A ce moment-là, il n’y a plus rien qui retient l’ensemble des Hutu qui avaient préparé un massacre à grande échelle, ce qui est devenu le génocide, de ceux déclenchés. Donc, pour moi, la vraie question qui se pose, honnêtement, quand on se dit : « Est-ce qu’il fallait faire autre chose ? ». La vraie question, c’est : « Est-ce que la France a eu raison de considérer qu’elle était quelque part responsable, et de la stabilité du Rwanda et du partage politique ? Est-ce qu’elle a eu raison de tenter d’infléchir le cours de l’Histoire au Rwanda ? Est-ce qu’elle a eu raison de tenter de retarder le retour des massacres ? ».
[13’ 17’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et aujourd’hui, comment vous répondez ?
[13’ 19’’]
Hubert Védrine : Je pense qu’aucun pays peut…, ne peut à lui tout seul, en réalité, tenter d’inverser le cours de…
[13’ 26’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais pourquoi vous n’avez pas réussi à entraîner l’Europe à l’époque ?
[13’ 29’’]
Hubert Védrine : Parce qu’il n’y a pas de pays… Non mais, il n’y a pas… D’abord, beaucoup pays de l’Europe s’en fiche complètement.
[13’ 33’’]
Louis Michel : Mon pays, à l’époque, a fait la même… Le gouvernement de l’époque a fait un peu la même analyse. Moi qui étais dans l’opposition, avec le Premier ministre, nous avons fait une analyse différente puisque nous estimions qu’il fallait un partage du pouvoir mais que ce partage du pouvoir serait sans doute impossible à réaliser par la négociation. Et que, nécessairement, si on voulait faire droit aux Tutsi, il fallait, dans une certaine mesure, mettre le gouvernement de l’époque rwandais sous pression. Et donc, mon gouvernement a fait la même analyse, en fait, que le gouvernement français à l’époque.
[14’ 07’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Ouais… Est-ce que…
[14’ 08’’]
Hubert Védrine : On parle du début des années 90, pour situer.
[14’ 10’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Oui, oui. Ce qui est intéressant de voir, c’est qu’on a l’impression que c’est un déchaînement d’irrationalité sur le terrain. Or…
[14’ 15’’]
Hubert Védrine : Attendez, je voudrais ajouter un mot sur le…
[14’ 17’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Or, apparemment, en vous écoutant, même les massacres ont été rationnellement organisés et préparés.
[14’ 22’’]
Hubert Védrine : Non ! Ce n’est pas exactement ce que… C’est vrai à la fin mais au début… Il y a des tas de situations dans des endroits du monde qui peuvent conduire à des massacres, un jour, à grande échelle si des politiques ne sont pas menées pour les contrecarrer, par rapport à ça. Ce que je voulais dire, c’est que, si on veut s’engager dans des situations comme ça – « on » étant l’Europe ou tel et tel pays européen –, il faut avoir de vrais moyens de pression, de vrais moyens de pression. Par exemple, je pense qu’il nous a manqué des moyens de pressions sur l’Ouganda…
[14’ 47’’]
Jean-Pierre Elkabbach : C’est-à-dire, militaires ?
[14’ 48’’]
Hubert Védrine : De l’Ouganda. Je pense que si on avait été d’accord avec les Américains, que les Américains avaient empêché Museveni de soutenir les offensives militaires du FPR, ça aurait atténué la pression et qu’on aurait gagné du temps. Et que les massacres et les…, le génocide aurait été déclenché plus tard et on gagnait peut-être du temps de faire l’opération politique, d’imposer une solution politique au Rwanda.
[15’ 06’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Est-ce… Monsieur Zachariah ?
[15’ 07’’]
Hubert Védrine : Oui, en tout cas, on peut en débattre, quoi. Là on est sur un vrai terrain, parce que c’est comme ça que ça s’est passé.
[15’ 09’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Ouais… Zachariah.
[15’ 10’’]
Rony Zachariah : Aujourd’hui le point c’est, malgré tout c’est une décision politique. Il y avait un génocide, on avait bien dit à tout le monde, fin avril, on était même au niveau du Conseil de sécurité, à New York. Et en fait, au sein du Conseil de sécurité, il y avait les mêmes politiciens qui ont dit : « Il ne faut pas mentionner le “g. word” – disons le mot “génocide” – parce que ça va nous obliger à intervenir ». Et donc, le prix de 800 000 personnes, il faut se demander sous le mécanisme de prévention des génocides…, est-ce que la communauté internationale, est-ce qu’on a dit le « plus jamais ça » avec toutes ces [inaudible] politiques, est-ce que [inaudible]…
[15’ 50’’]
Jean-Pierre Elkabbach : [Inaudible] Ouais, ouais. Ça on va le voir après…
[15’ 52’’]
Laure de Vulpian : Moi je voudrais dire un mot à propos des années 90, du début des années 90 dont vous parliez Hubert Védrine. Je crois que l’intervention de la France aux côtés de l’armée rwandaise date, pile, de la déclaration de guerre par Paul Kagame au gouvernement Habyarimana. Et, en fait, et la commission d’enquête…, la mission d’information Quilès le reconnaît…
[16’ 13’’]
Hubert Védrine : Oui, c’est [inaudible] de 98. Il n’y a pas à le reconnaître, c’est évident, oui.
[16’ 14’’]
Laure de Vulpian : La France, ce jour-là, a choisi son camp. Elle a choisi de soutenir Habyarimana. Or Habyarimana – [s’adressant à Léon Habyarimana] excusez-moi de l’appeler comme ça –, c’était quand même un régime très raciste, qui pratiquait les quotas ethniques…
[16’ 27’’]
Léon Habyarimana : Non, je m’excuse mais je ne peux pas vous laisser…
[16’ 29’’]
Laure de Vulpian : Et la France…
[16’ 30’’]
Léon Habyarimana : On ne peut pas vous laisser dire ça parce que…
[16’ 31’’]
Laure de Vulpian : La France ne s’est…, n’a pas beaucoup réfléchi…
[16’ 32’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Attendez, vous parlez de son père, il va vous répondre !
[16’ 33’’]
Laure de Vulpian : Oui, mais je… Il va me répondre bien sûr !
[16’ 34’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais attendez, d’abord, Hubert Védrine. Et il faut rappeler qu’il y avait peut-être des accords d’assistance militaire de la France avec le Rwanda qui datent de 1975 !
[16’ 42’’]
Laure de Vulpian : 1975, tout à fait. Mais en 1990, ça change : c’est l’opération Noroît qui dure pendant trois ans jusqu’à l’arrivée de la MINUAR.
[16’ 49’’]
Hubert Védrine : Oui, mais c’était en réponse à une attaque… Alors juste un mot pour répondre : je ne pense pas qu’on puisse dire que la France ait choisi un camp intérieur. A l’époque, la France a décidé de…, comment dire, protéger le Rwanda contre une offensive, à la fois externe et interne, parce que sans l’armée de l’Ouganda, eh bien Kagame n’avait aucun moyen de reprendre le pouvoir de l’extérieur à partir d’une toute petite minorité. Et François Mitterrand…
[17’ 07’’]
Laure de Vulpian : Ça je ne sais pas, je ne suis pas sûre.
[17’ 09’’]
Esther Mujawayo : Elle ferme les yeux sur ce qui se passe à l’intérieur.
[17’ 10’’]
Hubert Védrine : Et… Attendez, parce qu’il y avait d’autres…
[17’ 11’’]
Esther Mujawayo : Elle ferme les yeux sur ce qui se passe à l’intérieur !
[17’ 12’’]
Hubert Védrine : Non. Non, non, attendez ! Justement pas, parce qu’il y avait les deux volets de la politique. Donc, le premier volet c’était de faire comme ce que Mitterrand a fait au Tchad face à la Libye – et comme ce que de Gaulle a fait dans beaucoup de pays d’Afrique – pour les protéger face à une agression extérieure…
[17’ 22’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Alors, là, on va laisser Léon intervenir…
[17’ 23’’]
Laure de Vulpian : Mais le processus d’Arusha est venu plus tard.
[17’ 24’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Sur la question sur son père…
[17’ 25’’]
Hubert Védrine : Mais moi, je voudrais dire que ce que la France soutenait par ailleurs, c’était le processus d’Arusha.
