Fiche du document numéro 24870

Num
24870
Date
Samedi 19 janvier 2019
Amj
Taille
172461
Titre
Robardey au Rwanda : une « mise à niveau pour éviter tout dérapage »
Sous titre
Initialement prévu en février puis ce 11 avril à Nîmes, le procès en appel d’un informaticien indépendant, poursuivi en diffamation par le colonel de gendarmerie en retraite Michel Robardey, vient d’être reporté une seconde fois. En première instance, les juges avaient donné raison au gendarme français. Compte-rendu de cette audience, tenue fin juin 2018 à Nîmes, où il fut largement question du rôle de la coopération française avec le régime qui préparait le génocide.
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Langue
FR
Citation
Le prévenu, Emmanuel Cattier, est ici pour avoir posté sur un blog d’un autre abonné Mediapart un commentaire de deux phrases, lors d’un débat avec d’autres internautes. Dans ce commentaire, qu’il nous est impossible de citer, il aurait mis en cause l’honneur et la réputation – c’est en tout cas ce qui lui est reproché – d’« un fonctionnaire, un dépositaire de l’autorité publique ou un citoyen chargé d’un service public ». Dans la salle, le plaignant : le colonel Robardey, retraité considéré comme un illustre serviteur de la France – et d’ailleurs décoré de la Légion d’honneur un peu moins de deux ans après son retour du Rwanda, où il a officié de 1990 à 1993 comme conseiller technique Police Judiciaire auprès de l’état-major de la gendarmerie. Quelques mois après son retour, le génocide des Tutsi du Rwanda débutait – et l’épouse du prévenu, une Rwandaise tutsi réfugiée en France, perdait une trentaine de membres de sa famille.

Mais quel lien entre ces deux événements ? Depuis 1994, Emmanuel Cattier milite ardemment pour la vérité sur le soutien français aux génocidaires, avant, pendant et après le génocide – pendant longtemps au sein de l’association Survie mais aussi par ses démarches personnelles. Il anime d’ailleurs toujours le site internet cec.rwanda.free.fr, issu de la Commission d’Enquête Citoyenne initiée par Survie en 2004.

