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Pourtant, l'affaire dite des Banyamurenge est d'abord une crise zaïroise, où s'entremêlent les héritages complexes de l'histoire des peuples de l'est du Zaïre et les enjeux politiques très contemporains.
Cette région, à 2.000 kilomètres de Kinshasa, partage depuis très longtemps le destin de ce qu'on appelle l'Afrique des Grands Lacs, qui va du Victoria au Tanganyika. Cet ensemble se caractérise par un très ancien peuplement de langue bantoue qui a intégré des éléments venus d'horizons différents et par l'essor d'une série de royaumes, dont les principaux furent ceux du Buganda, du Rwanda et du Burundi. Les frontières coloniales tracées, entre 1885 et 1910, entre le Congo belge, l'Ouganda britannique et l'ancienne Afrique orientale allemande (Tanzanie actuelle) ont en fait morcelé un ensemble où les liens culturels, économiques et politiques étaient intenses. L'actuelle région du Kivu, au Zaïre, a été touchée à la fin du XIXe siècle par des tentatives localisées d'expansion de ses voisins rwandais et burundais, mais depuis des siècles les hommes, les produits, les cultes circulaient aisément entre les deux rives du lac.
C'est ainsi qu'au XVIIIe siècle des éleveurs rwandais ont transhumé durablement vers les herbages des hautes montagnes de l'Itombwe (à plus de 3.000 mètres) qui dominent Uvira, au nord du lac Tanganyika. Ils s'y sont implantés avec l'accord des chefs locaux de l'ethnie Bembe. Leur première installation au lieu dit Mulenge est à l'origine de leur nom. D'autres mouvements analogues, d'éleveurs, mais aussi d'agriculteurs, de langue rwandaise (le kinyarwanda), ont eu lieu au nord du lac Kivu, à l'ouest des volcans Virunga. La cohabitation avec les autres populations ne posait pas de difficultés spéciales. A l'époque, il n'était pas question de Congo, ni de Zaïre, et le royaume du Rwanda lui-même n'atteignait pas les limites actuelles du pays. Les Banyamurenge sont un peu comme les francophones de Liège, qui ont toujours partagé la culture française sans appartenir à notre pays, sauf à l'époque napoléonienne.
A la fin de la Première Guerre mondiale, en 1919, le Rwanda et le Burundi, anciens districts de l'Est africain allemand, ont été confiés à la Belgique au titre de mandat de la SDN. Les deux pays ont été intégrés au Congo belge jusqu'à leur indépendance. Durant cette période, on assiste à un nouveau courant migratoire de travailleurs et de paysans rwandais et burundais partis chercher du travail ou des terres au Kivu et au Katanga (mais aussi en Ouganda et en Tanzanie). La taille des communautés rwandophones du Zaïre actuel a donc énormément augmenté à cette époque, mais toujours sans difficultés particulières.
L'exploitation du tribalisme
Depuis l'indépendance du Congo en 1960 (devenu le Zaïre en 1971), les rivalités politiques pour le contrôle des différentes régions de cet immense pays ont très vite exploité le tribalisme, nourri par quarante ans d'une gestion coloniale à forte connotation raciale et par une éducation missionnaire fascinée par les particularismes culturels. C'est alors que les jalousies économiques et culturelles ont débouché sur des propagandes d'allure xénophobe: les rwandophones ont commencé à être dénoncés comme des étrangers
par des politiciens locaux du Kivu désireux de mobiliser autour d'eux à bon compte les groupes dits autochtones
. L'exploitation du racisme et de l'exclusion est une tentation que l'on connaît partout. On sait aussi qu'elle commence avec des mots et qu'elle finit avec des morts.
La situation s'est compliquée en liaison avec les péripéties de l'histoire interne du Rwanda. Il y eut d'abord l'arrivée de dizaines de milliers de réfugiés tutsi fuyant la révolution hutu de 1959-1961. Puis, après le génocide des Tutsi de 1994, le Kivu a vu déferler un million de réfugiés hutu en juillet 1994. Le jeu du régime de Kinshasa a toujours été d'exploiter les déchirements locaux pour contrôler une région jugée trop indocile. Il invoque aujourd'hui une union sacrée contre l'ennemi commun: le Rwanda et l'empire tutsi
, un mythe qui fait fureur aujourd'hui à Kinshasa, après avoir été un des éléments clés de la propagande du génocide.
Le multimobutisme
Le pourrissement de la situation est lié depuis au moins les années quatre-vingt à la remise en cause de la nationalité zaïroise des groupes qui auraient immigré dans le pays après la Conférence de Berlin de 1885! L'ouverture politique de 1990 n'a fait qu'aggraver les choses. Le jeu de ce qu'on a appelé le multimobutisme
a consisté à aiguiser les rivalités locales à la Conférence nationale. Malgré l'ancienneté de leur implantation, les Banyamurenge se sont heurtés au même refus des droits civiques que tous les autres rwandophones zaïrois. Cette exclusion a tourné depuis 1992 en une persécution de plus en plus violente et dont l'orientation raciste se calque clairement sur l'idéologie du génocide rwandais. D'abord au Nord-Kivu, où anciens militaires interhamwe et hutu de la région ont procédé à une sanglante purification ethnique de la région Masisi en 1995-96. Tous les Tutsi ont péri ou ont dû fuir, accompagnés d'autres groupes dits pourtant autochtones
(Hunde et Nyanga), également exclus par les promoteurs de ce Hutuland
. A partir de 1995, toujours avec la complicité du gouvernement de Kinshasa (et en particulier de son ministre de l'Intérieur Kamanda wa Kamanda), le même processus se dessine au Sud-Kivu contre les Banyamurenge. Les pogromes commencent en septembre 1996. Le 9 octobre, les autorités de Bukavu leur ordonnent de quitter leur région ancestrale dans un délai d'une semaine. Instruits par le sinistre exemple du Masisi, qui a laissé la communauté internationale indifférente, les Banyamurenge ont décidé de résister.
Même si leur action rencontre un écho favorable auprès du régime de Kigali, exaspéré par la complicité des autorités zaïroises avec tout le réseau qui encadrait les réfugiés de Goma et de Bukavu en vue d'une revanche, le noeud de l'affaire est essentiellement zaïrois. Mais le fantasme de type nazi opposant Bantous et Hamites, qui a eu les effets que l'on sait à Kigali en 1994, est de plus en plus à l'ordre du jour à Kinshasa, comme si la nationalité zaïroise devenait ouvertement une affaire de race.
JEAN-PIERRE CHRETIEN
directeur d'études au CNRS.