[17’ 27’’]
Jean-Pierre Elkabbach : [Plusieurs personnes parlent en même temps] Et Esther, vous réinterviendrez tout à l’heure. Mais il faut écouter Léon. Ce que je voudrais dire au passage, je remercie vraiment sincèrement, hein – je ne mâche pas mes mots d’habitude, mais je peux le dire aujourd’hui –, Hubert Védrine et Louis Michel d’être là. Ils n’ont pas à assumer des erreurs dont ils ne sont pas responsables ! Et ils essaient de réfléchir avec nous pour qu’au moins, d’abord, on tire les leçons du Rwanda, pour le Rwanda, et puis pour d’autres pays. Parce qu’à l’époque, une question, une remarque à Esther, est-ce que d’autres pays africains vous ont aidé ?
[17’ 59’’]
Esther Mujawayo : Le Congo – le Zaïre à l’époque – a aidé le gouvernement. Le Congo et le…, et la France ont aidé…
[18’ 05’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non mais est-ce qu’on est…, est-ce que vous avez eu le sentiment qu’un pays africain, que les Africains se sont mobilisés pour éviter le massacre et pour venir en aide !
[18’ 12’’]
Esther Mujawayo : Alors, ça, je dois reconnaître qu’en 94, si les Ghanéens – ça il faut toujours les remercier –, si les Ghanéens, quelques Ghanéens, qui étaient avec le général Dallaire, n’étaient pas restés, je…
[18’ 22’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Le Canadien.
[18’ 23’’]
Esther Mujawayo : Oui, le Canadien. Quand il a demandé les volontaires, il n’y a eu que quelques Ghanéens qui sont restés.
[18’ 27’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Oui. Mais je parle de l’Afrique. Non ! Non, mais j’ai compris les Ghanéens ! Mais je veux dire, est-ce qu’il y a eu une solidarité africaine pour venir à l’aide du Rwanda en… ?
[18’ 37’’]
Laure de Vulpian : Non.
[18’ 38’’]
Esther Mujawayo : Non, à l’époque, tout le monde était content que Mandela passait.
[18’ 40’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non. Voilà.
[18’ 41’’]
Laure de Vulpian : Les regards étaient tournés vers l’Afrique du Sud, Mandela, et vers les Balkans.
[18’ 45’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Léon allez-y.
[Fin de la transcription à 18’ 46’’]
TROISIEME VIDEO
[Début de la transcription à 00’ 03’’]
Léon Habyarimana : Là où je ne suis pas d’accord, c’est qu’on est en train de dire que le gouvernement du Président Habyarimana est un gouvernement raciste. Moi, je suis né au Rwanda en 70 et durant toute mon enfance, j’ai été…, j’ai étudié avec…, avec les deux parties de la communauté rwandaise – qu’ils soient Hutu, qu’ils soient Tutsi, qu’ils soient Twa ! Et au niveau des gouvernements, il y avait des Hutu, il y avait des Tutsi. Je suis désolé, je ne vois pas comment vous allez me dire comment ce gouvernement-là était raciste !
[00’ 30’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Où étiez-vous au moment de l’attentat qui a frappé par un missile le Falcon où était votre père ?
[00’ 36’’]
Léon Habyarimana : J’étais à Paris mais j’ai…, j’avais une partie de ma famille qui était sur place. Il faut dire que l’avion est venu s’écraser à la maison, dans la résidence même.
[00’ 44’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Ah ouais ?
[00’ 45’’]
Léon Habyarimana : Et c’est les enfants eux-mêmes qui ont eu à ramasser le corps de leur papa ! C’est notre maman et les enfants qu’on a eu à ramasser le corps parce qu’il était complètement déchiqueté.
[00’ 55’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et est-ce que vous y retournez, dans votre pays ?
[00’ 57’’]
Léon Habyarimana : Non, je n’ai pas encore eu l’occasion d’y retourner jusqu’à maintenant.
[00’ 59’’]
Jean-Pierre Elkabbach : On vous laisserait rentrer ?
[01’ 01’’]
Léon Habyarimana : Qui ça ?
[01’ 02’’]
Jean-Pierre Elkabbach : On vous laisserait revenir ?
[01’ 03’’]
Léon Habyarimana : Moi j’estime que les conditions pour l’instant ne sont pas réunies. Parce que je vois…, parce que je vois dans le débat, on est en train de généraliser. On dit : « Hutu, Tutsi ». Mais je sais qu’on est un même peuple, qu’on a la même religion…
[01’ 15’’]
Laure de Vulpian : Ça c’est vrai.
[01’ 16’’]
Léon Habyarimana : La même langue. Et on a toujours vécu ensemble. Là où je dis…
[01’ 18’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et alors, comment vous expliquez ce racisme interethnique ?
[01’ 21’’]
Léon Habyarimana : Là… Mais, le danger…, le danger, ce qui est venu, c’est qu’il y a eu une attaque en 90. Et cela a ravivé les haines ethniques qui commençaient à être oubliées. Parce qu’il ne faut pas oublier que tout commence en 59, avec la révolution. Et une partie des Rwandais, dont beaucoup de Tutsi, une partie de Tutsi, sont obligés de s’exiler en Ouganda.
[01’ 48’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Est-ce que… Ouais, c’est ce qu’a expliqué tout à l’heure Hubert Védrine. Léon, est-ce que votre mère Agathe…
[01’ 54’’]
Léon Habyarimana : Mais ce n’est pas…, ce n’est pas tous les Tutsi qui vont…, qui vont en Ouganda.
[01’ 56’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non. Agathe, votre mère, elle vit en ce moment aussi en France près de Paris ?
[01’ 58’’]
Léon Habyarimana : Il y en a beaucoup qui…, il y en a beaucoup aussi qui vivent… Pardon ?
[02’ 01’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Votre mère, Agathe, elle vit à Paris, ou autour de Paris ?
[02’ 03’’]
Léon Habyarimana : Oui, elle fait de temps en temps des…, enfin les…
[02’ 07’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Les allers-retours ?
[02’ 08’’]
Léon Habyarimana : Oui.
[02’ 08’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et c’est elle qui dirigeait les réseaux zéro. C’était quoi ? Zéro quoi ?
[02’ 13’’]
Léon Habyarimana : Justement, il faut qu’on m’explique : c’est quoi ce réseau zéro ? Il faut qu’on m’explique.
[02’ 16’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non mais c’est plutôt, pardon [sourire]…
[02’ 18’’]
Léon Habyarimana : Non, parce que ça n’a pas… Oui.
[02’ 18’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Parce que quand on lit, les réseaux zéro, c’était zéro Tutsi !
[02’ 20’’]
Léon Habyarimana : Non, ça n’a pas existé ! Non, ça n’a pas existé ! La personne qui a parlé de ça, c’est…
[02’ 24’]
Laure de Vulpian : Et l’Akazu [sourire] ?
[02’ 25’’]
Léon Habyarimana : Oui, oui, je vais vous en parler. La personne qui a parlé de ça, c’était Janvier Afrika à l’époque, qui vit aujourd’hui au Cameroun et qui dit aujourd’hui qu’il a été payé pour raconter ça ! Mais quand on me parle de l’Akazu… [S’adressant à Laure de Vulpian] Bon, si vous voulez me parler de l’Akazu, dites-moi, c’est qui…, c’est qui l’Akazu ? Qui fait partie de l’Akazu ?
[02’ 42’’]
Laure de Vulpian : C’est le cercle le plus rapproché du Président, autour de sa femme…
[02’ 45’’]
Léon Habyarimana : Ça veut dire…, c’était ses ministres ?
[02’ 47’’]
Laure de Vulpian : Pardon ?
[02’ 48’’]
Léon Habyarimana : C’était ses ministres ?
[02’ 49’’]
Laure de Vulpian : Pas seulement. C’est l’entourage à la fois familial, les proches, les gens qui partagent les mêmes idées, les idées qualifiées d’extrémistes.
[02’ 59’’]
Léon Habyarimana : Non mais…, ma mère n’a jamais été extrémiste. Nous, nous…, nous non plus, on n’a jamais été extrémistes ! On est marié au niveau de la famille…, on est…, on s’est…, les familles…, on peut en témoigner. On a eu des mariages mixtes, que ce soit au niveau de notre famille, que ce soit au niveau de tous les Rwandais.
