Fiche du document numéro 24279

Num
24279
Date
Lundi 20 juillet 1903
Amj
Taille
142884
Titre
Lettre à Mgr Livinhac
Sous titre
Sacré-Cœur d’Isavi, le 20 Juillet 1903
Lieu cité
Extrait de
Stefaan MINNAERT, Ecrits de Mgr Hirth : 1900-1905, (Contribution à l’Histoire de l’Evangélisation du Rwanda), Tome I, pp. 190-197
Type
Lettre
Langue
FR
Citation
Monseigneur et très Vénéré Père,

Le dernier courrier nous a apporté avec les nouvelles que Votre Grandeur a bien voulu nous donner sur le voyage de Rome, quelques lignes précieuses qui sont chaque fois pour nous le plus précieux encouragement. Par nos Sœurs de Marienberg, j’ai reçu aussi des explications satisfaisantes au sujet du contrat passé avec la maison-mère de Saint-Charles, et je remercie tout spécialement Votre Grandeur des quelques détails à ce sujet.

Ce courrier emporte le duplicata des Rapports à la Propagation de la Foi, à l’œuvre de la Sainte-Enfance, et à la Société expédiés de l’Ussuwi (aussi) le 11 Juin.

Cette lettre-ci est un peu en retard, mais vous voudrez bien Vénéré Seigneur et Père, m’excuser ; je ne pouvais guère l’envoyer avant d’avoir vu les missions du Rwanda qui devaient en former le fond principal. Permettez que je suive l’ordre des stations visitées.

Buyango d’abord sur la Kagera. La station est rebâtie et le provisoire qu’on a fait est suffisant pour plusieurs années. Nous sommes là sous le successeur de Mutatembwa, Kartesigwa, chef toujours hostile et qui depuis 15 ans déjà est travaillé toujours par les ministres protestants de l’Uganda. Aussi pour l’œuvre des conversions, les missionnaires de cette station sont-ils toujours un peu découragés ; des confrères plus expérimentés auraient sans doute plus d’action, mais où les trouver. Il peut bien se faire que le déplacement du P. Backhove [1873-1909] s’impose ; une certaine timidité semble être cause en partie de son peu de succès. La mission a tout le long de la Kagera 13 ou 14 écoles, dans tous les plus gros villages ; les catéchistes s’ils s’y prenaient bien seraient bientôt maîtres de la position, mais il faudrait avoir confiance dans l’œuvre et ne pas craindre la peine.

Marienberg [Mission près de Bukoba en Tanzanie] a gagné passablement de terrain depuis deux ans ; la mission commence à pénétrer dans les villages. Ce district possède, sous deux chefs toujours hostiles aussi, une vingtaine d’écoles. Les confrères travaillent beaucoup, et on peut espérer une augmentation de baptêmes dans un prochain avenir. C’est après deux ans de séjour seulement que j’ai pu comprendre que le malheur de Marienberg vient en bonne partie de ce que cette mission a été pendant cinq ans assez mal orientée. Les missionnaires croient quelquefois qu’en faisant de la petite politique locale, ils gagnent plus qu’en faisant des catéchismes ; le résultat est qu’on finit par être mal avec tout le monde. Votre Grandeur sait combien je suis inhabile et lent à connaître les hommes et les choses ; aussi chaque fois qu’il arrive une nouvelle caravane, je ne sais ce qui me domine davantage, ou de la joie de recevoir de nouveaux confrères, ou du souci de leur trouver la place qui leur convient.

Au Kyanja dans le pays de Kaïgi, je n’ai passé que cinq jours. Cette mission est dans ses débuts (fondée en Mars). Le chef refuse à ses gens la liberté aussi, nous le savions avant d’entrer, mais il m’a semblé qu’un si magnifique pays, à trois journées seulement de la côte par le lac et le chemin de fer ne devait pas tout entier tomber entre les mains des protestants. Si nos missionnaires peuvent au reste être prudents dans l’exercice du zèle, la foi s’introduira vite. Je voudrais fixer là ma résidence pendant les quelques mois de l’année qui ne sont pas employés en courses. Il faudrait là ouvrir enfin une école-séminaire, œuvre qui me paraît difficile, si la Providence ne me fait pas découvrir un confrère ayant spécialement le don d’éducateur.

Une très belle route me mène dans l’Ussuwi. C’est ici la plus triste et la plus inféconde de nos stations. Elle a mal commencé et on a éloigné les gens de la mission, au lieu de les attirer ; on a blessé les chefs surtout, et il faudra maintenant du temps.

