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Presque chaque mardi depuis deux mois, la Mission d'information parlementaire sur le Rwanda se réunit à l'Assemblée nationale, et auditionne témoins et acteurs du génocide de 1994, qui fit près d'un million de morts. Un rare exercice d'intrusion parlementaire dans le domaine traditionnellement «réservé» de la politique étrangère, qui plus est sur un sujet tabou, la politique africaine de la France. Le tout doublé d'une transparence relative, avec des auditions publiques, à l'exception c'était le cas hier de celles des militaires ou des fonctionnaires toujours en activité. On en retiendra, longtemps encore, l'image de ces quatre anciens ministres, dont deux ex-Premiers ministres, donnant leur version soigneusement bétonnée des événements, ou encore de Jean-Christophe Mitterrand, ex-conseiller Afrique de son père et défenseur de son bilan controversé sur le continent.
L'intrusion du Parlement dans le «domaine réservé» est toujours un événement digne d'intérêt dans une démocratie, surtout quand elle porte, comme c'est le cas avec la Mission d'information parlementaire sur le Rwanda, sur un problème grave : l'éventuelle responsabilité de la France dans le génocide rwandais du printemps 1994, au cours duquel périrent plus de 500 000 Tutsis et opposants hutus au régime d'Habyarimana. Mais cette Mission réussira-t-elle, au terme des six mois qu'elle s'est accordés, à mener à bien sa tâche ? Les conditions dans lesquelles elle a été créée, son mode de fonctionnement, les réserves auxquelles elle est astreinte font douter de sa capacité et de sa volonté d'aller jusqu'au bout de sa mission.
Créée, en mars 1998, à l'initiative de Paul Quilès, président de la Commission de la défense à l'Assemblée nationale, cette Mission ne dispose pas de moyens importants. Elle ne possède aucun pouvoir de contrainte, contrairement à une commission d'enquête parlementaire, qui a la possibilité d'obliger toute personne qu'elle souhaite entendre à déposer sous serment et qui bénéficie des dispositions du code pénal relatives aux faux témoignages ou à la subornation de témoins. Elle ne peut exiger (à l'instar, d'ailleurs, de la commission d'enquête) de se faire communiquer des documents couverts par le secret-défense. Elle dépend donc, pour son fonctionnement, de la bonne volonté du gouvernement, détenteur de la quasi-totalité des informations nécessaires. Or celui-ci fut, pendant longtemps, très réservé à l'égard de toute investigation externe. Lionel Jospin et Jacques Chirac s'étaient opposés à toute coopération avec le Tribunal pénal international, tant sur l'affaire yougoslave que sur celle du Rwanda. Le ministre français de la Défense, Alain Richard, avait même qualifié cette instance, que la France avait pourtant contribué à créer, de «justice spectacle». La décision de coopérer avec la Mission d'information a été prise, par l'exécutif, à la suite de la publication par le Parlement belge des résultats, sévères pour son gouvernement, de sa propre enquête et pour soustraire la diplomatie française aux pressions conjuguées du Tribunal pénal, des médias et des organisations humanitaires, accusant la France de compromission avec les extrémistes hutus.
La coopération ne va pas de soi
Contrairement à la commission d'enquête du Sénat belge, la Mission n'a pas accès d'office à tous les documents concernant l'engagement militaire français au Rwanda. Des règles générales ont été édictées par le Premier ministre, à charge pour les ministres compétents, auxquels un large pouvoir d'appréciation a été donné, de les mettre en œuvre. L'esprit général qui préside à la communication des documents consiste à éviter de dévoiler des secrets liés aux modes opérationnels des armées, des informations pouvant nuire aux relations diplomatiques de la France, et à éviter une mise en accusation des responsables militaires de l'époque. Les documents sont communiqués, ou non, généralement un par un, à la demande de la Mission. Mais, comme celle-ci n'a pas une connaissance exhaustive du contenu des archives administratives, certains aspects essentiels de l'histoire de l'engagement français au Rwanda peuvent lui échapper.
Si le document demandé est classifié, l'administration peut le déclassifier (entièrement ou partiellement) pour qu'il soit communiqué aux membres de la Mission. Certaines de ces informations peuvent être communiquées à la Mission «dans le seul but d'informer la Mission parlementaire, pas pour informer l'opinion publique», nous a précisé un haut fonctionnaire du ministère de la Défense. Mais elle peut tout aussi bien refuser de le déclassifier -- elle ne se prive pas de le faire -- et accepter qu'il ne soit consulté que par le président de la Mission et par les rapporteurs. Une cellule administrative installée dans chacun des ministères concernés est chargée des relations avec la Mission, procède au tri des documents en concertation étroite avec le cabinet du ministre. Les fonctionnaires civils et militaires devront être auditionnés à huis clos. Une dérogation a été accordée aux hauts responsables militaires (Lanxade, Quesnot) qui ont demandé à témoigner publiquement. Les militaires appelés à déposer devant la Mission sont généralement invités à une certaine vigilance, de manière à éviter toute dissonance avec les propos officiels.
