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Au moment où les Rwandais commémorent les vingt-cinq ans de la tragédie que fut le génocide des Tutsis, Emmanuel Macron intronise une commission d’historiens chargés de consulter les fonds d’archives relatifs à la politique française durant la période du génocide, certaines de ces archives étant classées secret-défense. Son rapport public sera rendu au printemps 2021. M. Macron et ses conseillers ont pris soin de n’y nommer aucun spécialiste du Rwanda. Pourquoi ? Pour garantir l’objectivité s’entend-on répondre, ce qui est absolument effarant. D’une part, parce que cela induirait que le travail d’un historien-chercheur spécialiste du Rwanda serait davantage orienté par un parti-pris personnel ou idéologique que celui d’un historien de la Shoah ou du génocide des Arméniens, d’autre part parce qu’on se demande si on aurait osé faire de même s’il s’était agi d’une commission sur le génocide des Arméniens ou celui des Juifs d’Europe. C’est un bien étrange postulat intellectuel, voire scientifique, que considérer que pour bien analyser les archives sur le Rwanda au moment du génocide, il ne faut surtout pas de spécialistes du sujet ! A l’adresse des esprits brillants qui ont exclu les spécialistes du génocide du Rwanda de cette commission, on les informera que l’objectivité du chercheur en sciences humaines n’existe pas. Parce que l’histoire n’est pas une science exacte, que ce n’est pas de la chimie, qu’elle assume sa part de subjectivité. En revanche, ce qu’elle revendique en tant que « science » c’est la rigueur d’une démarche rationnelle et l’honnêteté intellectuelle consistant à n’écarter aucun document, aucune hypothèse pour tenter de faire surgir une part de vérité sur la réalité de faits passés. Je n’ai aucun doute sur la probité des membres de cette commission, mais je ne comprends pas la suspicion qui pèse sur celle d’historiens spécialistes de la question rwandaise pourtant les mieux à mêmes de comprendre ces archives. Ce « tri sélectif » n’a aucun sens, c’est un affront à l’intelligence des historiens, il est regrettable que les membres de cette commission n’aient pas fait preuve de davantage de solidarité avec leurs collègues spécialistes ; avoir son nom dans une commission du fait du Prince compte donc tant que cela ? Cette attitude sélective jette en tout état de cause un doute sur la sincérité de cette démarche d’ouverture des archives classées, qui était attendue depuis des années par tous ceux qui veulent étudier rigoureusement l’implication de la France dans cette tragédie.
Nous devons, vingt-cinq après les faits, éclairer les actions de ces gouvernements successifs, et non tomber dans la facilité d’accuser « la France ».
Mais je me dois corriger : ce n’est pas « la » France qui a été impliquée dans le génocide des Tutsis, ce sont les gouvernements « et de droite et de gauche » de l’époque : d’abord celui du président Mitterrand flanqué de ses conseillers de la Françafrique cohabitant avec le premier ministre Edouard Balladur, la droite étant en matière de réseaux françafricains tout aussi bien pourvue. Avec François Léotard à la Défense, Alain Juppé aux Affaires étrangères, Nicolas Sarkozy comme porte-parole, Michel Roussin puis Bernard Debré à la Coopération. On sait que Balladur s’opposa fermement au souhait de Mitterrand de sauver à tous prix le régime hutu face à l’avancée du FPR, pour autant Balladur comme Juppé continueront jusque devant la Mission d’information parlementaire en 1998 à soutenir et assumer la politique française au Rwanda. Mais d’autres gouvernements peuvent être tenus pour responsable d’une complicité, à tout le moins d’un coupable laisser-faire en amont du génocide : les gouvernements Cresson puis Bérégovoy. Tous ces gouvernements ont un point commun : ils ont cédé aux injonctions du président François Mitterrand qui a toujours su rester fidèle en amitié, ainsi en alla-t-il aussi de son amitié avec le président Habyarimana à qui il offrit son soutien indéfectible jusqu’au bout. En ce sens, la création en 1992 par Mitterrand du Commandement des Opérations Spéciales (COS) - toujours en place - permet de comprendre comment l’exécutif put parfois passer ses ordres par d’autres canaux, via cette force discrétionnaire sous commandement élyséen.