Depuis huit mois cependant les circonstances seraient assez favorables, grâce à Bukoba qui nous a donné des villages en propriété (60 familles) et ouvert huit écoles dans les plus gros villages du pays ; mais les missionnaires ont voulu faire à leur manière, malgré les indications les plus précises que j’ai multipliées et que la légèreté a fait négliger. Aussi serai-je obligé d’enlever de sa charge le P. Supérieur de la station pour lui trouver un autre emploi. La règle n’est pas assez observée, surtout le temps est perdu en causeries dont les confrères mêmes sont fatigués ; les relations sont assez mauvaises avec la station militaire voisine (à 1 h. ½) ; des scandales même ont eu lieu – excès dans le boire – ce dont s’amusent les Européens du district ; les indigènes ne sont pas catéchistes, il n’y a pas dix catéchumènes un peu croyants. Il y a aussi la manie de juger les procès, et ils sont tranchés envers et contre le roi ; le matériel est dilapidé, comme il l’a été dans d’autres stations, il faut le dire, par excès de bonté de cœur. Le Fr. Joseph a dû être transféré au Kyanja, il faut ajouter, il est vrai que le Frère ne peut aller avec tout le monde. J’attends avec grande impatience le retour du P. Buisson, mais lui-même aura de la peine à créer la mission, car lui aussi, il semblait souffrir de sa première formation dans l’Ussuwi.

Au Kissaka, la Providence m’a ménagé au moins autant de consolations que j’ai trouvées d’ennuis ailleurs. Quam bonum et quam jucundum[2], quand on veut s’entendre et être simple comme l’est le bon P. Pouget [1858-1937] ! Le Père se donne beaucoup de peine, et il réussira pleinement, surtout s’il peut devenir un peu moins colombe pour se faire un peu plus serpent ; cela à l’air de mal sonner, mais me paraît répondre à la chose. Il y a au Kissaka près de 3000 catéchumènes, et le 1er baptême aura lieu à Noël.

Le P. Pouget ne demandant pas mieux que d’être éclairé a reconnu quelques erreurs dans sa manière de faire ; pendant 18 mois passés à Isavi, il avait pris certaines habitudes qui ne sont conformes ni à la manière de faire l’Eglise, ni aux indications si précises des circulaires de Votre Grandeur. Dans toutes nos stations, j’ai fait relire toute la série de ces circulaires à mon passage, et j’ai essayé dans les conseils laissés aux confrères de m’y attacher le plus possible. Je ne saurais assez remercier Votre Paternité de nous montrer aussi nettement le véritable esprit qui doit nous animer. Les constructions sont achevées sauf la chapelle qui se fera en 1904 : elle sera provisoire et pourra contenir 5 à 600 personnes. Le P. Zuem-biehl[1870-1955] m’a paru bien disposé, et je songe à lui pour la prochaine fondation au Kivu. Le Fr. Anselme est un excellent Frère qui a appris à faire un peu de tout. Si les relations avec les chefs sont bien conduites, le Kissaka pourra dépasser Isavi par ses succès ; les Pères s’y font aimer.

A Isavi la besogne a été difficile, et il m’est difficile aussi de juger tout à fait de l’avenir de cette mission ; il y a beaucoup de bien, et il y a du mal. Je voulais passer ici 15 jours comme dans les autres stations, et la Providence m’a allongé mon séjour d’une semaine pour permettre à ma pauvre lenteur de mieux voir. Le chef de la station militaire du Kivu, qu’il me faut voir pour plusieurs affaires assez graves, vient de disparaître, victime d’un accident de chasse à l’éléphant, d’autres disent, victime de la vengeance d’un soldat noir ; j’attends son remplaçant.