Fichier contrôlé



Dans ce bref commentaire de blog, Emmanuel Cattier a évoqué la coopération avec la gendarmerie rwandaise de cet officier français, arrivé chef d’escadron au Rwanda en septembre 1990, promu lieutenant-colonel pendant sa mission sur place, puis colonel en juillet 1998. Il a voulu rappeler que les outils informatiques de la gendarmerie rwandaise ont ensuite pu servir à la commission du génocide. Ce reproche et la façon lapidaire dont il a été formulé sur un tel support sont-ils diffamatoires ? C’est ce que le tribunal doit déterminer. Le prévenu explique : « dans tous les pays, les gendarmeries rassemblent des informations, ce qui constitue des fichiers. On le sait ici avec l’exemple des fichés S. Dans tous les pays, on fait des listes au sein des gendarmeries. Mais au Rwanda, la gendarmerie a participé au génocide. Et les listes ont alors servi au génocide. »
Ce sur quoi tout le monde est d’accord, c’est que Michel Robardey et ses hommes ont contribué à l’informatisation des fiches de la gendarmerie. Le colonel en retraite l’affirme même à la barre : « on a refondu ex-nihilo le fichier central », précisément appelé le fichier des personnes recherchées et à surveiller (PRAS), qui était avant cela « un fichier cartonné », et ils l’ont fait « justement de manière à ce qu’il ne soit pas utilisé pour autre chose ». Comment ? En le plaçant « sous le contrôle d’un magistrat », toujours selon le colonel, qui affirme que grâce à leur travail le fichier « ne comportait plus de mention ethnique ». Le juge lui demande de confirmer que cette mention n’apparaissait pas : « moi je ne l’ai jamais vue. On était dans une posture pédagogique. (…) On a balayé le passé. » L’officier en retraite l’affirme, ni ses hommes ni leurs collègues rwandais ne faisaient de confusion entre l’ensemble des Tutsi du Rwanda – pourtant désignés à cette époque par le pouvoir comme des ennemis de l’intérieur – et le Front Patriotique Rwandais (FPR), rébellion venue de l’Ouganda voisin où vivaient depuis une trentaine d’années des milliers de Rwandais tutsi qui avaient fui les pogroms à partir de 1959, et qui était accusé de commettre des attentats à l’intérieur du Rwanda. Il affirme ainsi que « la vision manichéenne de la guerre, des Hutu d’un côté, et Tutsi d’un autre côté, est extrêmement réductrice ». A la barre, ce jour-là, il ne va pas plus loin dans l’analyse : cela lui évite de dévoiler, comme il l’a régulièrement fait ailleurs, un confusionnisme qui oppose en miroir au génocide des Tutsi une accusation de génocide portée contre les membres du FPR, qu’il appelle parfois « khmers noirs » pour les envelopper d’un imaginaire génocidaire. Ainsi, celui qui a par le passé défendu la thèse négationniste du double génocide se contente ce jour-là d’affirmer que ses hommes et lui ne faisaient pas d’amalgame vis à vis des Tutsi de l’intérieur du pays.
L’un des gendarmes placés sous son autorité au Rwanda à l’époque, Jean-Louis Nicolas, venu témoigner en sa faveur, est catégorique sur ce point : « on a remis de l’ordre [dans le fichier central], on l’a informatisé en supprimant les mentions pas autorisées par la loi, [comme] la mention ethnique. (…) Dans le fichier central, il y avait des délinquants, c’est tout. » Cette référence au cadre légal de l’époque a de quoi surprendre : même à partir de la cohabitation de 1992, le gouvernement rwandais n’a pas remplacé les cartes d’identité avec mention ethnique. Et dans le fichier, était-ce possible de rajouter cette mention a posteriori, demande le juge ? « Normalement non. Il aurait fallu changer tout le programme. » Comme toujours dans un procès en diffamation, les juges n’ont pas les moyens ou le pouvoir d’investiguer pour vérifier toutes les affirmations des témoins. Or, tout système de gestion de base de données doit permettre l’ajout d’une caractéristique des individus qui y sont recensés (de la même façon qu’on peut ajouter une colonne dans un tableau), si l’on possède cette information pour les individus qui y sont déjà enregistrés. Mais surtout, la potentielle désignation des ennemis intérieurs à laquelle la frange extrémiste du pouvoir assimilait les Tutsi passait-elle par la mention en toutes lettres de leur ethnie ? Cette question, les juges ne l’ont pas posée. Pourtant, si la nature des informations contenues dans ce fameux fichier n’est pas connue des chercheurs, on sait toutefois qu’en octobre 1990, donc au moment où débutait la mission de Robardey et ses hommes, les fiches de motifs d’arrestation ne mentionnaient certes pas Tutsi mais indiquaient souvent à la place, pudiquement, l’absence de pièce d’identité ou des papiers non conformes, voire carrément complicité avec l’ennemi, collaboration et surtout Inyenzi (« cafards » en kinyarwanda), terme utilisé pour déshumaniser les Tutsi. Jacques Morel, spécialiste de l’implication française au Rwanda, rappelle que le vocabulaire employé par les coopérants français est le même : « Michel Robardey et son supérieur le colonel Ruelle utilisent habituellement dans leurs rapports le terme Inyenzi, qui veut dire cafard, qu’ils écrivent Inienzy, pour désigner les membres du FPR. Par exemple : Un service de recherche [...] limite son action aux interrogatoires des Inienzy prisonniers. [Source : Jacques Ruelle, Au Chef d’Etat-Major Gendarmerie Nationale. Objet : Visite du Groupement de Ruhengeri , 20 avril 1991] » [1]. Trois ans plus tard, pendant le génocide, le terme ne désignait pas uniquement les rebelles du FPR, mais servait à désigner l’ensemble des Tutsi à exterminer [2].

Au service de l’État de droit



Un autre témoignage résume bien la ligne défendue par le colonel Robardey : celui, transmis par écrit, d’Odette-Luce Bouvier, aujourd’hui présidente de chambre à la cour d’appel de Versailles, et magistrate détachée au ministère rwandais de la Justice de 1992 à 1993. C’est à cette époque, écrit-elle au tribunal, qu’elle a « été informée du remarquable travail mené par le Colonel Robardey avec son équipe de quatre OPJ [officiers de police judiciaire, NDRL] français pour assurer la formation et la réforme de la police judiciaire rwandaise, et notamment le remaniement total des méthodes et de l’équipe du Fichier Central rwandais, lieu d’enquête de la gendarmerie rwandaise et de mauvais traitements et exactions dénoncés, à juste titre, par les défenseurs des droits humains ». Selon elle, ce coopérant militaire français a « tout mis en œuvre pour [y] mettre un terme », et elle « considère que le Colonel Robardey est un de ces gendarmes d’exception qui sont l’honneur de la police judiciaire française et d’une gendarmerie au service de l’État de droit ».

