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Sur le site de L’Obs, qui a annoncé son décès, il est dépeint comme « l’un des plus grands journalistes d’enquête français ». Auteur de nombreux livres à succès, figure mythique du « journaliste d’investigation » à la française – appellation que lui-même contestait pourtant -, l’écrivain Pierre Péan s’est éteint « des suites d’une longue maladie », à 81 ans, à l’hôpital d’Argenteuil. Tout au long de sa carrière, des thèmes récurrents auront jalonné sa bibliographie : la période de l’Occupation, les réseaux occultes de la République française, les médias… et l’Afrique.
En octobre 1979, Pierre Péan signe son premier véritable « scoop » en publiant dans Le Canard enchaîné le fac-similé d’une commande de diamants que l’empereur centrafricain Bokassa aurait effectuée au bénéfice du président français Valéry Giscard d’Estaing. À deux ans de la présidentielle, l’affaire provoque un scandale national. Et au soir du 10 mai 1981, VGE doit s’incliner face à François Mitterrand.
Son premier succès en librairie arrive en 1983, avec la publication du livre Affaires africaines (Fayard), qui porte sur les relations entre la France et le Gabon et cible en particulier les réseaux françafricains de Jacques Foccart. Une crise sérieuse s’ensuit entre Libreville et Paris.
« Les réactions à Affaires africaines [ont] été ultra-violentes. J’ai eu dix ou douze procès, une bombe devant chez moi. On était au bord de la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Gabon. Pierre Mauroy, Roland Dumas se sont démenés pour l’éviter », résumera Péan dans une interview.
Au début des années 1960, lui-même avait servi au Gabon en tant que coopérant. Il avait notamment assisté au renversement du président Léon M’ba et avait conservé des liens avec les élites gabonaises. Au crépuscule de sa carrière, il publiera d’ailleurs chez Fayard une suite à cet ouvrage (Nouvelle affaires africaines, mensonges et pillages du Gabon), ce qui lui vaudra une condamnation en diffamation face au président Ali Bongo Ondimba.
Sur les traces de Foccart
D’autres livres suivront dont le continent est la toile de fond. Une biographie non-autorisée de Jacques Foccart, le mystérieux « Monsieur Afrique » du gaullisme ; un ouvrage sur la conquête d’Alger par la France, en 1830 ; deux livres successifs – jugés par certains fantaisistes – sur l’attentat contre le DC10 d’UTA, dont Péan s’efforce d’exonérer la Libye en dépit des évidences ; et tant d’autres enquêtes sur les réseaux occultes de la Ve République, où l’Afrique n’est jamais loin.
Mais dans cette copieuse production d’épais ouvrages, il est un pays africain qui se distingue dans sa bibliographie : le Rwanda, où s’est déroulé, entre avril et juillet 1994, un génocide lors duquel un million de personnes – essentiellement des Tutsi – ont trouvé la mort.
Complot anglo-saxon
Pour le journaliste-écrivain, les accusations dont les autorités françaises – et en particulier l’ancien président François Mitterrand – font l’objet depuis lors, pour avoir soutenu contre vents et marées les régimes hutu ayant planifié et encadré le génocide, sont le fruit d’un complot fomenté par les Anglo-Saxons, de mèche avec le régime – honni par Péan – de Paul Kagame.
Début 1998, le journaliste cosigne avec Jean-François Bizot, dans L’almanach d’Actuel, un long article esquissant les contours de sa théorie. Dépourvu de la moindre source identifiée et de tout document, l’article passe alors totalement inaperçu.
Deux ans plus tard, avec son vieux complice Christophe Nick, Péan repasse à l’offensive, cette fois dans l’éphémère mensuel de Karl Zéro, Le Vrai Papier Journal. Dans une enquête du même acabit, il accrédite la thèse d’un grand complot des chefs d’Etat anglophones de la région des Grands Lacs (Ouganda, Tanzanie…) pour abattre l’avion du président Habyarimana au soir du 6 avril 1994. Et de conclure, à propos des soupçons de complicité de génocide visant la France : « Mitterrand n’y était donc pour rien ».