[03’ 13’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Enfin, il y a eu des…, quand même, des assassinats.
[03’ 15’’]
Laure de Vulpian : En tout cas vous…, vous disiez quelque chose de tout à fait juste…
[03’ 16’’]
Jean-Pierre Elkabbach : C’est vous Esther qui écrivez, dans le livre avec votre amie Madame Belhaddad : « Il n’y a pas une seule famille tutsi qui n’ait perdu au moins un de ses membres. Et il n’existe pas une seule famille de Hutu sans qu’au moins un des siens n’ait participé au génocide ». C’est-à-dire, c’est comme le crime indéfini et infini qu’il faut arrêter. Mais, je…, est-ce qu’il est vrai… Il y a un truc qui me frappe, c’est un point…
[03’ 37’’]
Hubert Védrine : C’est une lutte pour le pouvoir depuis le début, non résolue, qui a dégénéré en affrontements socio-ethniques ou autres quels que soient les noms mais…
[03’ 40’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais pour les terres, pour des terres, pour le pouvoir…
[03’ 41’’]
Laure de Vulpian : Non, pas les terres.
[03’ 42’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non ? Pas les terres. Il y a…
[03’ 44’’]
Hubert Védrine : En tout cas, c’est une lutte pour le pouvoir qui n’a jamais été traitée politiquement et qui a pris des proportions monstrueuses, quoi, monstrueuses.
[03’ 47’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Je vais…, je vais écouter Esther. Mais je m’adresse à Laure de Vulpian : comment vous expliquez que la presse française dans sa majorité – sauf peut-être les excellents articles de Bruno Frappat et de Geneviève Jurgensen – n’arrête pas de dénigrer la France, la rend coupable…, vouloir qu’elle se frappe la poitrine en disant « mea culpa », etc. Est-ce que c’est un infini mea culpa ? C’est une forme de masochisme que nous avons ? Quand un certain nombre de gens disent que la France a une part de responsabilité, dont parle Hubert Védrine, mais qu’elle n’a pas…, je veux dire…
[04’ 20’’]
Hubert Védrine : Moi je dis que la France a fait ce qu’elle a pu et qu’elle a échoué.
[04’ 22’’]
Laure de Vulpian : Je trouve… Attendez ! Je trouve que le choix de votre vocabulaire, déjà, est éloquent [sourire]. Tout à l’heure, on parlait…, vous parliez, vous citiez Stephen Smith et vous évoquiez des rumeurs, Monsieur Védrine un délire, là vous parlez de « dénigrer » ou de « masochisme ». Non ! Pourquoi on ne regarde pas les choses froidement ?
[04’ 42’’]
Hubert Védrine : Eh bien, allez-y.
[04’ 43’’]
Laure de Vulpian : Pourquoi est-ce qu’on ne regarde pas le rôle que la France…
[04’ 45’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais c’est ce qu’on… Non mais moi, c’est ce que je demande, ce que je demande. Je pose la question à la fois à Louis Michel et à vous…
[04’ 49’’]
Hubert Védrine : Non mais peut-être qu’elle allait répondre ?
[04’ 50’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Ah, vous alliez répondre ?
[04’ 51’’]
Laure de Vulpian : Pourquoi est-ce qu’on ne regarde pas le rôle de la France à plat, sans considérations politiques ? Je veux dire, moi, je suis journaliste et je ne suis pas juge. Donc, ce n’est pas moi de toute façon qui vais trancher et dire qui a raison, qui a tort. Quand ce sont les politiques qui s’expriment là-dessus, on peut s’attendre à ce que, étant donné qu’ils sont mis en cause éventuellement, ou qu’ils étaient aux affaires à ce moment-là, à ce qu’ils ne soient pas tout à fait honnêtes, à ce qu’ils n’avouent pas…
[05’ 16’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et pourquoi ? Quand on est aux affaires, on est forcément…
[05’ 18’’]
Hubert Védrine : Ça, c’est vraiment une déclaration incroyable !
[05’ 20’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais, il y a… Attendez ! Il y a eu une commission parlementaire. J’ai suivi les débats à l’époque [inaudible] de Paul Quilès…
[05’ 25’’]
Laure de Vulpian : Elle a dit beaucoup de choses, elle a dit énormément de choses !
[05’ 26’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Elle a dit énormément de choses en 98, quatre ans après.
[05’ 28’’]
Laure de Vulpian : Et finalement, et finalement…
[05’ 30’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et depuis six ans, on répète, mais il n’y a pas la preuve. Il n’y a pas le témoignage radical, par exemple !
[05’ 35’’]
Laure de Vulpian : Mais moi non plus ! Moi non plus, je ne l’ai pas.
[05’ 37’’]
Jean-Pierre Elkabbach : On va poser la question à Hubert Védrine : est-ce que des militaires français…, est-ce que la France a entraîné et armé les soldats et les milices du régime en place à l’époque, ceux qui allaient commettre le crime de génocide, comme le dit ou l’écrit Patrick de Saint-Exupéry ?
[05’ 48’’]
Laure de Vulpian : Les soldats…, ce n’est pas les milices.
[05’ 51’’]
Hubert Védrine : Attendez. Il faut arrêter la phrase au milieu ! La France a effectivement entraîné l’armée rwandaise, comme elle l’a fait avec l’armée tchadienne – et là, au moins 15 armées de la région…
[05’ 58’’]
Jean-Pierre Elkabbach : L’assistance militaire…
[05’ 59’’]
Hubert Védrine : Parce que l’armée rwandaise était incapable de défendre ses frontières contre l’attaque de l’Ouganda et du FPR.
[06’ 03’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Est-ce qu’elle a formé des tueurs ?
[06’ 03’’]
Laure de Vulpian : Oui, mais c’est dans quel contexte ?
[06’ 04’’]
Hubert Védrine : Attendez, personne ne l’a… Le contexte que nous cherchions – enfin…, ce n’est pas moi directement –…, mais que la France cherchait à modifier par ailleurs, avec la politique d’Arusha pour imposer le partage du pouvoir… Il ne faut pas oublier les deux volets si vous voulez travailler à plat, précisément. Donc, non seulement la France ne s’en est jamais cachée mais ça été pendant longtemps une revendication de sa politique africaine d’essayer de mettre sur pied des armées capables de fonctionner. Donc ça, ça n’a pas été caché, ça !
[06’ 28’’]
Esther Mujawayo : Mais est-ce que…
[06’ 29’’]
Hubert Védrine : Ça n’a rien à voir avec la préparation du génocide, qui est une atrocité par ailleurs, qui a d’ailleurs eu lieu tout à fait autrement avec d’autres armes, ce n’est pas la même chose ! Ce n’est pas caché, ça.
[06’ 37’’]
Esther Mujawayo : Ce que je voudrais vous demander, pour vous donner des exemples concrets, si j’essaie de bien suivre votre raisonnement : l’Ouganda arme le FPR, attaque le Rwanda, la France vient pour entraîner l’armée à protéger ses frontières, pourquoi…
[06’ 49’’]
Hubert Védrine : Tout en changeant la politique interne au Rwanda, si possible, hein, si possible.
[06’ 51’’]
Esther Mujawayo : Voilà. Mais c’est là justement, je voulais vous demander, pourquoi…
[06’ 53’’]
Léon Habyarimana : Oui, il y avait des pressions sur le gouvernement pour les accords d’Arusha.
[06’ 54’’]
Esther Mujawayo : Pourquoi…, pourquoi le 4…, le 4 octobre 1990 – le FPR n’est pas encore à Kigali –, il y a une mise en scène, tout le monde le reconnaît, il y a des tirs sur Kigali. Je me souviens, j’étais enceinte, j’ai failli faire une fausse couche. Ils ont tiré toute la nuit et ils ont dit le lendemain : « Il y a des complices dans la ville ». Et ils ont arrêté des milliers de Tutsi ! La France n’a pas dit un mot ! La France qui était en train d’entraîner les gens, les…, l’armée, à bien contrôler ses frontières, elle voit bien qu’on a tiré… On a tiré toute une nuit, il n’y a pas eu une seule balle dans un mur.