Il faut que je parle encore à Votre Grandeur du P. Supérieur de la station ; ce cher confrère, tout en faisant une grande somme de travail, et gardant parfois une excellente humeur avec ses confrères, a trop souvent encore son esprit propre ; il est précipité dans ses démarches ; ses relations avec le gouvernement de la colonie sont assez mauvaises. Le chef d’Usumbura a passé huit jours à une journée de la mission, sans vouloir la visiter, et il a refusé toutes les demandes que lui a fait faire le Père ; le chef du Kivu vient de passer aussi, et est reparti assez mal disposé. Les relations avec le roi et les chefs du pays sont plus mauvaises encore, et cela est grave dans un pays où le régime est plus absolu que même jadis dans l’Uganda. Depuis plus de 6 mois pas même de salutations échangées avec la cour ; défense à tous les chefs d’apporter des cadeaux, ce qui équivaut pour eux à leur interdire l’entrée à la mission : c’est ce qu’ils ont compris et ce qu’ils font. Il y a même quelques faits aussi qui me rendent plus perplexe encore vis-à-vis de mon devoir. En ma présence, deux missionnaires et deux néophytes ont été scandalisés gravement à la suite d’une scène violente échappée au Père, avec cris et termes injurieux. Il y a eu plusieurs autres scènes violentes dont les indigènes ont été victimes, et les mesures de violence sont assez habituelles au Père envers ceux-ci. Malgré des avertissements réitérés on continue de juger toutes sortes de procès, et trop souvent ceux qui suscitent de mauvais catéchistes ; il y a des peines et des amendes imposées même à des chefs, ce qui est contre le gré des grands du pays, et contre le gré du gouvernement qui prétend avoir seul ce droit. Il y a contravention formelle à des ordres précis et réitérés par écrit au sujet de la propriété d’Isavi. En entrant dans le pays en 1900, il avait été convenu avec le roi, que les missionnaires ne prendraient aucun de ses villages, et malgré tout, on a mis la main, sans raison aucune, sur un terrain de près de 3.000 hectares avec environ 8.000 habitants ; on exerce sur ce terrain une autorité royale, non seulement en jugeant bien des procès, mais en commandant des corvées, exigeant par corvée aussi des matériaux de construction, chassant les polygames, faisant enlever les amulettes et démolir les petites huttes des sacrifices, remplaçant même un chef qu’on a expulsé ; imposant des chrétiens de l’armée roulante comme catéchistes contre le gré des chefs, et cela aussi dans des villages en dehors de la propriété prise, et à plus de 10 Kilom. de rayon ; c’est afin de réquisitionner les gens soit pour l’instruction dans le village même, soit pour la venue à la mission à certains jours, ce qui explique en partie l’affluence de 4.000 personnes et plus tous les dimanches, alors que le roi en réunit rarement 2.000…

Je ne puis concevoir tant d’errements qui me paraissent graves, tant ils sont opposés à ce que pratiquait Notre Seigneur ; et voilà pourquoi je suis si préoccupé de l’avenir non seulement d’Isavi, mais de nos futures fondations dans le pays. L’embarras augmente, quand je vois que le Père fait école et entraîne des confrères dans cette voie ; il y en a 3 ou 4 déjà.

En particulier, j’ai essayé de faire comprendre à ce cher confrère, en y mettant je crois tout le peu de charité que j’ai pu trouver qu’il fallait faire autrement. J’ai eu des promesses, mais la confiance et la paix ne me peuvent naître encore sur ce point. Pour les missionnaires de la station, j’ai écrit de longues pages d’instructions dont je résume les résolutions pratiques en ces quelques lignes :

1) il faut reprendre les relations avec les chefs, surtout en les visitant et en leur facilitant les visites à la mission ; il faut accepter leurs cadeaux, dût même le budget en souffrir un peu.

2) il faudra renvoyer dans les 3 mois, environ 23 sur 30 des auxiliaires étrangers qui depuis 3 ans ont travaillé à rendre la mission odieuse à tous les chefs et à tous les vieux. Plusieurs de ces auxiliaires ont à leur acquit des délits qui les exposent à tomber sous les coups de la justice, et ce serait un malheur pour la mission de voir des soldats du Fort venir saisir ces prétendus catéchistes. La mission a tout avantage à remplacer ces auxiliaires, qui ne se louaient que pour une année, par ses premiers néophytes et ses meilleurs catéchumènes.

3) Aucun indigène ne sera réquisitionné ni pour venir à la mission se faire instruire, ni pour des réunions dans les villages ; mais on insistera d’autant plus pour les faire venir librement.

4) Pour placer un catéchiste dans un village, on s’arrangera à l’aimable avec le chef de ce village.

5) A la mission, j’ai trouvé 157 garçons et 29 filles, dont beaucoup, peut-être le plus grand nombre, venus contre le gré de leurs parents et pour fuir les travaux de la maison ou les corvées du roi. On rendra peu à peu ces enfants à leurs familles et on ne gardera que les enfants de service et pour l’école des catéchistes une vingtaine d’enfants des villages éloignés qui ont le consentement de leurs parents. Outre ces 20, on pourra avoir beaucoup d’externes libres. Un plus grand nombre d’internes ne peut guère être bien élevé à la station.

6) Dans les villages et à la mission, 1 116 enfants recevaient un enseignement obligatoire sur des tableaux de lecture ; cet enseignement sera rendu libre ; c’est au gouvernement à le rendre obligatoire, s’il lui plaît, ce qui n’est nullement opportun au Rwanda.


On a fait une erreur assez grave aussi, il me semble, en conférant les premiers baptêmes uniquement à des enfants de 15 ans et au dessous, ces enfants, dans ce pays, ont une tendance spéciale à aller se faire boy de soldats. On devrait s’appliquer à attirer tout d’abord les jeunes gens jusqu’à 25 ans, pour trouver plus vite en eux des gens posés, et pouvant aider à propager notre Sainte Foi. Avec quelques bons procédés, cette classe de gens est facile à attirer ; et de fait, beaucoup ont commencé sous l’impression de la crainte qui maintenant pourront être amenés à venir librement. Il faut dire qu’à la mission même, le P. Supérieur faisait beaucoup pour amuser les enfants, et donnait des cadeaux assez souvent.