A la barre, le colonel Robardey ne dit pas autre chose : en avril 1990, le président rwandais « a demandé l’envoi d’un officier de police judiciaire pour aider sa police judiciaire, pour se mettre en conformité avec les droits de l’Homme, les droits de l’accusé. On est dans le temps du discours de la Baule, même si c’est un peu avant ». A l’en croire, des autocrates africains auraient donc anticipé le discours de la Baule, dans lequel François Mitterrand allait évoquer une nécessaire transition démocratique (qui n’a ensuite jamais été soutenue par la France). Le colonel résume : c’était « un travail de transparence, de mise à niveau, pour éviter les dérapages ». On sait pourtant que, par la suite, la gendarmerie rwandaise a largement été impliquée dans le génocide.

Fichier ou listes ?



Le fichier informatisé par Robardey – ou plutôt les fichiers, puisqu’il précise à la barre « on a informatisé aussi beaucoup d’autres fichiers » – a-t-il oui ou non servi à établir des listes de personnes à exterminer ? C’est sur cette question que les juges devaient se prononcer. Emmanuel Cattier démolit le propos de l’avocat de Michel Robardey, qui tente d’insister sur la nuance entre un fichier et des listes : « Mais ce sont des arguties, ça. Je suis informaticien. Quand vous avez un système de gestion de base de données, vous pouvez sortir une liste qui compile les fiches ». Alors ce fichier concernait-il largement les ennemis de l’intérieur, qui seront en grande partie exterminés quelques mois plus tard, ou seulement « les délinquants » et « les terroristes » – c’est-à-dire ceux « qui avaient posé des bombes », selon Robardey ? Affirmer que les listes de personnes à exterminer n’ont tout simplement pas existé est une constante chez les tenants de la thèse d’un génocide spontané, provoqué par l’attentat contre le président rwandais le 6 avril 1994, qui aurait amené la population à vouloir se venger. Pourtant, en mai 2018, la Cour de cassation a confirmé la condamnation en appel de Pascal Simbikangwa, le premier génocidaire rwandais jugé en France ; et, ce faisant, confirmé la reconnaissance par la justice française d’un « plan concerté », d’un « ensemble d’actes relevant nécessairement d’une organisation collective », dans une mécanique se mettant en place bien avant l’attentat (cf. Billets n°278, juin 2018). Cela n’impressionne nullement Bernard Lugan, universitaire dépeint par Jacques Morel « comme un historien d’extrême droite, apologiste de la colonisation et ouvertement raciste » [3] et qui se targue de son statut d’expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), comme ce jour-là à la barre, comme témoin : « à ma connaissance, il n’a jamais été question de listes » dans les éléments pris en compte par le TPIR. Et d’affirmer que la gendarmerie rwandaise a été blanchie par le même TPIR de l’accusation de préméditation du génocide. D’ailleurs, selon lui, « pour les historiens qui ont travaillé au TPIR, il y a aujourd’hui consensus sur 3 ou 4 grands aspects, dont : le génocide a eu lieu ; le génocide n’a pas été programmé ». Mais ce qu’ignorent sans doute les juges de Nîmes, c’est que le mandat du TPIR ne couvrait pas la phase de préparation du génocide : il ne couvrait que l’année 1994, empêchant largement de se prononcer sur l’amont. Or à cette période, même le chef de la mission militaire de coopération dont dépendaient Robardey et ses hommes, le général Varret, craignait un fichage des Tutsi par la gendarmerie rwandaise, comme l’explique le rapport de la mission d’information parlementaire française de 1998 (p. 156) : « A la différence de l’Ambassadeur de France qui soutenait le projet, le Général Jean Varret a indiqué à la Mission qu’il était resté très sceptique quant à la possibilité de faire de la Gendarmerie rwandaise une Gendarmerie “démocratique”. A la question de savoir si le Gouvernement rwandais, à travers cette demande, n’avait pas en réalité le désir de ficher les Tutsis, le Général Jean Varret a répondu que cela correspondait effectivement à son sentiment et qu’il avait tout entrepris pour éviter cela. »

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024