[07’ 26’’]
Hubert Védrine : Vous savez, je vais…, je vais vous dire une chose sur…
[07’ 28’’]
Esther Mujawayo : Attendez, excusez-moi, je vais continuer ! Ça, c’était une mise en scène qui était claire pour tout le monde…
[07’ 30’’]
Léon Habyarimana : Non, non, je suis désolé, Madame. Non.
[07’ 32’’]
Esther Mujawayo : Mais…, attend, attend, attend. Excuse-moi !…
[07’ 32’’]
Léon Habyarimana : Non, non, non !
[07’ 33’’]
Esther Mujawayo : Il y a eu le massacre des Bagogwe.
[07’ 34’’]
Léon Habyarimana : Non, non ! Il y a eu…
[07’ 35’’]
Esther Mujawayo : Quand il y a eu le massacre des Bagogwe, les Français étaient là ! Quand il y a eu le massacre de Kibilira, avec le fameux Léon…, Léon Mugesera, les Français étaient là ! Ils ferment encore les yeux ! Je…, j’essaie de dire…
[07’ 46’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Bon, donc, il y a plusieurs cas où vous estimez que la France a laissé faire. On ne va pas énumérer…
[07’ 49’’]
Esther Mujawayo : Non, non ! Je vous demande… Le jour où…, le jour où on sort les 10 commandements des Bahutu dans le journal Kangura, à l’autre côté du journal, il y a la photo du Président Mitterrand ! La France n’a pas réagi ! Vous allez me dire que j’accepte que vous êtes… [sourire], vous protégez les frontières du pays mais en même temps…
[08’ 06’’]
Jean-Pierre Elkabbach : [Sur un ton ironique] Vous lui demandiez de contrôler la presse locale, nationale ?
[08’ 09’’]
Esther Mujawayo : Non, non, non ! Non, non ! Mais il dit qu’il voulait contenir l’intérieur ! Il dit qu’il voulait jouer aussi sur l’intérieur !
[08’ 13’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Alors, Monsieur Zachariah et Hubert Védrine.
[08’ 14’’]
Esther Mujawayo : Or là, vous fermez les yeux !
[08’ 14’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Attendez ! Hubert Védrine.
[08’ 15’’]
Hubert Védrine : Non, attendez. Ce n’est pas moi qui ai fermé les yeux.
[08’ 16’’]
Esther Mujawayo : Non, j’ai dit la France excusez-moi [sourire].
[08’ 17’’]
Rony Zachariah : Je pense…
[08’ 18’’]
Hubert Védrine : Allez-y.
[08’ 18’’]
Rony Zachariah : Non, je dis par rapport aux autres pays de la communauté internationale, c’est clair que la France, vis-à-vis de son histoire dans cette région, on avait tous pensé que la première chose que la France aurait dû faire à l’époque, quand c’était assez clair que c’était un génocide, c’était de dire clairement que ça doit être arrêté et mettre sur pied tous les aspects politiques nécessaires pour l’arrêter ! Ça c’était, je crois, le plus important à l’époque, hein.
[08’ 45’’]
Hubert Védrine : [S’adressant à Jean-Pierre Elkabbach] Je peux répondre à Monsieur ?
[08’ 46’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Oui, oui, vous allez répondre.
[08’ 47’’]
Rony Zachariah : Et comme Monsieur Védrine vient de dire : « On a entraîné la force militaire ». Vous aviez de très bons amis au gouvernement de Juvénal Habyarimana. Mais c’était très clair pour nous, de Médecins sans frontières, au niveau de mai, fin avril et mai, quand on a abordé le gouvernement, ce n’était pas [inaudible] qui est sorti.
[09’ 07’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Hubert Védrine !
[09’ 08’’]
Esther Mujawayo : En 90, j’ai eu ma carte d’identité contrôlée par les Français ! Ça, c’était entraîner l’armée.
[09’ 14’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Hubert… Védrine.
[09’ 15’’]
Hubert Védrine : Oui, mais… Enfin, bon. Le…
[09’ 16’’]
Esther Mujawayo : Je m’emporte mais [sourire]…
[09’ 18’’]
Hubert Védrine : Non, non. Mais vous avez raison. Je comprends.
[09’ 19’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais on comprend, après ce que vous avez vécu, hein.
[09’ 21’’]
Hubert Védrine : Il y a ce qu’il y a avant le début du massacre, puis après.
[09’ 22’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Hubert Védrine et Louis Michel le comprennent, je pense.
[09’ 24’’]
Hubert Védrine : Alors sur le début des massacres, je voudrais simplement rappeler que, tout de suite, la France a saisi les autres membres permanents au sein du Conseil de sécurité, immédiatement, pour demander que soit mise sur pied… Et je m’en rappelle…, pour…, alors, pour le coup, cet aspect-là, je l’ai connu moi-même parce que j’ai vu les instructions qui étaient données à notre représentant aux Nations unies pour tout de suite parler aux autres pays capables d’envoyer des forces – il n’y en a pas énormément – et que tout de suite, dans les tous premiers jours, on s’est heurté à un refus absolu des Etats-Unis de se réengager puisqu’ils venaient de connaître le drame de la Somalie. Et on a réitéré cette demande, tous les jours, constamment. Vous vous rappelez, c’était la deuxième cohabitation, donc c’était une combinaison Mitterrand-Balladur-Juppé. Donc, il n’y a pas d’aspect partisan dans ce que je dis. Et c’est uniquement parce que personne dans le monde n’a répondu aux demandes de la France, tous les jours – donc je pense qu’elle était approuvée par la Belgique, cette demande d’une interposition générale –, que la France s’est résolue à faire une opération seule, qui n’était pas une très bonne solution…
[10’ 19’’]
Jean-Pierre Elkabbach : L’opération Turquoise.
[10’ 20’’]
Hubert Védrine : Mais c’était…, ça valait mieux que rien. Ça, c’est pour ce qui s’est passé après. Quant à avant, Madame, on ne peut pas reprendre tout le détail. Mais je sais simplement que la France n’a jamais cessé de faire pression sur le gouvernement Habyarimana, qui a résisté de toutes ses forces, parce que ce gouvernement, évidemment, ne voulait pas partager le pouvoir…
[10’ 37’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et la question…
[10’ 38’’]
Hubert Védrine : Et que la France…, la France n’a fait…, n’a fait ça que pour essayer de trouver une solution politique à la question rwandaise de l’intérieur.
[10’ 44’’]
Jean-Pierre Elkabbach : La commission…, la commission Quilès a parlé pendant des jours et des jours de ça. On ne peut pas tout…, tout raconter…
[10’ 47’’]
Hubert Védrine : [Inaudible] Mais on peut conclure qu’il aurait mieux valu ne pas s’en occuper du tout parce que quand on voit la façon dont les choses sont présentées des années après, on se dit que les pays qui n’ont rien fait…, finalement, il n’y a pas de polémiques.
[10’ 57’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Vous voulez dire que si la France, Hubert Védrine…, vous voulez dire…
[10’ 59’’]
Hubert Védrine : Ça, c’est une conclusion terrible qui risque d’être portée par [inaudible], terrible !
[11’ 01’’]
Jean-Pierre Elkabbach : C’est un peu…, c’est un peu terrible, là, oui. Ça veut dire que si la France s’était croisé les bras, personne ne l’accuserait aujourd’hui ?
[11’ 06’’]
Hubert Védrine : Eh oui. Il n’y aurait pas tous ces livres, il n’y aurait pas ces discussions, il n’y aurait pas eu de rapport d’enquête. Et ça serait noyé dans une sorte d’indifférence globale de la communauté internationale.
[11’ 12’’]
Esther Mujawayo : La France ne peut pas faire…, n’aurait pas fait…, ne voulait pas croiser les bras et ne voulait pas qu’on oublie la belle langue française [sourire ironique] !
[11’ 18’’]
Hubert Védrine : Non, ce n’est pas…, ce n’est pas un enjeu qui peut s’expliquer comme ça.
[11’ 19’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Louis Michel... Louis Michel.
[11’ 20’’]
Louis Michel : Non, moi je ne…, je ne peux évidemment pas juger de…
[11’ 23’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non mais sur la réflexion pour la communauté internationale ?
