Fiche du document numéro 23995

Num
23995
Date
Jeudi 14 mars 2019
Amj
Taille
342116
Titre
Enquête sur le financement du génocide au Rwanda : après les tueries, l’heure des comptes
Nom cité
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Après les tueries, l’heure des comptes
?
Alain et Dafroza Gauthier, du Collectif des parties civiles pour le Rwanda, surnommés les « Klarsfeld rwandais ». CHRISTIAN HARTMANN/REUTERS

David Servenay

RWANDA, L’ARGENT DU GÉNOCIDE 3|3

Vingt-cinq ans après les événements, « Le Monde » revient, dans une série d’articles, sur le financement des massacres qui firent un million de morts en 1994. Dernier volet : la traque des génocidaires et de ce qu’il reste de leur magot

La maison est cossue, mais discrète, non loin de la cathédrale de Reims. Qui imaginerait qu’elle abrite l’épicentre de la traque des génocidaires rwandais ? Dans leur bureau, Alain et Dafroza Gauthier entassent des dizaines de classeurs étiquetés pour chacun des cas traités. Voilà vingt ans que ce couple franco-rwandais s’est lancé dans une chasse sans fin, celle des tueurs installés en France. En tout, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) a apporté une trentaine de cas devant le pôle « génocide » du tribunal de grande instance de Paris. La méthode est rodée : d’abord, une enquête approfondie au Rwanda pour rassembler des preuves en se fondant sur des témoignages de victimes et de bourreaux, puis la rédaction d’une plainte par l’un des avocats de l’association. Les époux Gauthier y consacrent toute leur énergie et tous leurs moyens de retraités, lui prof de français, elle ingénieure chimiste.

Pour ceux que la presse a surnommés les « Klarsfeld rwandais », le bilan est à la fois maigre et exemplaire. Maigre : seules trois affaires ont été jugées. « Ce n’est pas beaucoup, c’est même un scandale, dit Dafroza Gauthier. On peut espérer, dans les cinq ans à venir, trois à quatre procès, pas plus. » D’après leurs calculs, une centaine de génocidaires vivraient en France, en toute liberté. Cent sur les milles suspects recensés par Kigali dans le monde entier. Et l’on ne parle pas de simples exécutants : « Il y a tous les corps de métier,poursuit-elle, des militaires, des politiques, préfets, sous-préfets, des médecins… Le génocide a mêlé toutes les couches de la population. » Maigre bilan donc, mais combat exemplaire, car faire juger les tueurs et leurs commanditaires est aussi une façon d’écrire une histoire fortement contestée par les révisionnistes, vingt-cinq ans après ce génocide qui a fait un million de victimes au printemps 1994.

Se faire oublier, à jamais… C’est le mantra de ce septuagénaire vêtu d’une chemise bleue à motifs africains, cheveux blanchis aux tempes, lunettes cerclées d’or et téléphone portable à la main. Il s’agit de Félicien Kabuga. Sur cette photo publiée par le quotidien kényan Daily Nation, en novembre 2009, l’homme renvoie l’image d’un simple quidam, bien éloignée de celle du businessman influent qu’il fut au Rwanda jusqu’en 1994. Ce cliché reste le plus récent que l’on connaisse de M. Kabuga, 74 ans à l’époque. Depuis, il est recherché par Interpol et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui le considèrent comme le grand argentier du génocide.

La police allemande a pourtant failli l’attraper, le 17 septembre 2007, dans un pavillon de la banlieue de Francfort. L’épisode est si peu glorieux qu’il a fallu attendre cinq ans avant que Jeune Afrique le raconte. A leur décharge, les enquêteurs n’étaient pas venus pour lui, mais pour son gendre, Augustin Ngirabatware, ancien ministre du plan (1990-1994) du gouvernement génocidaire, lui aussi en cavale. Juste avant d’être arrêté, celui-ci a écrasé à coups de talon une clé USB. Pourquoi ? D’après les experts, cette clé contenait une fiche d’admission dans une clinique de la région, celle d’un patient traité pour une « insuffisance respiratoire chronique ». La photo d’identité de cet homme qui avait présenté un passeport tanzanien correspondait aux clichés connus de M. Kabuga. C’était donc lui, ce petit monsieur que les voisins du pavillon avaient vu, les semaines précédentes, une canne à la main…