A ces restrictions s'ajoute le fait que la Mission ne peut travailler qu'à partir des documents des ministères. Elle n'a pas accès (du moins pour l'instant) aux «archives de l'Elysée». Celles-ci sont déposées aux Archives nationales et ne peuvent être communiquées qu'avec l'assentiment de ces derniers et celui des mandataires de François Mitterrand. Compte tenu de l'importance du rôle de la présidence de la République dans la conduite de la politique africaine, ce vide représente un lourd handicap pour la Mission.
Ces restrictions jettent un doute sur le sérieux du travail de la Mission. Comment peut-elle prétendre faire toute la lumière sur cette affaire dès lors qu'elle ne peut avoir la certitude de disposer de tous les éléments d'appréciation, que le principe du huis clos ainsi que les autres arrangements passés avec l'exécutif lui interdisent de communiquer certaines informations à l'opinion publique ? On a quelque peu l'impression d'assister à un simulacre de démocratie. Celle-ci suppose un minimum de transparence et une information aussi complète que possible de l'opinion. La commission sénatoriale d'enquête belge avait su au mieux concilier les exigences de la confidentialité avec ceux de la transparence. Elle n'avait accordé que fort peu de dépositions à huis clos. Elle le faisait de sa propre initiative et quand elle l'estimait nécessaire, alors que, dans le cas de la France, le huis clos a été imposé par le gouvernement. Dépourvus de toute tradition et de toute expérience en matière d'enquête parlementaire, les membres de la Mission paraissent mal préparés à leur tâche.
Auditions improvisées
On peut même s'interroger sur la volonté des parlementaires de faire toute la lumière sur cette tragédie. Les auditions publiques sont conduites avec une légèreté surprenante. Elles ont commencé beaucoup trop tôt, bien avant que les parlementaires aient pu prendre connaissance de la documentation à laquelle ils peuvent avoir accès, se privant ainsi de la capacité de contredire, de demander des précisions, de mieux cerner les faits. Cette vigilance s'imposait d'autant plus que les dépositions des représentants du pouvoir politique (Balladur, Juppé, Léotard, Roussin, J.-C. Mitterrand, Védrine) n'ont brillé ni par leur précision, ni par leur originalité. Ces derniers se sont contentés d'un discours tout fait. La ligne de défense adoptée est, à peu de chose près, la même : elle consiste à justifier l'aide au gouvernement rwandais par la nécessité de protéger un gouvernement légitime, à souligner l'attitude exemplaire de la France pendant l'opération Turquoise, les risques pris par les soldats français, les vies sauvées. Mais peu d'informations sont fournies sur l'avant-Turquoise, sur la coopération franco-rwandaise en matière militaire, sur les informations concernant la préparation d'un plan d'extermination des Tutsis et des opposants hutus au président Habyarimana.
Réponses dilatoires et vagues
Face à ce front, les parlementaires paraissent tétanisés, bien trop respectueux, alors que leur rôle était de presser les témoins de questions, de revenir à la charge devant des réponses dilatoires, vagues ou trop générales. A la suite des propos du ministre des Affaires étrangères concernant l'aide décidée par François Mitterrand au président Habyarimana, en 1990 : «La France ne soutient pas», «elle fait pression», personne n'a songé à lui demander : «Si ce n'est un soutien, qu'est-ce, alors ? De quel type de pressions s'agissait-il ? François Mitterrand a-t-il menacé de mettre un terme à la coopération ?» La Mission fera preuve des mêmes faiblesses au cours des auditions de l'amiral Jacques Lanxade, ancien chef d'état-major des armées, et du général Christian Quesnot, chef de l'état-major particulier de François Mitterrand. Aucune question précise ne leur sera posée sur l'engagement des militaires français auprès de l'armée rwandaise, ni, d'ailleurs, sur l'identité des Rwandais évacués au moment de la mise en place de l'opération «Amaryllis».
La plupart des parlementaires ne se préparent pas à ces auditions, improvisent les questions en fonction des propos de la personne auditionnée. Les auditions sont étonnamment brèves pour un sujet aussi grave. La Mission accepte sans sourciller que trois anciens membres du gouvernement viennent s'exprimer ensemble, laissant ainsi s'instaurer un rapport de force encore plus favorable aux représentants de l'exécutif. Certains parlementaires semblent, d'ailleurs, accepter leur infériorité comme une fatalité, espérant la compenser par l'étude des documents, commettant ainsi une erreur importante, car, dans le mécanisme français de prise de décision, en politique étrangère, un grand nombre de problèmes se traitent au téléphone, sans qu'il subsiste de traces écrites.