Nous devons, vingt-cinq après les faits, éclairer les actions de ces gouvernements successifs, et non tomber dans la facilité d’accuser « la France pp». Ces gouvernements ont usé et abusé des mandats du peuple français souverain pour commettre des actes qui peuvent parfois relever de complicité de crimes contre l’humanité. Il devient insupportable que les responsables politiques se dérobent à leur responsabilité et se défaussent ainsi sur « la France » pour le plus grand plaisir des pourfendeurs de « la République coloniale et génocidaire ». La France, ce n’est pas la Françafrique. Les citoyens français demeurent hélas largement désinformés depuis des décennies sur les sous-jacents économiques et financiers de la politique française en Afrique servant à engraisser des autocrates autant que des démocrates, ici et là-bas.
Sans avoir eu besoin de déclassifier les archives de la Défense et de la DGSE, des chercheurs, des journalistes ou des intellectuels qui se sont intéressés avec honnêteté intellectuelle à l’histoire du génocide ont, depuis plus de vingt ans, reconstitué pièce après pièce le puzzle de l’implication des autorités françaises dans le génocide des Tutsis du Rwanda. En novembre 2007, pour les quinze ans du génocide, nous étions quelques uns à publier sur ce sujet dans la revue Controverses, un numéro intitulé « Génocide du Rwanda : la faute de Mitterrand ». Comme quelques autres, nous y avions analysé de quelles façons les gouvernements français sous l’égide de François Mitterrand s’étaient rendus complices du régime hutu extrémiste de Juvénal Habyarimana de 1990 à 1994, comment ils avaient soutenu à la mort de ce dernier le Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR) composé des donneurs d’ordre du génocide (le GIR ayant été mis en place sous l’autorité de l’ambassadeur de France avec l’accord de la cellule de l’Élysée), comment ils avaient permis que soient exfiltrés nombre d’idéologues de premier plan du génocide (dont la veuve du président qui vécut ensuite paisiblement en France), comment ils avaient favorisé la diffusion de la gangrène négationniste et privé de parole publique voire sanctionné ceux qui accusaient l’exécutif français d’avoir utilisé l’armée pour la détourner de sa mission. Nombre de soldats, d’officiers témoignent, plus de deux décennies après, du dévoiement de leur mission par les autorités politiques. Leur mission était de protéger les ressortissants français et occidentaux sur place dans le cadre du conflit avec le Front Patriotique Rwandais posté en Ouganda (opération Noroit dès 1990 puis Amaryllis après le 8 avril 1994), de sécuriser le sud-ouest du pays sous mandat de l’ONU (opération Turquoise à partir de juin 1994). Mais l’objectif caché de leur présence était d’aider au maintien du pouvoir génocidaire, impliquant d’entraîner, d’armer voir d’accompagner les Forces Armées Rwandaises (FAR) contre le FPR de Paul Kagamé ; ces FAR que les militaires français de Noroit forment et dont les effectifs explosent entre 1990 et 1994, sans parler de la formation de miliciens qui seront les futurs cadres génocidaires.
Jusqu’à quand va-t-on entendre la rengaine du « devoir de mémoire » quand le devoir d’histoire n’est pas au préalable exercé !
Fin 1990, le gouvernement français était pourtant informé par l’ambassade à Kigali des menaces d’extermination qui pesaient sur les Tutsis, le plan génocidaire était en cours. Les historiens ont depuis largement démontré l’intentionnalité génocidaire du régime. Mais il ne sera jamais mis fin à la collaboration financière et militaire de la France envers l’ami Habyarimana et son clan de fanatiques. Pendant l’opération Turquoise, la Zone humanitaire sûre (ZHS) établie par l’ONU contrôlée par les troupes française a servi de zone refuge pour les génocidaires qui fuient devant les avancées du FPR qui libère le pays et interrompt le génocide. Les bourreaux s’enfuient vers le Zaïre sans être inquiétés par les soldats français. Depuis les camps de réfugiés, à Goma notamment, où ils feront régner la terreur parmi les réfugiés tutsis, ils formeront une force de déstabilisation majeure puissamment armée (par qui ?) dans le Kivu, cette région frontalière entre le Zaïre et le Rwanda. Les citoyens français ont-ils été informés à l’époque de ces formes d’implication française sur ordre direct de l’exécutif, sans aucun débat parlementaire ? Non. Ils sont «la » France et ont le droit de demander des comptes à ces représentants élus qui ont bafoué l’honneur de la nation. Ouvrir des archives classifiées ressemble à une énième échappatoire pour ne pas regarder en face une réalité hélas déjà bien connue.