[11’ 26’’]
Louis Michel : Eh bien la réflexion…
[11’ 26’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Comment il peut y avoir le silence pendant qu’on tue 10 000 personnes par jour à la machette ?
[11’ 29’’]
Louis Michel : La vraie question… Oui, mais…, ça demanderait un débat plus profond. Mais je vais quand même le dire : la vraie question pour la communauté internationale a été effleurée tantôt par Monsieur Zachariah, c’est comment se fait-il que la communauté internationale, pendant des jours et même des semaines, nie l’évidence en plein jour qu’on assiste à un génocide ?
[11’ 49’’]
Laure de Vulpian : Et comment…
[11’ 50’’]
Louis Michel : Qui évidemment, à ce moment-là, à partir du moment où on nie ça, on ne peut pas justifier une intervention facilement à partir de là. Si on s’était rendu compte, où si en tout cas on avait accepté que c’était un génocide dont il s’agissait, eh bien, il était évident que la communauté internationale avait toutes les raisons d’intervenir. Il y a là une sorte de lâcheté collective, il faut bien le dire ! Mais que je voudrais quand même renvoyer à quelque chose de plus général. Moi, je m’interroge toujours… Je dois d’ailleurs rendre hommage à Hubert Védrine : il m’a souvent aidé au Conseil européen pour ramener l’agenda africain sur la table du Conseil européen, qui est très souvent oublié. Parce qu’enfin, on dépense des milliards et des milliards et des milliards au Kosovo ! Et on continuera à en dépenser – et c’est normal ! – mais on est beaucoup plus regardant…
[12’ 34’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais pas pour l’aide…, mais pas pour l’aide militaire, pour l’aide au développement.
[12’ 35’’]
Louis Michel : Oui, oui. Mais on est…, on est beaucoup plus regardant quand il s’agit de l’Afrique…, quand il s’agit de l’Afrique.
[12’ 40’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Laure de Vulpian, vous voulez poser une question.
[12’ 41’’]
Louis Michel : C’est une vraie question aussi, ça !
[12’ 42’’]
Laure de Vulpian : Oui. C’est pour revenir sur la question du Conseil de sécurité. Il faut rappeler quelque chose qui est connue mais qui est un peu oubliée, hein, depuis quelques années. C’est que le Rwanda avait un poste d’observateur au sein du Conseil de sécurité pendant toute la durée du génocide. Et personne n’a demandé à son représentant de…, ni de s’expliquer, ni de partir, ni quoi que ce soit. Donc, ça, c’est quand même une attitude qui…
[13’ 04’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et qu’est-ce que vous avez pensé de l’attitude des autres pays européens et des Etats-Unis, pendant toute cette période ?
[13’ 10’’]
Laure de Vulpian : Mais moi, je ne mets pas forcément en cause uniquement la France là, hein, je veux dire…
[13’ 12’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Je ne parle pas de la France, mais les autres ? Je veux vous entendre dire votre jugement sur les autres pays.
[13’ 17’’]
Laure de Vulpian : Ecoutez. La différence entre la France et les autres, c’est que les autres…
[13’ 19’’]
Jean-Pierre Elkabbach : C’est que la France, c’est notre pays, d’abord.
[13’ 20’’]
Laure de Vulpian : C’est que la France…, la France ne reconnaît rien, aucune responsabilité, même indirecte, ne s’excuse de rien. Tandis que les autres pays ont tous fait un pas. Alors, j’ai une…, j’ai une hypothèse, sur le sujet. J’en parlais avec Louis Michel tout à l’heure. En Belgique, la Belgique avait la même attitude que la France jusqu’en 1999. Le personnel politique a changé, la majorité a changé. Des hommes nouveaux sont arrivés, ils ont regardé les choses avec un œil neuf. Et en 2000, Monsieur Verhofstadt présentait ses excuses au Rwanda, à Kigali, lors de la commémoration du génocide.
[13’ 59’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et ça suffit, et ça suffit.
[14’ 00’’]
Laure de Vulpian : Comment voulez-vous…, comment voulez-vous…
[14’ 01’’]
Jean-Pierre Elkabbach : On se lave les mains après avoir dit : « On regrette, on le…, pardon ».
[14’ 03’’]
Laure de Vulpian : Mais non ! Pas du… Non, non, non. Non, non. Au moins…, au moins on…
[14’ 06’’]
Louis Michel : Non. Mais ça ne suffit pas Monsieur Elkabbach, ça ne suffit pas !
[14’ 08’’]
Hubert Védrine : On frappe la poitrine du voisin, quand même.
[14’ 10’’]
Louis Michel : Non ! Moi je ne pense pas que j’ai frappé la poitrine du voisin.
[14’ 13’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non mais le gouvernement…, le gouvernement belge ?
[14’ 13’’]
Laure de Vulpian : Et est-ce qu’on ne fait pas de la négation, non ?
[14’ 14’’]
Hubert Védrine : Non, je ne crois pas, non. Je ne crois pas.
[14’ 15’’]
Laure de Vulpian : C’est la question ! C’est la question que tout le monde se pose.
[14’ 17’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Alors votre question à Hubert Védrine ?
[14’ 18’’]
Laure de Vulpian : Est-ce qu’on n’est pas en train de faire du négationnisme, de la négation ? Il y a combien de génocides Monsieur Védrine ? Il y a eu combien de génocides au Rwanda ?
[14’ 25’’]
Hubert Védrine : Non, je pense que la…, je pense que la description… C’est un piège un peu grossier, ça. Je pense que la…
[14’ 32’’]
Laure de Vulpian : Mais c’est autour de ça qu’on tourne en France !
[14’ 34’’]
Hubert Védrine : Non. Attendez. Je pense que la présentation de la politique française de l’époque, je parle du début des années 90 et puis jusqu’en 1994, est inexacte. Par conséquent, je ne vois pas quelle est la…, comment dire, de quoi la France doit s’excuser : d’en avoir fait trop ? Pas assez ? D’avoir été présente, absente ?
[14’ 49’’]
Laure de Vulpian : Trop dans un seul camp, trop dans un seul camp…
[14’ 51’’]
Hubert Védrine : Alors ça, c’est votre thèse.
[14’ 52’’]
Laure de Vulpian : Oui. Eh bien, oui.
[14’ 52’’]
Hubert Védrine : C’est votre thèse. Mais ce n’est pas une thèse unanime.
[14’ 54’’]
Laure de Vulpian : Mais évidemment [rire]…, s’il y a débat.
[14’ 56’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais vous avez…, attendez ! Vous avez parlé de changement. En France, on est habitué…
[14’ 59’’]
Laure de Vulpian : Il n’y a pas eu de changement, ce sont les mêmes, excusez-moi. Je ne veux pas…
[15’ 04’’]
Hubert Védrine : Non mais…, vous faites un réquisitoire évidemment. Donc vous avez conclu que c’était tout dans votre sens…
[15’ 07’’]
Laure de Vulpian : Non, non, je ne suis pas juge, je vous ai dit, hein.
[15’ 08’’]
Hubert Védrine : Ah, eh bien si, on a l’impression pourtant.
[15’ 10’’]
Laure de Vulpian : Mais pas du tout.
[15’ 11’’]
Hubert Védrine : Eh bien si, si.
[15’ 11’’]
Rony Zachariah : Jean-Pierre, je voudrais dire quelque chose.
[15’ 12’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Attend…, mais une minute, parce que…
[15’ 15’’]
Hubert Védrine : Moi, je cherche à être utile, surtout. Je cherche à comprendre ce qui s’est passé…
[15’ 17’’]
Laure de Vulpian : Moi aussi [rire].
[15’ 18’’]
Hubert Védrine : Au lieu de dire : « Il faut que ça ne recommence pas ».
