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Le 22 juin 1994, les responsables du massacre accueillaient les
militaires français aux cris de « vive la France, vive Mitterrand ! ».
En ce mois de juillet 1994, la France contemple, émue, les photos qui
s'étalent dans la presse de nos soldats sauvant des rescapés du
génocide. En appelant à l'intervention de nos troupes au Rwanda le 18
juin, le président Mitterrand n'avait pas lésiné sur les termes : « C'est désormais une question d'heures et de jours. » Mais lorsque nos
troupes débarquent au Rwanda, officiellement le 22 juin, après avoir
reçu le mandat de l'ONU, ils sont accueillis par les auteurs des
massacres, aux cris de « vive la France, vive Mitterrand ! ». Diffusée
par les radios extrémistes dans tout le pays, la nouvelle du déploiement
imminent des Français dans le cadre de « Turquoise » suscite
l'enthousiasme : « À Kigali, les forces de défense (l'armée
gouvernementale rwandaise et les miliciens Interahamwe - NDLR) étaient
folles de joie à la perspective d'un sauvetage imminent par les Français », raconte le général canadien Dallaire (1), ajoutant : « Ce renouveau
d'espoir et de confiance eut une autre conséquence : il ranima la chasse
aux survivants du génocide. »
Un collaborateur de celui qui avait alors en charge la mission de l'ONU
au Rwanda l'informe en juillet que, dans au moins un secteur de la « zone de protection humanitaire » (ZPH, située à l'ouest du pays où les
Français s'installent), les milices « aident les Français au maintien de
l'ordre » et qu'« il y a toujours des barrages routiers habituellement
tenus par la gendarmerie ».
Dès le 26 juin, le colonel Henry, membre de l'équipe de Dallaire,
rencontre Augustin Bizimungu, un des leaders extrémistes, qui lui
annonce que le gouvernement provisoire (GIR) va se retirer à Gisenyi, en
pleine ZPH. Il sera suivi par la Radio-télévision des Milles Collines
(RTML) qui continue ses appels aux meurtres depuis cette zone sans que
les autorités françaises jugent opportun de la suspendre.
À Paris, l'idée de soutenir l'armée rwandaise en déroute dans la
perspective d'une reconquête du pays a été défendue dans les plus hautes
sphères de l'État. Interrogé par Patrick de Saint-Exupéry (2), un
militaire aurait confirmé que « dans les premiers jours, il était
envisagé d'aller jusqu'à Kigali. Ces ordres ont été annulés au dernier
moment ». Cette tentation jusqu'au-boutiste semble avoir été connue à
l'ONU puisque les patrons du général Dallaire ont jugé utile de
préciser, la veille du vote du Conseil de sécurité autorisant le
déploiement de « Turquoise », : « Nous ne croyons pas que les Français
proposeront d'établir leur présence à Kigali, mais, s'ils le font,
veuillez nous en informer immédiatement afin que nous tentions de les
persuader du contraire. » L'ordre de mission du 22 juin émanant de
l'état-major traduit cette ambiguïté. Outre le fait qu'il mentionne « le
pays hutu », il se donne pour objectif « d'affirmer auprès des autorités
locales (.) notre neutralité et notre détermination à faire cesser les
massacres (...) en les incitant à rétablir leur autorité ». Mais de
quelle autorité s'agit-il, alors que le génocide dure depuis trois mois
et qu'il est internationalement reconnu ? Comme s'est interrogé le
président de Médecins sans frontières (MSF), Jean Hervé Bradol, dans son
témoignage devant la mission parlementaire : « Comment prétendre
conduire une opération militaire neutre ? » D'ailleurs, l'opération « Turquoise » était composée d'élites combattantes et dotée d'un armement
propre au combat - avions Jaguar et Mirage, blindés, mortiers -, alors
qu'elle manquait du matériel nécessaire à une mission humanitaire.
Ajoutons, enfin, qu'au sein de son état-major se trouvaient de nombreux
officiers ayant entraîné l'armée rwandaise à partir de 1990. Certains
d'entre eux n'ont pas fait mystère de leurs intentions. Le colonel
Tauzin, qui dirigeait la région ouest de l'opération « Turquoise », se
vantait en juillet 1994 d'être prêt à « casser les reins du FPR »...
Autre confidence de Roméo Dallaire : à deux reprises, c'est par
l'intermédiaire de l'état-major français qu'il pourra rencontrer
Augustin Bizimungu, alors chef d'état-major des forces armées
rwandaises, qui prirent une part active au génocide des Tutsi. Il
précise même dans son livre que les officiers supérieurs français lui
avaient demandé de se montrer discret sur le rôle d'intermédiaire qui
était le leur.
Camille Bauer
(1) Roméo Dallaire, J'ai serré la main du diable, Libre Expression, 2003.
(2) Patrick de Saint-Exupéry, l'Inavouable, la France au Rwanda, les
Arènes, mars 2004.