Le fantôme de Félicien Kabuga

Ce n’était pas la première fois qu’il échappait au TPIR. Un an auparavant, le porte-parole du tribunal à Kigali avait déjà cru bon d’annoncer son arrestation imminente : « Le temps de Kabuga en tant qu’homme libre est compté », avait-il asséné. Sans doute pensait-il en avoir fini avec les protections offertes par l’ancien président kényan (1978-2002), Daniel Arap Moi, et pouvoir obtenir de Nairobi la reddition du fugitif, installé au Kenya. Mais rien n’y fit : trois tentatives d’arrestation, trois échecs.

M. Kabuga bénéficie de nombreux appuis dans la diaspora des génocidaires. Tous savent qu’il a participé à l’escamotage des fonds de la Banque nationale du Rwanda (BNR). Sans cette opération, jamais les officiers extrémistes des Forces armées rwandaises (FAR) n’auraient pu prolonger la guerre au Zaïre voisin (l’actuelle République démocratique du Congo) de novembre 1996 au printemps 1997. Cette évidence surgit dans un compte rendu, classifié « très secret », que Le Monde a pu consulter. Nous sommes début septembre 1994, à Goma (Zaïre), à la frontière avec le Rwanda. Une trentaine d’officiers des ex-FAR se réunissent afin de dresser un bilan de l’état des troupes, après la débâcle subie début juillet face aux rebelles du Front patriotique rwandais (FPR). Leur problème : comment continuer la guerre et avec quels moyens ? Pour l’heure, les fonds de l’Etat rwandais sont bloqués dans des banques zaïroises.

L’autre magot à récupérer est celui des créances disponibles auprès des marchands d’armes qui n’ont pas livré les cargaisons promises durant le conflit. Ainsi, toujours selon ce compte rendu, il manque « 15 tonnes de matériel » sur les 80 prévues par le contrat des Seychelles. Il manque aussi « 1,07 million » de dollars à récupérer auprès du capitaine français Paul Barril, ancien officier du GIGN, pour une formation aux opérations spéciales dont le contrat a été signé fin mai 1994, en plein génocide. Le fantôme de M. Kabuga plane encore au-dessus de ce dossier, car un autre de ses gendres, Fabien Singaye, officiellement deuxième secrétaire à l’ambassade du Rwanda à Berne, est précisément en relation, à l’époque, avec un certain… Paul Barril.

Fin juillet, l’homme d’affaires rwandais part en Suisse rejoindre sa famille, avec un visa délivré à Kinshasa (Zaïre, future République démocratique du Congo). Le 9 août, il dépose une demande d’asile à Genève, mais des rescapés l’identifient dans un centre de réfugiés et le dénoncent auprès des autorités helvétiques. Une semaine plus tard, il est expulsé vers le Zaïre. Ce premier raté en annonce d’autres : jamais les Européens ne retrouveront sa trace, malgré la création d’une « équipe Kabuga » au sein du TPIR. Le Kenya sera donc pendant des années son pays d’accueil. Le fugitif a-t-il juste assez de moyens pour y acheter sa tranquillité ? Ou bien sait-il trop de choses sur les compromissions passées des Occidentaux pour être réellement inquiété ?

Cette dernière hypothèse n’est peut-être pas aussi farfelue qu’il y paraît. Pierre Galand, ancien secrétaire général de l’ONG Oxfam en Belgique et sénateur socialiste, en a la conviction, persuadé d’avoir lui-même été sacrifié sur l’autel de la « realpolitik » rwandaise. Avec sa barbe blanche, sa faconde bruxelloise et son large sourire, ce tribun a tous les attributs du militant tiers-mondiste. En 1996, Kigali le sollicite, avec l’économiste canadien Michel Chossudovsky, pour effectuer un audit des comptes de la BNR. L’objectif de cette mission est de comprendre comment s’est constituée la dette de plus de 1 milliard de dollars contractée par l’ancien régime du président Habyarimana auprès des bailleurs de fonds, Banque mondiale et FMI, car ces derniers exigent d’être remboursés avant toute reprise de l’aide internationale au nouveau régime.