[15’ 19’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non, non, mais moi, je vous rends hommage aux uns et aux autres de venir témoigner sans vouloir accuser ou sans frapper sur votre propre poitrine ou sur la poitrine du voisin. Mais qu’est-ce que vous voulez ? Vous dites…, vous dites qu’il n’y a pas eu d’alternance en France ? Ils n’ont…, les hommes politiques n’ont pas arrêté de changer en France ! A l’époque c’était…, c’était François Mitterrand qui était président de la République, et puis ensuite il y a eu comme Premier ministre Monsieur Balladur, ministre des Affaires étrangères Monsieur Juppé…
[15’ 47’’]
Hubert Védrine : Jacques Chirac [inaudible], par exemple. [Inaudible] cette période…
[15’ 48’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et puis après, Alain… Jacques Chirac pourrait dire facilement…
[15’ 49’’]
Laure de Vulpian : Jean-Pierre Elkabbach, vous savez bien que pendant le génocide…
[15’ 50’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et vous avez entendu Michèle Alliot-Marie ou Michel Barnier dire : « Il n’est pas question de demander pardon ». Peut-être ont-ils tort, mais…
[15’ 56’’]
Laure de Vulpian : Vous savez bien que pendant le génocide, on était en période de cohabitation. C’est-à-dire que, de droite comme de gauche, nos hommes politiques ont tous pris le même chemin, les décisions qui ont…, qu’on discute aujourd’hui !
[16’ 12’’]
Hubert Védrine : Oui, mais ce n’était pas… Par exemple Jacques Chirac est tout à fait en dehors de tout ça. Donc, s’il partageait votre analyse – je ne crois pas que ce soit le cas –, il pourrait dire autre chose [inaudible].
[16’ 20’’]
Laure de Vulpian : Oui, mais Alain Juppé, Dominique de Villepin, etc. ?
[16’ 22’’]
Hubert Védrine : Oui ! Oui, mais Jacques Chirac n’est pas engagé par les années…, par ce qui s’est fait au début des années 90.
[16’ 25’’]
Laure de Vulpian : Ces hommes-là étant toujours aux affaires aujourd’hui, ils ne peuvent pas…, ils ne peuvent pas reconnaître.
[16’ 30’’]
Hubert Védrine : Non, mais c’est le serpent qui se mord la queue : vous postulez que votre présentation est exacte, donc vous cherchez des explications…
[16’ 34’’]
Laure de Vulpian : Mais vous aussi !
[16’ 36’’]
Hubert Védrine : C’est normal !
[16’ 37’’]
Laure de Vulpian : Donc, moi aussi [sourire]...
[16’ 37’’]
Hubert Védrine : Vous cherchez donc des explications compliquées…
[16’ 39’’]
Laure de Vulpian : Ah non !
[16’ 39’’]
Hubert Védrine : Au fait que les autorités n’acceptent pas votre présentation.
[16’ 41’’]
Laure de Vulpian : C’est d’une simplicité limpide !
[16’ 42’’]
Hubert Védrine : Donc, c’est peut-être tout simplement que la…, la politique de la France n’a pas été ce que vous rappelez.
[16’ 44’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non mais est-ce qu’il n’y a pas…, mais il y a peut-être de la part de Laure de Vulpian, même si ce n’est pas le…, l’impression que…, il suffit d’être au pouvoir pour avoir les mains sales ? Et ne pas avoir…, hein ? Un petit peu ?
[16’ 55’’]
Laure de Vulpian : Mais non. Non !
[16’ 57’’]
Jean-Pierre Elkabbach : [Désignant Hubert Védrine] Mais peut-être l’ont-ils mais en même temps ils expliquent avec les pièces.
[17’ 01’’]
Laure de Vulpian : Non, il ne suffit pas d’être au pouvoir, bien sûr que non !
[17’ 03’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Hein, Oui ?
[17’ 04’’]
Rony Zachariah : Jean-Pierre, si je peux demander une question à nos deux compères, Monsieur Michel et Monsieur Védrine. Au niveau de l’opération Turquoise. D’abord, juste pour dire, c’était trop tard et en tout cas ce n’est pas l’opération Turquoise qui a arrêté le génocide ! Mais j’aimerais en fait soulever, c’est que…, j’ai entendu et qui m’a bien frappé, il y a deux mois en Allemagne, où j’ai entendu le général [inaudible], c’est l’ancien sous-secrétaire général des forces de maintien de paix, qui a dit que Kofi Annan, en 95, il a écrit à 85 pays membres-clés des Nations unies, en demandant de s’engager les troupes pour déployer…, pour déployer les maintiens de…, des troupes de maintien de paix pour le Burundi. Il avait reçu l’information qu’il y avait imminence de génocide au Burundi. Il a reçu la réponse de 12 pays. Six pays qui ont donné la réponse négative. Les autres six pays étaient les pays africains qui ont dit qu’on est prêt à s’engager à condition que toutes les charges encourues soient couvertes : les bottes, les chaussettes, les fusils, tout ! Il n’y avait aucun [des] pays occidentaux qui étaient prêts à intervenir. Et donc, une question, c’est pour l’avenir, comment…
[18’ 18’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Oui, c’est exactement ça : quelle leçon…, comment on peut éviter le génocide pour l’avenir ?
[Fin de la transcription à 18’ 23’’]
QUATRIEME VIDEO
[Début de la transcription à 00’ 01’’]
Louis Michel : Je voudrais quand même dire à Monsieur Elkabbach que ça n’est pas aussi simple de demander pardon, que c’est un acte d’humilité qui pour un politique, pour une classe politique ou pour un gouvernement, n’est pas simple ! Parce que dans l’opinion publique, vous aurez toujours des gens qui n’aiment pas que le pays demande pardon. Parce que nous avons quand même beaucoup de gens en Belgique qui sont, de près ou de loin, liés à ces colonies et à ces pays-là et qui n’aiment pas qu’on demande pardon, qui ont une toute autre vision de l’Histoire que nous… Donc, je voulais le dire…
[00’ 27’’]
Hubert Védrine : Et il ne faut pas que le pardon soit instrumentalisé en plus.
[00’ 29’’]
Louis Michel : Je suis d’accord ! Je suis…
[00’ 30’’]
Hubert Védrine : A des…, à des fins de politiques…
[00’ 31’’]
Louis Michel : Intérieures !
[00’ 33’’]
Hubert Védrine : Qui se poursuivent. Oui, en Afrique, je veux dire.
[00’ 35’’]
Louis Michel : Oui, non…, ça je comprends ! Ça, je suis… Oui, ça c’est un autre aspect, je sais parfaitement, mais je ne crois pas que ça vise la Belgique.
[00’ 41’’]
Hubert Védrine : Non, non. Non.
[00’ 41’’]
Louis Michel : Vous parlez de ceux qui veulent instrumentaliser…
[00’ 44’’]
Hubert Védrine : Pourquoi ils demandent ça ?
[00’ 45’’]
Louis Michel : Oui, oui. Moi je crois quand même que – et j’ai eu l’occasion d’en parler aussi avec le Président Kagame, avec d’autres responsables –, je pense que le fait de demander pardon les a aidés et les aident dans leur travail de réconciliation. Ça, je crois, que c’est un élément qu’il ne faut pas sous-estimer. Ceci étant dit, je crois que la vraie question, c’est évidemment de voir comment à partir de tout ça on doit essayer pour que ça n’arrive plus à l’avenir. Et ce que Monsieur Zachariah dit très justement, c’est que, un, les Nations unies n’ont pas les moyens, on ne leur donne pas les moyens. La communauté internationale ne leur donne pas les moyens. D’exercer quoi ? D’exercer à la fois un droit et un devoir d’ingérence dans ce genre de situation. Ça je crois que c’est une vraie question ! Il faut d’ailleurs…, eh bien, il faudra nécessairement à un moment donné parler de la réforme des Nations unies, des moyens des Nations unies. C’est une question qui est ouverte et jusqu’ici, je ne vois pas beaucoup avancer ce débat-là. Mais c’est vraiment un débat fondamental.
[01’ 42’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Je voudrais…
[01’ 42’’]
Rony Zachariah : Donc le « plus jamais ça », ça peut-être « encore et encore ».
[01’ 44’’]
Louis Michel : Bien sûr.
[01’ 45’’]
Jean-Pierre Elkabbach : [Prenant un air dépité] Ah non, non, eh bien non.
[01’ 46’’]
Hubert Védrine : Eh bien, non, c’est de faire des propositions peut-être. Faut faire des propositions.
[01’ 47’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Non, mais…, avant d’entendre les propositions, je voudrais que vous lisiez votre longue litanie d’accusations. Vous voulez ?