D’après les listes, il y a à Isavi 4656 catéchumènes ; si on s’y prend bien, on pourra en avoir bientôt dix mille, sans que le roi s’en offusque ; il suffit de ne pas faire de bruit inutilement.

Si Votre Grandeur voit qu’il y a quelque chose de bon dans ces prescriptions elle voudra bien m’appuyer à l’occasion pour les faire accepter.

Ce Rwanda sera un merveilleux pays de grâces et de bénédiction si nous ne gâtons pas trop l’œuvre de Dieu ; il y aurait dès maintenant, dès 1904, plus de baptêmes à faire que dans l’Uganda même ; les gens viennent presque d’eux-mêmes, si nous ne les rebutons pas. Si notre Grandeur voyait de ses yeux ce que c’est, elle nous enverrait immédiatement un supplément de vingt missionnaires pour prendre au plus tôt possession du pays avant les protestants et les musulmans, sauf à nous retrancher ensuite les renforts les années suivantes. Combien je supplie le divin Cœur, à qui nous avons donné le Rwanda dès notre entrée dans le pays, d’inspirer à Votre Paternité et aux vénérés membres du Conseil, le désir efficace de faire ce grand coup de filet ! Faut-il ajouter que c’est au Rwanda que les missionnaires sont le mieux placés au point de vue de la santé, et qu’ils pourront travailler de plus longues années : les grosses fièvres sont inconnues, et les petites santés suffissent ici. Les 2 uniques cas, Classe et Smoor, sont des accidents qui s’expliquent par leur voyage extraordinairement pénible au plus fort de la masika[3] ; ces accidents peuvent être évités généralement. Il n’y a pas, je crois, pour le moment de champ plus fécond dans les Vicariats de la Société, si ce n’est l’Urundi, quand les païens voudront s’ébranler comme ici.

Ci-joint, et à l’appui de ma lettre, le diaire d’Isavi pour les six derniers mois.

Avant de me rendre au Bugoye, il me reste à voir le roi du pays et le commandant des stations militaires du Kivu. Sans leur bienveillante autorisation, pas de nouvelle fondation. En tout cas, le gouvernement déjà nous offre une place au Sud du Kivu, dans un endroit bien peuplé, et bien alléchant pour les ministres. Le bishop Tucker[4] a demandé officiellement aussi de fonder au Rwanda ; je crois qu’il a en vue le Mpororo, et la région du Mfumbiro qui est des plus peuplées. Toute cette région même au Nord du Mfumbiro appartient au Rwanda.

De nos missions d’Ukerewe, du Bukumbi et de Kome, je n’ai rien de bien particulier, sinon que les santés (celle du P. Loupias entre autres) ont souffert un peu plus qu’à l’ordinaire. Du Bukumbi, on me mentionne un heureux mouvement : les catéchismes préparatoires au baptême sont plus fréquentés que dans les deux dernières années.

Votre Grandeur voudra bien ne pas se blâmer si on lui dit que je fais ce voyage à pied : ce n’était pas mon intention ; mais j’ai perdu dès les premiers jours deux ânes qu’on croyait très bons. J’ai un hamac ; et la santé est parfaite. Si au moins la persécution que vous subissez pouvait avoir le bon effet de multiplier ici les grâces de conversion, nous serions heureux de vous offrir ce soulagement.

Daignez, très Vénéré Seigneur et Père, nous continuer le secours de vos prières, et agréer l’expression des sentiments de profond respect et d’affection filiale avec lesquels je suis de Votre Grandeur

l’humble fils et obéissant serviteur en N.S.

Jean-Joseph

des P. Bl. Vic. ap. Ny. M.



Les confrères se joignent à moi pour vous offrir leurs humbles hommages de respectueuse et filiale soumission. Le prochain courrier nous apportera, si possible, un rapport signé [mot illisible] à la Sainte Congrégation de la Propagande. J’ai cru devoir supprimer une 4e feuille pour ne pas attirer trop l’attention sur ce pli trop chargé.


[1] Lettre de Mgr Hirth du 20 juillet 1903 à Mgr Livinhac, A.G.M.Afr., N° 095081-095083.

[2] « Comme c’est bon et agréable».

[3] « Saison de pluie ».

[4] Bishop Alfred Tucker (1849-1914) fut évêque de l’Eglise anglicane au Buganda. Il soutint la politique du Capitaine Lugard, qui combattait les Baganda catholiques au désespoir de Mgr Hirth. Il œuvra à la constitution d’une Église ougandaise autonome, dotée de ses propres dirigeants. Il donna aussi beaucoup d’importance à l’éducation.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024