Au cours de cet audit, Pierre Galand découvre que, au moment de la fuite vers le Zaïre, en juillet 1994, les responsables de la BNR ont tout emporté : réserves d’or, d’argent et instruments de paiements internationaux. Il apprend aussi qu’ils ont continué, depuis les camps de réfugiés, à acheter des armes avec les comptes bancaires de l’Etat rwandais. Enfin, il comprend que, sur la période 1990-1993, le FMI et la Banque mondiale ont fermé les yeux sur les maquillages financiers de l’ancien régime qui, sous le couvert de prêts à vocation sociale, ont permis de financer des dépenses militaires massives et les préparatifs du génocide. « Avec l’appui des gens du FMI, analyse M. Galand, la Banque mondiale avait tout loisir de dénoncer ces détournements, et ils ne l’ont pas fait ! C’est très grave quand on sait qu’après, il y a un génocide. » Autrement dit, selon lui, les bailleurs ont été complices d’une catastrophe qu’ils n’ont pas voulu voir.

A sa troisième visite à Kigali, Pierre Galand comprend qu’il marche sur des œufs. Le coffre-fort mis à sa disposition pour stocker les pièces comptables de la Banque centrale a été vidé d’une partie de son contenu. Ce n’est pas tout : alors qu’il a terminé sa mission, il prend conscience de la négociation engagée en coulisses. « Paul Kagamé, le nouvel homme fort du pays, qui est un homme intelligent, fait venir la Banque mondiale, avec le rapport sous le coude, et il dit :“Ou bien j’utilise les conclusions du rapport, ou bien vous me faites les prêts dont j’ai besoin, maintenant.” » D’après lui, cela s’est soldé par un immense chantage vis-à-vis de la Banque, trop heureuse que le Rwanda n’entreprenne pas d’action à son égard.

« Dette odieuse »

En clair, Kigali aurait monnayé son silence sur les turpitudes du FMI et de la Banque mondiale, en échange d’une reprise de l’aide internationale pour financer la guerre au Congo, contre les forces génocidaires reconstituées avec les restes de l’armée rwandaise. Ce « deal » – dont les actuelles autorités rwandaises n’ont jamais contesté ni admis la réalité – laisse un goût amer à Pierre Galand, avec le sentiment d’avoir été instrumentalisé sur le dos des rescapés du génocide, victimes une seconde fois de cette « dette odieuse » qui a permis, indirectement, l’extermination de leurs familles. Pour autant, M. Galand ne veut pas renoncer à l’idée d’une indemnisation financière pour les rescapés…

L’argent, éternel nerf de la guerre. « En France, explique Dafroza Gauthier, on retrouve les génocidaires qui avaient les moyens et les réseaux pour fuir. La plupart ont fait des études ici, ils avaient des amis, de la famille qui ont pu les héberger. » Pour les Gauthier, l’enjeu est d’avoir assez de moyens pour financer leur combat judiciaire. Avec, les années passant, le sentiment d’une course contre le temps : « Certains génocidaires sont malades, conclut cette femme dont la famille fut décimée en 1994. Ils vont donc mourir innocents. Ça aussi, c’est un scandale. »

Les acteurs économiques sont rares dans le tableau des « organisateurs » supposés du génocide. Parmi eux figure notamment Séraphin Rwabukumba, beau-frère du président Habyarimana. Au Rwanda, il dirigeait une société d’import-export de riz, et fut l’un des trésoriers de l’Akazu, le groupe des « faucons » qui orchestra les massacres. Depuis 1994, il vit en Belgique, sans jamais avoir été inquiété. Mais la donne pourrait changer, car un accord de coopération judiciaire vient d’être passé entre les deux pays. Kigali a présenté à Bruxelles une liste de 39 suspects. Séraphin Rwabukumba en ferait partie.

De son côté, Augustin Ngirabatware a été condamné à trente ans de prison par le TPIR, avant d’obtenir une révision de son procès. L’audience devrait avoir lieu en septembre. Reste M. Kabuga lui-même, que la rumeur voit ici ou là, en Afrique ou au Moyen-Orient. Seule certitude : en 2017, il n’a pas assisté aux obsèques de sa femme, en Belgique.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024