Réécrire « l’histoire officielle »
Mais c’est en 2005 que Pierre Péan finira par jeter dans la mare un énorme pavé, avec son livre Noires fureurs, blancs menteurs (Fayard/Mille et une nuits). Un ouvrage dans lequel le journaliste affirme s’attaquer à la « version officielle » du génocide des Tutsi, fruit, selon lui, de multiples manipulations. S’appuyant abondamment sur l’enquête du juge antiterroriste français Jean-Louis Brugière, alors en charge d’une instruction controversée portant sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, le journaliste-écrivain attribue ce crime – qui servit de signal déclencheur aux génocidaires – aux hommes du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame.
La thèse prospérera pendant près de quinze ans, avant de s’effondrer sur elle-même en décembre 2018, les magistrats français ayant repris le dossier estimant, dans leur ordonnance de non-lieu, ne pas disposer d’éléments probants pour renvoyer devant la cour d’assises les neuf Rwandais mis en cause par leurs prédécesseurs.
À l’époque, Pierre Péan va même plus loin puisqu’il accuse Paul Kagame d’avoir organisé l’attentat dans le dessein de provoquer le génocide. « Dans la phase ultime de sa stratégie de conquête de pouvoir, Kagame a planifié l’attentat, donc planifié aussi sa conséquence directe : le génocide des Tutsis perpétré en représailles », écrit-il.
Péan relaie également la thèse du double « génocide », chère aux négationnistes de tous bords : « Peut-on encore parler du génocide des Tutsis alors que, depuis 1990, le nombre de Hutus assassinés par les policiers et militaires obéissant aux ordres de Kagame est bien supérieur à celui des Tutsis tués par les miliciens et les militaires gouvernementaux ? », s’interroge-t -il.
Dans cet ouvrage controversé, Pierre Péan défend en outre le rôle de la France mitterrandienne au Rwanda de 1990 à 1994, s’efforçant notamment de dissiper les polémiques autour de l’opération Turquoise, une intervention militaire française déclenchée en juin 1994 sous mandat de l’ONU.
Poursuivis en 2006 par SOS racisme et Ibuka pour « provocation à la haine raciale » pour avoir repris à son compte des propos datant de l’époque coloniale sur la « culture du mensonge et de la dissimulation » chez les Tutsi, Pierre Péan et son éditeur seront toutefois relaxés deux ans plus tard.
Haro sur Kouchner !
Au cours des quatorze années suivantes, Pierre Péan continuera de creuser ce sillon, notamment dans les colonnes de l’hebdomadaire Marianne, où il s’évertuera à démontrer la culpabilité du FPR dans l’attentat du 6 avril 1994, quitte à présenter comme crédibles des témoignages fallacieux – comme celui d’Abdul Ruzibiza, un ancien sous-officier du FPR.
En 2009, il publie une charge au vitriol contre Bernard Kouchner, ancien ministre des Affaires étrangères de Nicolas Sarkozy. Comme le journaliste le reconnaît lui-même dans le premier chapitre de son livre, Le Monde selon K (Fayard) est avant tout un règlement de comptes : Pierre Péan n’a pas supporté le rôle joué par l’ancien médecin sans frontières dans le rapprochement diplomatique entre Paris et Kigali opéré par Nicolas Sarkozy à partir de 2008. Le passage consacré au Rwanda dans l’ouvrage occupe une centaine de pages.
L’année suivante, rebelote : dans Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique (Fayard), Pierre Péan expose une nouvelle fois les grandes lignes du complot anglo-saxon qui, au cœur de l’Afrique, se serait choisi comme principal auxiliaire le président rwandais Paul Kagame.
En septembre 2018, toujours dans Marianne, Pierre Péan lance son chant du cygne. Ressortant des archives du Tribunal pénal international sur le Rwanda (TPIR) un mémorandum datant de 2003, présenté comme explosif – « Rwanda : le document top secret qui accuse le régime de Kagame » -, il s’efforce une nouvelle fois de démontrer que les crimes du régime Kagame contre les Hutu dépasseraient de loin le bilan macabre du génocide contre les Tutsi.
À l’heure des hommages qui se multiplient, cette obsession rwandaise de Pierre Péan, qui l’a amené à défendre des thèses qui ne sont aujourd’hui plus portées que par un petit nombre d’universitaires, de politiques, de militaires et de journalistes, restera attachée à son parcours.