Quand Emmanuel Macron annonce vouloir que le 7 avril soit la date d’une commémoration du génocide des Tutsis du Rwanda, quel sens donne-t-il à une telle commémoration, ici en France ? Comment peut-on se souvenir d’un génocide dont la plupart de nos concitoyens ignorent l’histoire. Jusqu’à quand va-t-on entendre la rengaine du « devoir de mémoire » quand le devoir d’histoire n’est pas au préalable exercé ! Le génocide des Tutsis n’est même pas un thème présent dans les programmes scolaires. J’avais, en 2007, publié un ouvrage sur l’enseignement comparé des génocides où avec une collègue enseignante nous proposions des réorganisations concrètes des programmes pour favoriser cette approche (Comprendre les génocides du 20è siècle. Comparer-Enseigner, ed. Bréal). A ce jour, aucun progrès concret, sinon des commissions qui auditionnent puis enterrent le sujet, des colloques sans effet concret, des bavardages entre universitaires. Et pendant ce temps, la déculturation historique progresse, mais les injonctions mémorielles - avec parfois leurs récupérations militantes - qui dévoient souvent l’histoire ne se sont jamais si bien portées.
Alors qu’en France, on baignait depuis des décennies dans le « plus jamais ça » adossé à l’antiracisme institutionnel bien-pensant, que dans ces années 1990 était apparu l’expression-valise « devoir de mémoire », le génocide des Tutsis du Rwanda fut commis sous nos yeux. « Plus jamais ça » ; vraiment ? Il eut lieu sous les yeux de la communauté internationale. Depuis octobre 1993, devant l’aggravation des tensions entre Kigali et les troupes du FPR basées en Ouganda, une force onusienne est sur place (la MINUAR) sous le commandement du général Roméo Dallaire qui ne cessera d’alerter, en vain, sur la préparation du génocide des Tutsis par le régime hutu en place. Cette extermination fut d’une « productivité » effarante : en 90 jours près d’un millions de femmes, d’enfants, d’hommes furent assassinés, de façon non pas industrielle mais « domestique » à coups de machettes ou de fusils, par leurs voisins hutus fanatisés depuis des années par la propagande criminelle du Hutu Power, mouvement extrémiste raciste lié au gouvernement. Ce génocide fut commis en direct, devant des millions de téléspectateurs pour l’essentiel indifférents parce que désinformés : on leur expliquait qu’il s’agissait d’une énième guerre civile interethnique. Et puis comme le dit un jour le président Mitterrand, « dans ces pays-là, un génocide, ce n’est pas très important » (propos rapportés par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry)…
Quand nos gouvernements occidentaux, nos intellectuels et journalistes furent contraints de voir et dire ce qu’ils voyaient, et de s’excuser de leurs mensonges, en pleurant pour certains des larmes de crocodile, le million de Tutsis exterminés, les millions de familles dévastées, les millions d’orphelins n’avaient que faire de ces excuses. Tout au moins pouvaient-ils exiger la justice pour les crimes commis. Le Rwanda du président Kagamé fit ce travail de justice et, au-delà, conduisit un remarquable travail de réconciliation nationale, lui qui fut longtemps méprisé par les gouvernements français. Mais quid de la justice française, puisque notre pays a non seulement soutenu les génocidaires mais offert l’asile à certains d’entre eux ? Tandis que le Quai d’Orsay oubliait d’envoyer à ses homologues rwandais des commissions rogatoires internationales signées pour obtenir des documents relatifs à la présence française au Rwanda, la justice française, elle, s’autorisait à lancer des mandats d’arrêt contre des proches de Paul Kagamé, dans le cadre de l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1993 au cours duquel le président Habyarimana trouva la mort (attentat qui servit de prétexte au pouvoir hutu pour déclencher le plan génocidaire préétabli). Ces mandats d’arrêt provoqueront en novembre 2006 la rupture unilatérale des relations diplomatiques décidée par Kigali. En outre les mandats d’arrêt décrétés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) n’ont jamais intimidé la France qui ne les a pas exécutés, offrant donc asile aux génocidaires hutus. Ce n’est qu’en 2010 qu’un Pôle d’instruction consacré aux crimes contre l’humanité a été créé. Il a fallu attendre 2014 pour qu’un premier criminel, Pascal Simbikangwa, soit condamné à 25 ans de prison. Mais sur la trentaine de plaintes déposées en France contre des Rwandais soupçonnés d’avoir participé au génocide, on peut dire que la justice prend son temps. Les plaintes contre des Français, comme le mercenaire Paul Barril ou des responsables politiques et militaires, demeurent sans suite.