[01’ 54’’]
Esther Mujawayo : Oui. Oui, oui, je vais la lire ! Et quand vous parlez de pardon, j’accuse parce que personne n’a demandé pardon. Et si quelqu’un me demande pardon sincèrement, je pardonne. Et sincèrement, je trouve que le courage que la Belgique a eu de le dire, que ce soit…
[02’ 07’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais…, vous pardonnez, vous, à Paul Kagame ?
[02’ 09’’]
Esther Mujawayo : Pardon ?
[02’ 10’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Vous, vous pardonnez à Paul Kagame et à ce qu’il représente ? Il dit : « Parce que ça aide à la réconciliation des Rwandais ».
[02’ 18’’]
Esther Mujawayo : Oui [manifestement, elle ne comprend pas le sens de sa question].
[02’ 20’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Le fait de demander pardon…
[02’ 21’’]
Esther Mujawayo : Oui.
[02’ 22’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Ça aide à la réconciliation des Rwandais. Est-ce que c’est vrai ?
[02’ 23’’]
Esther Mujawayo : Je crois que ça aide. Parce que quand tu as été lésé – et lésé c’est un petit mot –, quand tu as tout perdu, et au vu et au su de tout le monde, et qu’après, à la limite, on me retourne le…, on me retourne le…, la…, le couteau dans la plaie. On me dit : « Mais il n’y a rien »…
[02’ 44’’]
Jean-Pierre Elkabbach : C’est un peu dur.
[02’ 45’’]
Esther Mujawayo : Voilà ! Il n’y a rien qui s’est passé. Mes voisins, ils n’ont jamais tué personne ! Donc, à la limite, mes parents, il se sont…, ils se sont suicidés ou quoi ? Il n’y a eu aucune catastrophe ! Oui, attendez, je vais vous le lire. Je dis que « J’accuse tous les Hutu du nom des tueurs de ma colline, qui avec les machettes…, leurs machettes, ont versé du sang innocent. J’accuse tous ces intellectuels – j’aurais dû ajouter : ceux qui les ont formés –, tous ces intellectuels hutu qui ont utilisé leur intelligence pour planifier l’extermination des Tutsi, le génocide. J’accuse tous les bien-pensants, chrétiens en tête, et pas des moindres, papes, messeigneurs, prêtres et pasteurs, sœurs, pour leur silence assourdissant. J’accuse vous tous qui avez fermé les yeux pendant qu’un innocent se faisait tuer, qu’une femme se faisait violer. J’accuse ceux qui nous ont abandonnés ».
[03’ 32’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Est-ce que vous accusez comme ça jusqu’à la fin des temps ? Où vous allez oublier d’accuser ?
[03’ 37’’]
Esther Mujawayo : Oui. Je ne vais pas oublier d’accuser parce que maintenant, 10 après… Je pourrais comprendre que quelqu’un ne l’a pas fait en 94 mais maintenant, les femmes que je soigne, les femmes sont en train de mourir, on les laisse de nouveau ! On les oublie de nouveau !
[03’ 50’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et pourtant, vous savez, ce que vous avez écrit Esther ? « Si tu veux survivre, tu dois retenir ceux que tu as gardés plutôt que ceux que tu as perdus ».
[03’ 57’’]
Esther Mujawayo : C’est ce qui me fait vivre [sourire].
[03’ 58’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Parce que ce qui a frappé notre équipe en arrivant, c’est que vous êtes porteuse – et je le dis comme ça, peut-être on s’est trompé – d’une certaine joie et d’une certaine force. Après tout ce que vous avez vécu, on se demande comment. Comment vous faites ?
[04’ 11’’]
Esther Mujawayo : Parce qu’on ne se rend pas compte. Tant qu’on a la vie, on ne se rend pas compte que c’est important. Mais quand on est à la limite de la perdre, et finalement que par miracle, on ne la perd pas, je sais ce que ça vaut. Et en fait, c’est le…, pour moi, je ne vais pas essayer de faire le prêche, mais c’est le message que je voudrais faire passer ! Je ne suis pas morte en 94. J’ai survécu ! Et c’est pour ça que j’appelle le livre, c’est pour cela que nous appelons le livre…
[04’ 33’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Vivantes !
[04’ 34’’]
Esther Mujawayo : SurVivantes ! Je veux que nous soyons vivantes. Et en fait, c’est ça mon…, c’est ça mon…, ma…, mon combat actuel !
[04’ 39’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et vous témoignez comme tous les livres qui sont ici, comme celui de Stephen Smith, celui de Yolande Mukagasana, la revue Africa, celui de Dallaire, celui de Jean Hatzfeld, celui que j’ai entre les mains – qui est le vôtre [il désigne Léon Habyarimana] –, et celui de Laure de Vulpian. C’est-à-dire que vous êtes prête à vous mobiliser pour que ça ne se reproduise nulle part, et pas au Rwanda seulement ?
[04’ 59’’]
Esther Mujawayo : Absolument. Absolument, absolument. Je ne souhaiterais à personne que ça lui arrive. Je ne le souhaiterais à personne, même pas à mon pire ennemi.
[05’ 11’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et qui c’est votre pire ennemi aujourd’hui ?
[05’ 12’’]
Esther Mujawayo : Celui qui a tué mes parents, mon mari, mes sœurs et qui a tout fini.
[05’ 15’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Si vous le retrouvez, qu’est-ce que vous lui faites ?
[05’ 17’’]
Esther Mujawayo : Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de me venger, j’ai envie que la justice soit faite. Mais même la justice n’est pas faite. Mais j’ai envie qu’il regrette, j’ai envie que ceux qui l’ont aidé regrettent. [S’adressant à Hubert Védrine] J’ai envie que ceux qui ont fermé les yeux, même s’ils ne l’ont pas fait mais qu’ils ont omis de faire, j’ai envie qu’ils regrettent ! Et alors seulement je croirai que ça peut encore…, que ça ne peut plus arriver, plutôt. Alors je croirai que nous pouvons reconstruire. Je voudrais que la femme qui a été violée soit soignée, je voudrais que la maison qui a été détruite soit construite, je voudrais que l’enfant qui est orphelin soit pris en charge. Je ne demande pas grand-chose mes amis !
[05’ 55’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais vous vous battez à la fois pour le Rwanda, [désignant Rony Zachariah] pour tous les peuples qui sont touchés du Sida. Mais on comprend votre émotion et en même temps – puisque vous nous la faites partager –, et en même temps pour tous les pays qui pourraient être à leur tour victimes, n’allons pas jusqu’au génocide, mais de massacres. [Se tournant à la fois vers Louis Michel et Hubert Védrine] Qu’est-ce que vous avez retenu l’un et l’autre au moins comme leçon ?
[06’ 15’’]
Louis Michel : Moi, je crois…, je crois vraiment que la communauté internationale doit s’engager davantage et que les Nations unies doivent être réformées, avoir les moyens d’empêcher ça ! Les moyens en fait d’exercer leur responsabilité d’humanité ! Simplement. Je crois que le médecin sans frontières, Monsieur Zachariah, a touché le doigt, là-dessus. Je pense qu’un pays seul ou deux ou trois pays ensemble n’auront pas le pouvoir de faire la différence. C’est évident qu’il faut que toute la communauté internationale s’engage. Et les moyens des Nations unies, par exemple les moyens en force d’intervention ou d’interposition, tout ça n’existe pas !
[06’ 49’’]
Jean-Pierre Elkabbach : La ou les leçons ? En deux mots, chacun de vous.
[06’ 52’’]
Léon Habyarimana : Oui, moi, je suis tout à fait d’accord avec elle [il désigne Esther Mujawayo] mais pour que… Ce qui s’est passé au Rwanda était vraiment très horrible et ça a touché tout le monde. Franchement, tout…, tout…, que ce soit des Rwandais hutu, que ce soit des Rwandais tutsi. Et moi, j’ai perdu mon père, qui est décédé. Mais il faut, franchement, qu’il y ait un travail de vérité qui soit fait sur ce…, le drame rwandais. Et là, à partir de là, il y aura une réelle réconciliation nationale entre tous Rwandais. Il faut que chacun…, chacun reconnaisse ses responsabilités.
