Fiche du document numéro 24173

Num
24173
Date
Vendredi 5 avril 2019
Amj
Taille
3843404
Titre
Vincent Duclert : « La commission aura accès à toutes les archives françaises »
Sous titre
Nommé à la tête de la commission sur le Rwanda mise en place par l’Elysée a n de faire la lumière sur l’attitude de la France lors du génocide des Tutsi, l’historien réaffirme la nécessité d’établir la vérité dans ce dossier
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Propos recueillis par Gaïdz Minassian et David Servenay

Directeur (en congé) du Centre d’ é tudes sociologiques et politiques Raymond Aron (Cespra, CNRS-EHESS), Vincent Duclert est historien, spécialiste de la
III e République et du concept de génocide. Professeur associé à Sciences Po et inspecteur général de l’ éducation nationale, il est l’auteur de plusieurs
ouvrages d’histoire contemporaine, dont Les Génocides (CNRS Editions, 64 pages, 9,90 euros). Il a présidé la mission sur les génocides et crimes contre
l’humanité mise en place sous l’ancien président François Hollande et a remis son rapport en décembre 2018 au gouvernement d’Edouard Philippe
(« Rapport de la mission d’ é tude en France sur la recherche et l’ e nseignement des génocides et des crimes de masse »). Nommé en avril à la tête d’une
commission sur le Rwanda, Vincent Duclert explique les raisons qui l’ont conduit à en accepter la responsabilité et présente dans les grandes lignes sa
lettre de mission. D’après les annonces de l’Elysée, un comité international scienti que présidé par un éminent chercheur sur le génocide des Tutsi a été créé en tant
qu’autorité de suivi.
Vous venez d’être nommé à la tête d’une commission sur le Rwanda. Pourquoi avoir créé un groupe de travail et pourquoi avoir accepté de le présider ?
J’ai accepté de la présider parce que cette commission est nécessaire. Parce que pèsent sur le rôle de la France au Rwanda avant et pendant le génocide des Tutsi (avril-
juillet 1994) de lourdes interrogations, imparfaitement documentées, qui nourrissent des accusations précises et un appel à la justice.
Dans le même temps, les archives d’Etat, notamment sur l’opération « Turquoise », mais aussi sur les liens avec le régime qui deviendra génocidaire, sont
incommunicables par application régulière de la loi, qui impose des délais de communicabilité votés par le législateur ou des procédures de convention (archives
François Mitterrand), dont le Conseil constitutionnel a rappelé récemment la légalité. Cette impossibilité d’accéder à des archives publiques récentes, qui relève des
normes d’un Etat démocratique et qui est aussi une protection accordée au citoyen, nourrit sur cette faillite collective face à un génocide le soupçon d’une entreprise
de verrouillage de la vérité qu’attendent beaucoup de Français.
Et pas seulement eux. Les rescapés Tutsi aussi, qui ne comprennent pas qu’une opération militaire ne soit pas parvenue à stopper l’ e xtermination de leurs proches.
Leur douleur est immense, elle doit être dite et entendue partout. Il est donc nécessaire, pour le bien de nos deux pays et pour le monde, qu’on accède à toutes les
archives, bien qu’ e lles soient non communicables, même aux historiens, et qu’un groupe de chercheurs indépendants, disposant d’une habilitation de niveau élevé, y
enquête avec méthode pour élaborer un rapport de statut scienti que rendu public.

Quel est le contenu de votre lettre de mission ?
La lettre de mission peut être lue d’un point de vue symbolique – un engagement au plus haut niveau de l’Etat (c’ e st exceptionnel qu’une mission soit placée au niveau
du chef de l’Etat) –, d’un point de vue juridique – avec l’ouverture complète des archives et la souveraineté accordée à la commission –, d’un point de vue scienti que –
avec les objectifs de connaissance et de recherche xés, que restituera le rapport –, d’un point de vue historique aussi – c’ e st un pays qui accepte aujourd’hui de se
pencher sur un des volets les plus controversés de son histoire contemporaine.
A travers cette lettre, la volonté politique qui est celle d’Emmanuel Macron de faire la lumière sur un tel sujet, si sensible et si proche – vingt-cinq ans seulement ! –, si
dramatique pour la France, si e rayant pour les victimes, est sans précédent, comme le sont les moyens accordés à la commission. Ce précédent pourra servir de
modèle à d’autres pays confrontés à de tels sujets qu’on ne peut plus ignorer.
D’après la lettre de mission, « le président de la République autorise un accès total aux archives de l’Etat » : « Une procédure d’habilitation d’accès et de consultation
de l’ e nsemble des fonds d’archives français concernant le Rwanda, entre 1990 et 1994 (archives de la présidence de la République, du premier ministre, du ministère de
l’Europe et des a aires étrangères, du ministère des armées et de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda) ». Cela inclut les archives de la direction
générale de la sécurité extérieure (DGSE), sauf les protocoles actifs, pour certains toujours en vigueur, associés aux documents d’analyse qui, eux, seront accessibles.
Il reconnaît ainsi la pleine indépendance de la commission, décide que le rapport et ses annexes seront rendus publics, accepte le principe d’un comité international
scienti que devant lequel la commission exposera son travail : il sera présidé par une gure incontestée parmi les historiens du génocide.
Ces garanties m’ont fait accepter de prendre la présidence de la commission. Pour qui connaît mes travaux et mon parcours, je ne suis pas le type d’historien à préférer
la servitude à la vérité. Des chercheuses et chercheurs ont accepté de former l’ é quipe, je les remercie pour cela. On peut bien sûr spéculer sur le « machiavélisme du
pouvoir se refermant sur de naïfs historiens ». Je répondrai que, si l’on n’accorde pas un minimum de sincérité aux actions d’un pouvoir démocratique, alors il est
préférable de renoncer à ce dernier. Les garanties accordées, inscrites dans la lettre de mission, engagent. Et si la commission est empêchée de travailler, elle le
constatera et en rendra compte, d’abord au président de la République, qui l’a rendue possible, puis devant les Français.
La recherche de la vérité est un combat scienti que en soi. C’ e st aussi une volonté pour l’avenir, pour des relations nouvelles, sincères et fraternelles entre la France et
le Rwanda, entre l’Europe et l’ A frique, qui a subi des génocides et des crimes de masse inquali ables, dont la reconnaissance progresse, comme en Allemagne et en
Namibie, pour le génocide des Herero et des Nama (1904-1908). La France ne peut plus refuser l’histoire sur elle-même, sur l’ A frique. Or le génocide des Tutsi constitue
un verrou majeur sur ce chemin.

