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Le pugilat n’a pas eu lieu. L’affiche promettait pourtant une belle bataille : à gauche, l’amiral Jacques Lanxade, ancien chef d’état-major des armées (1991-1995) sous François Mitterrand ; à droite, le lieutenant-colonel Guillaume Ancel, officier artilleur engagé dans l’opération « Turquoise » au Rwanda, en juin 1994. La raison d’Etat contre l’honneur d’un capitaine. La guerre sous les dorures, la guerre à hauteur d’hommes. L’enjeu ? Le rôle joué par la France dans le dernier génocide du XXe siècle. Pour éviter tout dérapage, les organisateurs du débat à huis clos réservé aux étudiants de Sciences Po Paris, mercredi 20 mars, avaient imposé deux règles : pas d’invective personnelle et en rester aux faits.
Pourtant, vingt-cinq ans après, ces faits restent problématiques comme le rappelle d’abord le modérateur de cet étrange dialogue parallèle : « Que s’est-il réellement passé pendant cette opération ?, détaille Laurent Larcher, journaliste à La Croix. Y a-t-il eu une opération offensive avortée au dernier moment ? Cette opération est-elle neutre ? Pourquoi avoir déployé des unités d’élite de l’armée française dans une opération présentée comme humanitaire ? Pourquoi avoir débarqué du côté des génocidaires ? Pourquoi ne pas les avoir arrêtés… ? »
Au nom de la défense du pré carré tricolore
Bonnes questions, réponses divergentes. La parole, pour quinze minutes, à l’amiral Lanxade. Le président Mitterrand, explique-t-il, a fait, dès 1990, le pari de soutenir un régime contesté par la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR). Une politique menée au nom de la défense du pré carré tricolore en Afrique. Tout aurait pu réussir, grâce aux accords de paix d’Arusha signés à l’été 1993, qui organisaient un partage du pouvoir entre les adversaires.
Mais tout dérape lorsque « Habyarimana [Le président rwandais] est tué dans l’attentat contre son avion, on sait qu’il va y avoir une guerre civile. […] Petit à petit, on prend conscience que la guerre civile est accompagnée d’un génocide. » Un génocide d’une efficacité sans précédent : plus de 10 000 morts par jour pendant trois mois. Mais que personne n’avait vu venir, prétend l’ancien chef d’état-major des armées.
Avec un redoutable sens de l’esquive, Jacques Lanxade élude ensuite toutes les accusations liées à l’opération « Turquoise » (du 22 juin au 21 août 1994). Un raid prévu sur la capitale Kigali pour soutenir l’armée du génocide ? « Il n’en a jamais été question. » Des livraisons d’armes, alors interdites par un embargo de l’ONU ? « Rien n’est prouvé et puis le génocide était terminé. » Arrêter les génocidaires ? « Nous n’en avions pas le mandat de l’ONU, assène-t-il. Et si on les avait arrêtés, qu’en aurions-nous fait ? »
Et l’amiral d’attaquer son interlocuteur : « Ce qui m’est un peu plus désagréable, c’est que la publication de votre livre [Rwanda, la fin du silence, éd. Les Belles Lettres, 2018] est venue relancer et alimenter des attaques tout à fait inacceptables et injustes sur l’action de la France et sur les officiers français qui ont exécuté strictement les ordres qu’ils ont reçu. » En clair, vous êtes un traître.
« L’aveuglement » d’un « lobby militaire »
Vient le tour de l’ex-capitaine Ancel, lui aussi pour quinze minutes. « C’est l’histoire d’un déni, entame-t-il grandiloquent. Un déni de démocratie, un déni de la vérité, un déni de la vie. […] Le Rwanda, c’est le Tchernobyl de nos interventions extérieures ! » Contredisant point par point l’argumentaire de son ancien chef, le Saint-Cyrien se fait vindicatif : « Le génocide a été préparé et financé plusieurs années auparavant. Alors pourquoi inverser les responsabilités ? Pourquoi transformer les bourreaux en victimes ? »
Un long silence s’installe. Et l’officier lance sa charge finale : « Ces décideurs français, à commencer par le président François Mitterrand, son secrétaire général Hubert Védrine, son chef d’état-major des armées, l’amiral Jacques Lanxade, dit Guillaume Ancel, ont pris des décisions qui font qu’aujourd’hui nous sommes dans une situation inacceptable. Du fait de leurs décisions et de leur discours, la France peut être accusée de complicité de génocide. » A l’autre bout de l’estrade, l’amiral ferme les yeux, menton dans la main.
Dans les travées de l’amphithéâtre à moitié plein, un homme sourit. Le général de corps d’armée Jean Varret a suivi le débat, en silence. Cet ancien chef de la Mission militaire de coopération (1990-1993) a dénoncé, la semaine dernière dans un entretien à la cellule investigation de Radio France, « l’aveuglement » d’un « lobby militaire » qui n’a pas voulu prendre en compte les « risques de génocide ».
« Malheureusement, l’histoire a prouvé que c’était une faute, a précisé le général Varret. Plus qu’une erreur, puisque cela a débouché sur un génocide. La France était suffisamment informée sur les risques. » Lui sait que le pugilat aura bien lieu, mais pas ici et pas maintenant.