[07’ 22’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Voilà, ça, c’est pour le Rwanda. [Puis, s’adressant à Laure de Vulpian] Et vous qui allez et venez entre les deux pays et qui êtes devenue rwandaise, [à voix basse] dans votre tête ?
[07’ 26’’]
Laure de Vulpian : Alors sur le prisme…, sur le prisme franco-français, moi je pense que, peut-être, si en 1994 on avait eu un petit peu plus de transparence au niveau de la représentation au Parlement sur les décisions en matière de politique étrangère, ça ne serait…, s’il y avait eu un débat, ça ne serait peut-être pas arrivé. Enfin, je veux dire, on n’aurait peut-être pas eu le rôle qu’on a eu.
[07’ 44’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Sur quoi faudrait-il faire un débat aujourd’hui ?
[07’ 46’’]
Laure de Vulpian : Pardon ?
[07’ 46’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Sur quoi faudrait-il faire un débat ?
[07’ 47’’]
Laure de Vulpian : En matière de politique étrangère ?
[07’ 48’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Oui.
[07’ 49’’]
Laure de Vulpian : Je ne sais pas [sourire]. Ce n’est pas mon…
[07’ 50’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Mais peut-être sur ce qui est en train de se passer, là, dans les pays dont s’occupe Zachariah.
[07’ 56’’]
Rony Zachariah : Oui. Je pense…, la justice pour le Rwanda, si je peux juste dire un mot. C’est essentiel, je pense, pour la réconciliation mais on ne peut pas le fausser. C’est une décision, je crois, des victimes. Mais on ne peut pas avoir la justice et la réconciliation seulement avec la justice. La justice, c’est une “component” de la réconciliation. Il ne faut pas oublier les survivants et les rescapés aujourd’hui. La deuxième chose, si vous…, je veux juste dire au niveau de “mécanism prevention” de génocide, je pense qu’il ne faut pas oublier qu’ils sont…, ce sont les mêmes, autrement dit, la [inaudible] des Nations unies et du Conseil de sécurité. Il ne faut pas oublier que c’est les mêmes représentants des gouvernements qui siègent dans ces instances. Avec tout immobilisme politique en crise majeure. Et donc, il faut une structure plus indépendante qui peut déclencher une détonation…
[08’ 47’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et en même temps une vigilance des opinions, des parlements…
[08’ 50’’]
Rony Zachariah : Et qui ne sont…, et qui ne sont pas toujours sujets à caution.
[08’ 52’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Oui. Hubert Védrine ?
[08’ 54’’]
Hubert Védrine : D’abord, je voudrais dire que quand on entend Esther – vous me permettrez d’employer ce nom –, ça rend confiant pour l’avenir du Rwanda après un drame innommable de ce type, que vous puissiez avoir cette force de construction vers l’avenir. Ça donne le sentiment que ce pays peut…, peut se redresser, quoi ! Se reconstruire. Sur les leçons à tirer : là, je suis très proche de Louis Michel, on a d’ailleurs fait un…, je crois, un bon travail ensemble quand j’étais moi-même ministre – lui il l’est encore –, au sein de l’Europe, pour essayer d’aider nos amis européens à concevoir une politique européenne moderne par rapport à l’Afrique et dans quelques autres pays. Je pense qu’un génocide ça se prévient longtemps avant. Donc, ce n’est pas la question huit jours avant ou la veille ou un mois avant. Donc, je pense qu’il faut d’abord détecter politiquement les situations dans le monde où il y a des problèmes politiques, ethniques, culturels, religieux, idéologiques, sociaux, je ne sais quoi, qui peuvent dégénérer. Sans faire des grands mots, sans…, mais en détectant comme le ferait un médecin longtemps à l’avance en disant : « Ça va dégénérer, qu’est-ce qu’on fait ? ». Ça, c’est la prévention en amont. Ensuite en ce qui concerne l’intervention, quand malheureusement on arrive au drame. On a un problème dans le monde actuel parce qu’il y a cette idée de l’ingérence. Mais si elle est laissée à la disposition du plus fort, l’ingérence ça devient le concept de Monsieur Rumsfeld. Donc, ce n’est pas ce qu’on cherche non plus. Ou ce que les Soviétiques avaient fait en Afghanistan. Donc, faut prendre ce qu’il y a de bon dans l’idée d’ingérence, faut l’ingérer dans la…, précisément, dans la charte, faudrait modifier la charte des Nations unies, le chapitre VII qui prévoit l’emploi de la force, de définir les conditions de l’intervention…
[10’ 20’’]
Jean-Pierre Elkabbach : D’accord, mais il y a urgence. Souvent il y a urgence.
[10’ 23’’]
Hubert Védrine : Non, mais une fois qu’on aura modifié le texte, faut définir…
[10’ 25’’]
Rony Zachariah : Mais la situation au Congo, au Darfour ?
[10’ 27’’]
Hubert Védrine : Je termine. Faut définir les conditions de l’intervention d’urgence à partir d’un système d’alerte international venant d’autorités diverses ou d’institutions incontestables, disant « Attention – une sorte de tocsin, vous voyez, international –, attention, tel peuple est en danger imminent ». Et quand on aura déclaré ça, il faut que les mécanismes habituels du véto – au sein du Conseil de sécurité, de la souveraineté internationale –, soient momentanément suspendus. Et après, il faut espérer qu’il y ait des pays qui aient le courage d’envoyer des troupes parce que l’Occident fait la morale sur le monde entier mais n’a pas les moyens, en général, de son indignation. Donc, après, il y a un problème d’organisation pratique de forces d’intervention…
[11’ 03’’]
Jean-Pierre Elkabbach : On a dessiné, voilà, des pistes, et quelques idées.
[11’ 04’’]
Hubert Védrine : Voilà quelques pistes à creuser !
[11’ 05’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et encore une fois, je vous remercie de…, tous les deux [il désigne Louis Michel et Hubert Védrine], d’être venus. Alors que vous prenez sur vous des responsabilités ou en tout cas des coups pour lesquels vous avez une responsabilité grande ou petite. Mais en tout cas, c’est bien d’être là. Docteur Zachariah et vous Esther, qui nous avez bouleversés avec… Vous vouliez ajouter un mot ?
[11’ 23’’]
Esther Mujawayo : Je peux ajouter quelque chose, oui [sourire]…
[11’ 24’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Allez-y, allez-y.
[11’ 24’’]
Esther Mujawayo : Maintenant que j’ai la chance d’avoir les grands politiciens là [sourire]. Je me dis : « Le génocide des Tutsi qui s’est passé au Rwanda, ce n’est pas…, ça ne concerne pas seulement le Rwanda. C’est un crime contre l’humanité. Donc, ça concerne l’humanité. Donc, l’humanité est responsable ». Lorsque je crie, que je demande les trithérapies pour les femmes, la reconstruction pour les enfants et tout, je ne veux pas qu’on me prenne pour quémandeur demandant la charité.
[11’ 47’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Pour un droit.
[11’ 48’’]
Esther Mujawayo : Je… Voilà ! Je voudrais que ça soit reconnu comme un droit. Un génocide a été commis, il faut une réparation. Et je trouve que 10 ans après, il faudrait que la Belgique, que la France, que l’ONU – je ne sais pas comment c’est organisé, je suis très mauvaise politicienne –, mais je trouve qu’il est temps qu’il y ait une réparation qui soit un droit des survivants…
[12’ 03’’]
Jean-Pierre Elkabbach : On a entendu votre voix…
[12’ 05’’]
Esther Mujawayo : Et pas la charité.
[12’ 05’’]
Jean-Pierre Elkabbach : Et on a vu…, et on a vu vos yeux, hein ? Esther, merci. Pour une fois que « Bibliothèque Médicis », cette émission, qui est retransmise par le réseau mondial de TV5 – et je l’en remercie – n’aura pas de conclusion. Parce qu’on ne conclut pas avec la tragédie, et qui est encore inscrite en vous. Peut-être avons-nous, grâce à vous, nous avons voulu simplement témoigner que de ce génocide, ou que ce génocide aussi, nous ne l’oublierons pas et nous ne pourrons pas l’oublier. Merci d’être venus. A bientôt.
[Fin de la transcription à 12’ 35’’]