Qui compose la commission à vos côtés ? Quels ont été les critères de sélection ? Et pensez-vous que la présence de non-historiens au sein de ce groupe de travail
constitue une garantie de rigueur scienti que ?
La composition de la commission est publique, elle accompagne la publication de la lettre de mission. Les membres de la commission sont tous des chercheurs,
professeurs des universités, docteurs, agrégés, avec une exigence de parité hommes-femmes et une représentation voulue des enseignants du secondaire-chercheurs. Je
suis aussi issu de cette école et, en tant qu’inspecteur général, je sais le travail, souvent exceptionnel, que les professeurs mènent avec leurs élèves.

Et 05/04/2019
jamais il n’a été question d’y inclure des militaires. Cela fait partie des fantasmes répandus
sur cette commission pour la discréditer à l’avance. Je dois dire que
Le Monde
l’o bjectif d’indépendance comme de vérité a été clair dès le début, il a été porté avec beaucoup de détermination, tant par la présidence de la République que par les
di érentes autorités concernées par l’ouverture des archives d’Etat.
Les membres de la commission ne sont pas des spécialistes stricto sensu du génocide des Tutsi (même si certains ont une bonne connaissance du sujet), et je l’assume.
Pour avoir présidé aux travaux d’une mission de soixante-cinq chercheurs et professeurs sur la recherche et l’ e nseignement des génocides, dont le rapport a été
plébiscité, je sais combien un génocide est un événement total, qui requiert les compétences les plus larges.
N’oublions pas aussi que la commission doit établir un rapport sur les archives françaises et la mémoire en France du génocide des Tutsi. La connaissance la plus ne
des archives de l’Etat et des phénomènes mémoriels est donc indispensable. C’ e st là où, pour ma part, mes travaux sur l’a aire Dreyfus prennent tout leur sens aussi. Et
puis nous savons nous former sur les spéci cités des sujets les plus cruciaux.
La commission va faire l’acquisition de tout ce qui a été écrit et publié dans le monde, permettant de constituer la première des collections documentaires et
scienti ques du futur Centre international de ressources sur les génocides, les crimes de masse et les violences extrêmes – un projet sorti de la mission génocides.
De plus, le travail de cette commission ne va en rien épuiser la production de la connaissance sur le sujet, qui trouvera à s’ é panouir les prochaines années dans les
espaces habituels de la recherche. Aujourd’hui, il manque un grand livre sur le génocide des Tutsi, à l’instar de celui qu’a publié Raymond Kévorkian sur le génocide
des Arméniens [ Le Génocide des Arméniens, Odile Jacob, 2006] ou des travaux décisifs d’ A nnette Wieviorka sur la Shoah, tous les deux membres de la commission
Rwanda.
Comment expliquez-vous qu’Hélène Dumas, considérée comme l’une des meilleures spécialistes en France de l’histoire du génocide des Tutsi, n’ait pas été
retenue dans la commission ? N’y a-t-il pas un risque de perdre un peu de crédibilité ?
Président de la mission génocides, j’avais réuni soixante-cinq chercheurs : c’ é tait un réseau international de recherche dont la France ne disposait pas encore sur le sujet, incluant bien évidemment Hélène Dumas et Stéphane Audoin-Rouzeau. Ils y ont joué un grand rôle.
Cette commission-ci a un statut toutefois di érent, puisqu’ e lle ajoute à un objectif d’ é tude un pouvoir d’investigation dans toutes les archives françaises. Sa
composition a obéi à l’o bjectif de compréhension d’une situation exorbitante, de processus de décision qui nous échappent toujours. Ce dé a déterminé des pro ls
variés : spécialisation sur les génocides, connaissance du fait combattant, compétences d’histoire de l’Etat et des organisations, sans nécessairement recourir à des
expertises de type géographique.
J’ai accepté cette responsabilité de présider cette commission parce que, pour la première fois, sur ce sujet immense et intouchable, une intention politique se
transforme en acte, et je remercie les membres de la commission d’avoir fait ce choix avec moi.
Dans le cadre des réunions du comité international scientifique, des expertises critiques seront mobilisées et, s’ils le souhaitent, Hélène Dumas comme Stéphane
Audoin-Rouzeau pourront y contribuer. Ils y ont toute leur place et seront invités prochainement à en faire partie. Ce comité international contribuera aussi au
réseau international de recherche sur les génocides et les crimes de masse que la précédente mission a appelé de ses vœux et qui verra le jour. Il y a beaucoup
d’ é motion autour du projet du président de la République, votre question en témoigne. C’ e st peut-être le signe qu’on sort en n d’une atmosphère irrespirable sur le
sujet, qui dure depuis vingt-cinq ans. Il convient donc de ne pas écrire à l’avance l’histoire de cette commission.

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