Citation
Benoît Collombat : Vous arrivez fin
juillet 1994 à Goma. Que faites-vous à ce moment-là ?
Walfroy Dauchy : On est là pour la Croix-Rouge française et on doit faire de la
purification d'eau. On vient avec des machines qui récupèrent l'eau du
lac Kivu et qui en font de l'eau potable. Le problème étant que pour un
million de réfugiés, il faudrait 10 millions de litres par jour et qu'on
est très loin de produire ce genre de quantité.
Quel est votre rôle dans cette mission ?
Je m'occupe de la gestion opérationnelle, du quotidien : comment on
fait pour faire avancer un petit groupe de 20 à 35 personnes. Tous les
jours, il faut manger, trouver de l'essence. Je m'occupe de
l'organisation, sauf la partie "métier", purification d'eau. À l'époque,
mon métier, comme aujourd'hui, c'est entrepreneur dans les nouvelles
technologies.
Vous avez aussi une certaine culture militaire...
Oui, j'ai fait Polytechnique et donc j'ai effectué un service militaire
dans les commandos parachutistes de l'armée de l'Air, dix ans
auparavant. Donc je rencontre plus ou moins les mêmes personnes à Goma.
Ça m'a beaucoup aidé, car on dépendait beaucoup de l'assistance que
Turquoise pouvait nous apporter sur certains points. Il nous manquait
pas mal de choses. Pour entrer et sortir de Goma, on dépendait de
l'armée française.
Concrètement, vous êtes sur l'aéroport et vous côtoyez tous les jours
les officiers de Turquoise ?
Je vais tous les jours à l'aéroport et assez souvent au QG de Turquoise
pour venir pleurnicher : Mon colonel, est-ce qu'on peut avoir ceci ou
cela... ?
. À leur crédit, il faut dire qu'ils nous ont beaucoup aidés.
Nous, on n'était pas trop mal équipé, mais sur place c'était très dur de
trouver de l'essence, à manger... tout était difficile.
Turquoise a sauvé des gens à ce moment-là…
Turquoise sauve des gens, bien sûr. Ne serait-ce qu'en permettant la
présence humanitaire dans un contexte de sécurité raisonnable, cela
sauve une grande partie des réfugiés. Il y a quand même un niveau de
violence sous-jacent assez élevé. Les réfugiés, qui sont pratiquement
tous des Hutus, globalement, sont ou pas associés aux violences du
génocide. Il y a des militaires, des milices... Tous ces gens ont
traversé la frontière avec armes et bagages. Il y a beaucoup d'armes
dans les camps, des armes légères, kalachnikovs... etc. J'ai aussi vu
une ou deux automitrailleuses. Turquoise a eu un effet automatique de
pacification de la région.
Il y a des règlements de compte...
Chaque jour, il y a des violences dans les camps. Telle faction, telle
personne... Les gens de Médecins sans frontières ont vu leur hôpital
envahi en pleine journée par des militaires qui viennent prendre les
patients et les descendre devant la tente. Des histoires comme ça,
c’était courant.
L'aéroport de Goma est-il alors complètement contrôlé par l'armée
française ?
Il y avait une guitoune avec trois douaniers zaïrois représentant la
symbolique du contrôle de l'aéroport par le pouvoir légal. Mais
Turquoise contrôlait tout, ne serait-ce que le contrôle aérien :
qui rentre ? Qui sort ? À quelle heure vous décollez, vous
atterrissez... ? Après, quand l'avion est sur la piste, c'est toujours
le personnel militaire qui vous dit : garez-vous là... Ils contrôlent
cela comme une base militaire. Il y a une zone de sécurité, qui est
gardée. Vous ne pouvez pas rentrer pour faire n'importe quoi, ni par la
porte, ni par la périphérie. Rien ne rentre ou ne sort sans que cela ne
soit visé par la hiérarchie de Turquoise. Pour autant, nos avions
n'étaient pas fouillés, mais tout ce qui arrivait avait la bénédiction
du commandement français.
À ce moment-là, vous allez voir des livraisons d'armes...
La première fois, c'est début août [1994]. Je suis à l'aéroport et je
vois arriver un type habillé un peu en surfer, blond, l'air détendu, un
civil avec une arme, c'était bizarre... C'est un Français, assez jeune,
23-25 ans, pas déconcerté par la tragédie en cours. De fil en aiguille,
il m'explique qu'il travaille pour la société de son père, à
Aix-en-Provence, près de la base d'Istres, une grosse base militaire
française, et ils livrent des armes. Il me dit ça, comme ça, direct. Je
lui demande si c'est la meilleure idée du monde de livrer des armes en
plein milieu d'un génocide ? Et le gars me répond : Oh, tu sais c'est
un business… si c'est pas moi, ce sera un autre
. Après, on s'est revu
deux ou trois fois. La dernière fois, c'était mi-septembre. À chaque
fois, le gars arrive tranquille avec son Glock [pistolet
semi-automatique] à la ceinture, pour nous expliquer qu'ils livrent des
armes au pouvoir Hutu, évidemment, pour le gouvernement en exil...