Réflexe pavlovien
La question du « devoir de mémoire » invoqué par Emmanuel Macron dans un reflexe pavlovien postmoderne et posthistorique, n’a aucun sens si l’on n’éclaire pas l’histoire du génocide et notamment si l’on ne lutte pas, ici en France, contre sa négation. Car c’est bien en France que le négationnisme du génocide des Tutsis s’est structuré, intensifié, diffusé y compris dans les cénacles intellectuels. C’est au sein des cercles hutus en exil dès avril 1994 que s’est formé l’essentiel des réseaux négationnistes avec le soutien du gouvernement français qui leur accorda un asile jamais démenti. Faute de connaissances et d’un minimum de déontologie journalistique, la plupart des médias ont servilement relayé le discours officiel français sur le génocide figeant une grille de lecture strictement ethnique établie par les extrémistes hutus, afin de présenter ce plan d’extermination comme une « guerre interethnique ». Pendant la guerre, le discours du chef d’état-major particulier du président Mitterrand, le général Quesnot, qui compare le FPR à de « véritables khmers noirs » présentant Paul Kagamé sous les traits d’un Pol Pot africain, est largement relayé puisque Jean-Marie Colombani rédacteur en chef du Monde réutilise sans la contester l’expression de « khmers noirs » en juillet 1994 ! Lors du 18e sommet franco-africain de Biarritz qui se tint du 7 au 9 novembre 1994 où Paul Kagamé ne fut pas invité, la thèse relativiste du « double génocide » fut pour la première fois publiquement exprimée par le président Mitterrand et Hubert Védrine, alors Secrétaire général de l’Élysée.
Cette vision du génocide a profondément marqué la position française, ainsi dans le Figaro du 18 mars 2006, interrogé sur cette formule, Hubert Védrine persistait : « il y a un certain consensus pour évaluer à 800 000 le nombre de Tutsis et de Hutus victimes du génocide en avril 1994 » auquel il ajoute « les 3,5 millions de victimes congolaises des actions rwandaises et ougandaises dans la région depuis 1997 ; je vous laisse le soin de qualifier ces moments-là » dit-il non sans cynisme. Cette théorie du « double génocide » cherche à relativiser le plan d’extermination et le génocide des Tutsis du Rwanda par les extrémistes hutus dont le gouvernement français fut le complice, par une mise en équivalence avec les nombreux civils hutus tués lors de la guerre. C’est ici un mécanisme négationniste fréquent consistant à victimiser le clan des bourreaux en faisant porter l’attention sur les morts de civils. Ce serait en quelque sorte prétendre que les bombardements alliés sur Dresde étaient l’équivalent de Birkenau et Treblinka… Il est impératif de lever le voile de l’ignorance historique qui permet aux négationnistes de prospérer. Le « devoir de mémoire » n’y suffira absolument pas, une commission entre soi d’historiens nommés par l’exécutif guère davantage.