Avocats de l'exécutif
Paul Quilès avait affirmé que la Mission parlementaire ne devait être ni un «tribunal» ni un «avocat». Il faut se réjouir de ce que la Mission ait tenu parole sur un point : elle n'est pas un tribunal. Plusieurs membres de la Mission, en revanche, se comportent comme les avocats de l'exécutif, tenant en suspicion tout auditionné critiquant la politique de la France. Au cours d'une des premières réunions de la Mission, le 11 mars 1998, le député RPR Jacques Baumel souhaite, d'emblée, que la Mission n'instruise pas «un procès en responsabilité à l'encontre des autorités françaises» et refuse que les forces françaises jouent le rôle de «boucs émissaires». Pour avoir entendu un universitaire spécialiste du Rwanda, présent à Kigali au printemps 1994, André Guichaoua, critiquer l'action de la France, Jean-Bernard Raimond, député RPR et ministre des Affaires étrangères sous la première cohabitation (1986-1988), quitte la salle des auditions. Son collègue RPR Jacques Myard, avec une vigilance toute sélective, reprochera au même auditionné son «manque de rigueur». Au cours de l'audition d'Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, le député RPR René Galy-Dejean se contente de demander au ministre comment pareille tragédie pourrait être évitée dans l'avenir. Question, au demeurant, fort pertinente, mais qui fait l'impasse totale sur le passé.
Certes, la Mission n'apparaît pas comme un bloc homogène. Certains députés souhaitent manifestement une plus grande transparence, osent quelquefois une question dérangeante, mais ne se montrent guère exigeants sur les réponses. Il n'y a ni recherche systématique des faits, ni méthodologie particulière. On attendait du président, cheville ouvrière de cette Mission, une attitude sans concession. Mais il se contente de présider discrètement, avec beaucoup de tact et de courtoisie, s'exprimant toujours à bon escient, mais peu souvent.
On ne peut manquer, non plus, de s'interroger sur cet étrange communiqué de la Mission à la presse, faisant partiellement état du témoignage du colonel Cussac, ancien chef de la mission militaire française à Kigali (juillet 1991- avril 1994), alors qu'il s'était exprimé à huis clos. Ce dernier s'enorgueillit d'avoir pu convaincre les militaires rwandais d'épargner la vie de leurs prisonniers jusque-là systématiquement éliminés. Il conteste également l'information selon laquelle l'ambassade de France à Kigali aurait reçu le «fameux fax» du général Dallaire, qui révélait l'existence d'un plan d'extermination des Tutsis, en s'appuyant sur l'argument selon lequel l'ambassadeur, compte tenu de leurs relations, n'aurait pas manqué de lui communiquer cette information si le fax avait été en sa possession. Non seulement ce genre d'argument est discutable, mais, surtout, pourquoi ne publier qu'une partie de sa déposition ? Etait-ce parce que le président «souhaitait mettre un terme à certaines rumeurs», ainsi que nous l'a affirmé un membre de son équipe ? Ce genre de sélection ne peut qu'affecter l'image d'impartialité que la Mission entend donner d'elle-même.
Ambiguïté initiale
On est loin des commissions d'enquête à l'américaine, ou même de la commission d'enquête sénatoriale sur l'affaire Habache (avril-juin 1992), dont les membres s'étaient montrés plus incisifs, ou encore de la bataille menée par les sénateurs belges. Dans ce genre d'enquête, l'opposition joue généralement un rôle important d'impulsion, mais la Mission sur le Rwanda est privée de cet atout. L'opposition RPR, tout au moins, s'est montrée peu disposée à jouer le jeu de la transparence, à la fois parce que des leaders de leur parti sont concernés par cette enquête et, surtout, parce qu'ils sont plus attachés à ces valeurs que constituent «l'honneur de l'armée» et, depuis de Gaulle, la défense du pré carré africain.
Le comportement de la Mission et du gouvernement est révélateur des pesanteurs du système politique de la Ve République, d'un héritage qui a émoussé tout réflexe contestataire de la part du Parlement, de ce pacte tacite par lequel le législatif s'engage à ne pas gêner l'exécutif dans la conduite de la politique extérieure. Cette Mission n'est d'ailleurs pas née d'une volonté de la représentation nationale (à l'exception des députés communistes et Verts) de connaître la vérité ou de donner une impulsion nouvelle au contrôle démocratique. Elle est la conséquence des pressions extérieures déjà mentionnées. Son président, Paul Quilès, militait, certes, depuis plusieurs mois en faveur de l'établissement d'un contrôle parlementaire dans le domaine des opérations militaires extérieures. Mais ses revendications ne font pas allusion à une demande d'enquête sur le génocide rwandais. En proposant la création d'une Mission parlementaire, il saisit l'opportunité de revitaliser le rôle du Parlement. Le gouvernement l'accepte parce que Paul Quilès -- fidèle de François Mitterrand, ancien ministre de la Défense -- apparaît comme le mieux placé pour maîtriser cette enquête. On ne saurait s'abstraire de cette ambiguïté initiale. Ce n'est pas un hasard si la Mission d'information, formule moins contraignante, est préférée à la commission d'enquête.
L'enquête n'étant pas achevée, on se gardera d'anticiper ses résultats. Mais, si la Mission d'information veut éviter de discréditer davantage le Parlement et se couper d'une société qui réclame davantage de clarté et de transparence, il lui faudra faire preuve de plus de hardiesse, de ténacité et d'imagination.
Samy Cohen est directeur de recherche au Ceri. Fondation nationale des sciences politiques, Paris. Il a simplement eu accès à plusieurs membres de la Mission et hauts fonctionnaires, et a suivi les travaux de cette Mission.