... qui a perpétré un génocide.
Oui, bien sûr. Mais à l'époque, on pouvait prétendre que le
gouvernement et le génocide, c'était deux choses qui n'avaient rien à
voir. On entendait souvent cela. Moi, quand j'arrive là-bas, on a
l'impression que le gouvernement et le génocide sont deux choses un peu
différentes. Et que les réfugiés civils qui ont traversé la frontière,
ce n'est pas non plus le gouvernement.
Ces livraisons d'armes avec ce Français, vous les avez vues ?
Je n'ai pas vu les armes, mais j'ai vu les caisses. Je vois les avions
et je vois les caisses. Les avions sont français, des avions militaires
français. Il y a des caisses avec un jeune gars français qui dit : Moi,
je livre des armes
.
Quel type d'armes ?
Je suppose des armes légères. On est sur des caisses de taille moyenne. On ne met pas plus qu'un bazooka, à l’intérieur. Il n'y a pas d'armement lourd.
De l’armement qui sort donc d'avions militaires français… ?
Oui, oui. À priori, qui venaient de Bangui.
Qu'est-ce que vous vous dites à l'époque ?
Je suis très surpris, car cela résume tout : des armes en plein milieu
d'un génocide, dans une situation humanitaire hyper compliquée, dans
laquelle beaucoup de problèmes viennent du fait que des gens sont armés
dans un camp du HCR (Haut-commissariat aux réfugiés), c'est très
instable. Donc, rajouter de l'instabilité là-dedans... Je ne sais pas
s'il suffit de leur livrer 20 000 kalachnikovs au pouvoir hutu pour
qu’il soit capable de renverser une déroute militaire comme ça. A
priori, cela paraît un peu futile. Mais l'idée de dire on arme ces
gens
, cela veut dire que quelqu'un pense qu'ils vont y retourner
Qui les décharge ces caisses que vous voyez ?
Je ne sais plus. Mais je sais que le gamin
qui livre, lui, il est
seul. Donc, quand il vient, il dépend forcément des personnels
militaires. De toute façon, les avions militaires français sont
forcément déchargés par des militaires français. Il n'y a pas de civils.
Nous, on faisait travailler des locaux parfois pour décharger des
avions, mais c'était nos avions. Turquoise ne faisait pas appel à la
main-d’œuvre locale pour décharger ses avions.
Est-ce que les militaires français sur l'aéroport de Goma savaient que
des caisses d'armes étaient déchargées ?
Oui, certains. Parce que notre ami, le jeune livreur, ne s'en cachait
pas. Il connaissait aussi des gens. Il avait fait son service comme moi
dans les commandos de l'Air. Il était très à l'aise dans tout ce
milieu-là, il parlait à tout le monde.
Donc, les militaires français ne pouvaient pas l'ignorer ?
Le commandement ne peut pas l'ignorer. Pour autant, cela ne veut pas
dire que c'est lui qui l'organise, mais il est obligé d'être informé et
de laisser passer.
Ils savaient à qui c'était destiné ?
Oui, au moins dans un sens très large. L'idée qu'on livrait des armes
aux Hutus, était connue et pas discutée.
À Goma, vous avez conscience qu'il y a un embargo des Nations unies sur
les armes... ?
Oui, on sait que ces livraisons sont illégales. Mais on est dans un tel
merdier, chaque jour vous voyez des trucs qui vous scotchent... Donc, à
un moment donné, la sensibilité commence à s'émousser. Que des mecs
trimballent des caisses de kalachnikovs dans un camp de réfugiés sous
embargo, au bout d'un moment, ça ne vous surprend même plus.
Aujourd'hui, l'ancien chef d'état-major des armées explique qu'il n'a
pas eu connaissance de ces livraisons d'armes. Cela vous semble crédible ?
Que l'amiral Lanxade ne soit pas personnellement informé de ces
livraisons d'armes, c'est tout à fait possible. Que l'armée française,
que des officiers aient donné leur feu vert à ces livraisons, c'est
obligatoire. Quelqu'un l'a su. Est-ce qu'il y avait une schizophrénie
dans l'armée française, des gens qui livraient à l'insu du commandement
? Je n'en sais rien, c'est possible. Qu'on soit bien clair : il n'y
avait pas besoin que l'amiral Lanxade soit au courant pour trimballer
une vingtaine de caisses de kalachnikovs de Bangui à Goma. Cela peut se
faire à un niveau assez subalterne, mais cela ne peut pas se faire sans
Turquoise !
Sans une validation au moins tacite...
Il y a forcément une validation de l'armée française. Il y avait des
officiers français qui savaient et qui, s'ils ne l'organisaient pas, au
moins, le laissaient faire.
À aucun moment, il n'y a eu un ordre pour mettre un terme à ce type de
trafic ?
Si Turquoise avait voulu empêcher ça, cela leur aurait pris cinq
minutes. C'était simple, il suffisait de le décider.