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En cette veille du 25 e anniversaire du génocide des Tutsi au Rwanda, le paysage des débats français laisse apparaître des plaies qui ne sont pas refermées. A tous
les niveaux (politique, militaire, idéologique), les divisions semblent toujours aussi profondes. Politiquement, comme le démontre brillamment l’ouvrage
Rwanda, ils parlent (Seuil, 800 p., 24,90 euros), de Laurent Larcher, journaliste à La Croix, les acteurs de l’ é poque cultivent l’opacité.
De Hubert Védrine, alors secrétaire général du président François Mitterrand à l’Elysée, à Alain Juppé, ministre des a aires étrangères du gouvernement
Balladur, aucun ne parvient à répondre à la question de savoir pourquoi la France s’ e st autant trompée dans la politique suivie de 1990 à 1994 au Rwanda. Et,
pourtant, nombreuses sont les voix qui, aujourd’hui, exigent des comptes. A commencer par les militaires, ceux qui ont eu à exécuter les ordres des responsables
politiques.
Les deux points de vue, parfaitement antagonistes, exprimés ici disent toute l’ampleur de la fracture qui parcourt les rangs des soldats engagés sur le terrain rwandais.
Le débat ayant eu lieu à Sciences Po Paris, mercredi 20 mars, entre l’amiral Jacques Lanxade et le lieutenant-colonel Guillaume Ancel, montre deux visions opposées :
celle de la hiérarchie militaire et celle de la troupe. L’ancien chef d’ é tat-major des armées défend la dimension « humanitaire » de l’opération « Turquoise », qui permit
de sauver des milliers de personnes. « Elle réussit à stopper le génocide dans la zone que contrôlaient nos forces », précise l’amiral Lanxade.
Certes, mais le génocide était alors quasiment terminé. Et, problème, les forces de « Turquoise » n’ e mpêchèrent pas les génocidaires (ministres du gouvernement,
officiers supérieurs, hauts fonctionnaires) de prendre la fuite vers le Zaïre voisin (actuelle République démocratique du Congo) pour y reconstituer leur arsenal de
guerre. C’ e st l’une des principales accusations portées par l’o fficier Guillaume Ancel, initialement engagé pour monter un raid aérien sur Kigali contre les rebelles du
Front patriotique rwandais (FPR). « Turquoise », avance-t-il, n’a été qu’un moyen de maquiller le soutien à un régime responsable du pire. « Les livraisons d’armes aux
forces gouvernementales qui commettaient le génocide n’ont jamais cessé », dit-il pour étayer sa démonstration. Et tout cela s’articule, ajoute Guillaume Ancel,
autour d’un « déni » français.
Dimension idéologique
En apparence, la querelle pourrait passer pour une guerre picrocholine dont le monde universitaire a le secret. En réalité, elle est globale, avec une dimension
idéologique qui, jusqu’à maintenant, n’avait pas percé avec autant d’acuité et cache des ressorts plus profonds du fonctionnement de l’Etat. Emmanuel Macron, qui n’a
pas participé aux cérémonies organisées à Kigali, auxquelles le président rwandais, Paul Kagame, l’avait invité, a décidé de créer une commission d’historiens, chargée
de faire toute la lumière sur cette période controversée des années 1990-1994.
Cette commission, menée par l’historien Vincent Duclert, président de la Mission génocides mise en place par l’Etat entre 2015 et 2018, pourra examiner « toutes les
archives de l’Etat », précise sa lettre de mission, y compris celles de la DGSE. Ce qui est riche de possibilités pour la recherche. Mais, par ailleurs, si « la commission ne
comprend pas de militaires », précise son président, elle s’ e st privée de quelques-uns des meilleurs spécialistes du sujet, notamment de l’historienne du CNRS Hélène
Dumas. Pourquoi une telle mise à l’ écart ? La réponse n’ e st pas claire.
Hélène Dumas déplace habilement l’ e njeu de la polémique : « L’histoire de l’ e xtermination des Tutsi, dit-elle au Monde , ne peut être confondue avec celle des
responsabilités françaises. Au Rwanda, des fonds d’archives exceptionnels demeurent encore inexploités et permettront sans nul doute d’ e nrichir notre savoir sur un
événement d’une telle magnitude. » Manière d’inviter ses collègues et tous ceux qui cherchent à comprendre les ressorts de ce drame à s’y plonger sans œillères.