Citation
Opération « Turquoise », juin 1994
Colin, lieutenant-colonel, 1° RPIMa
Je crois que c'est le week-end de l'Ascension. On pend la crémaillère d’un officier de mon état-major qui avait acheté une nouvelle maison sur les hauteurs de Bayonne. C'est le 29 maï. Il fait grand beau, on est en chemisette, il doit faire 25 degrés. Le biper sonne, il n'y avait pas de portable à cette époque-là. Je vois le numéro du chef de corps, je rappelle. Le chef de corps me dit : « Bon, C'est parti pour le Rwanda...» Je lui réponds : « Écoute, ça tombe bien, ils sont tous là, il est 21 h 30, il nous faut une demi-heure pour vider nos verres et ramener les épouses, et on peut être tous à la citadelle dans une heure, raisonnablement dans une heure. - Ok, me dit-il, dans une heure et demie rassemblement de tous les officiers à la salle ops pour le premier briefing.» J'ai raccompagné mon épouse chez nous, je suis parti à la citadelle, je suis revenu à 3 heures du matin faire mon sac, j'ai laissé un Postit disant « Mes chéries, à bientôt » et on est partis ; on ne disait pas où on allait à ce moment-là. Mais mon épouse était habituée, elle ouvrait le poste de télé et elle voyait bien de quoi on parlait. En général, elle se trom- pait pas trop.
On est entrés au Rwanda par Bukavu et Goma. À ce moment, je suis lieutenant-colonel. Mais j'avais les mêmes armes que les autres. La hiérarchie s'écrase un peu dans les forces spéciales. Comme on est toujours en petit nombre, tout le monde participe à tout et parfois aux actions de combat. À dix, on a l'armement de vingt on a beaucoup plus de moyens de vision nocturne, des moyens technologiques qui décuplent notre action, et puis une certaine maturité professionnelle. Les forces spéciales ne sont pas les forces conventionnelles, c'est un peu un laboratoire, un laboratoire humain, laboratoire d'armement, de techniques qui après seront mises à la disposition des forces conventionnelles. On est très autonomes, étonnamment plus légers. Notre zone d'action, c'est quelques dizaines de kilomètres. On était combien? En tout on devait être deux cent cinquante forces spéciales, Quand je dis deux cent cinquante, je suis sûr que c'est en dessous! Nous, on avait récupéré les gars qui étaient en mission en Côte-d'Ivoire. Quand on arrive, l'offensive du FPR est dans sa phase finale, on n’a pas de souci d'autonomie. Le ravitaillement arrive, mais on met un certain temps à récupérer tous les matériels, dont les véhicules et nos équipements. Notre objectif, c'est d'essayer de comprendre ce qui se passe dans la zone et créer une zone d'exclusion dans laquelle la population ne serait plus massacrée. Le FPR de Kagamé continue à avancer, les massacres ont commencé trois mois avant, mais ils continuent. À Butare, on a les premiers affrontements. On est pris à partie par le FPR qui lui poursuit son offensive du Nord vers le Sud. Notre mission est de monter au contact des forces du FPR, de bloquer leur avance, de créer une zone tampon. On faisait des reconnaissances. Les curés nous disaient : « Là-bas, il y a un camp, des gens qui ont fui la zone des combats » ; en particulier il y avait le gros camp de Nyarushishi, je me rappelle bien, et puis Butare plus loin et d'autres...
Quand on partait en patrouille, on avait des semblants de cartes, on disait : « Sur cet axe-là, sur vingt-cinq kilomètres, tu vas jusqu'à tel point, Il y à cinq villages. Voilà tu rends compte à chaque village. »
Je suis un peu du Limousin. Avec mes gars, quand on rentrait dans un village, pour s'éviter toute description, on disait : « Oradour-sur-Glane », c'était le mot code : Oradour. On arrivait dans un village qu'on trouvait praliquement vide, un village brûlé. Sur la place centrale du village, l'église brûlée. C'était des églises en briques dans ce pays, pas du torchis. À l'intérieur de l'église, des cadavres. On disait : Ok, Oradour.… Ça voulait dire plus de vivants, les survivants se cachent, les massacres ont eu lieu.
Combien de fois c'est arrivé? Pfft, tous ces premiers jours. Notre problème était qu'on était pas beaucoup et donc on pouvait pas occuper le terrain. La force est arrivée derrière, une force africanisée, des Sénégalais, des Marocains. Il y a un groupement qui est arrivé de Djibouti, sous les ordres du lieutenant colonel Hogard.
Donc derrière nous, petit à petit, les forces arrivaient. On s'était infiltrés derrière les lignes du FPR, j'avais été sollicité par deux curés pour aller sauver un séminaire où il y avait, semble-t-il, beaucoup de bonnes sœurs et de réfugiés. En fin d'après-midi, on est partis de Butare, guidés par ces curés, on savait même pas où on allait La nuit tombe tout de suite à 17-18 heures. On était dans cette patrouille profonde et, pratiquement à l'arrivée sur objectif, on est tombés dans une embuscade. La voiture des curés qui était devant nous a brusquement été transformée en brasier, tout a brûlé. La voiture a pris des rafales et une roquette. Les deux curés sont morts dans l'explosion. Les gens du FPR étaient tout autour. On n'avait plus de guide. J'ai voulu faire demi-tour mais la jeep s'est renversée dans le fossé.
J'ai été blessé à la jambe, un de mes sous-officiers a été blessé lui aussi mais on a pu s'extraire et rejoindre Butare, Un avion des forces spéciales est venu nous chercher en se posant de nuit sur la toute petite piste du village. Pour moi, c'était la fin de partie. À peu près au même moment, mon camarade Marin Gillier s'est retrouvé un soir avec son commando de dix hommes au milieu d'un groupe de réfugiés qui demandaient de l'aide. Il leur a dit qu'il allait chercher des renforts. Le lendemain matin, les réfugiés avaient été massacrés et Gillier a été mis en cause pour non-assistance !
Ce qui nous a été insupportable, c'est de nous voir ainsi traités de génocidaires. Cette accusation à largement été relayée dans la presse anglo-saxonne, en Afrique anglophone : Que viennent faire les Français ? L'impérialisme français revient ! Ils ont armé les génocidaires ! Ça, c'est dur. Certains de mes camarades ont été interrogés par les tribunaux, ils ont été protégés aussi heureusement, certains hommes politiques ont eu beaucoup de courage en prenant leur parti mais il y à des moments où on se sent bien seul ! La présence militaire française au Rwanda avait été ordonnée en 1990-1991 par le président Mitterrand au profit du premier président rwandais élu au suffrage universel, Habyarimana, mais au détriment des Tutsis minoritaires que les Belges avaient laissés au pouvoir et dont ils avaient fait une caste dirigeante, Cela a déclenché le sentiment viscéralement antifrançais de Paul Kagamé Nous, nous avions été au Rwanda pour encadrer l'armée d'Habyarimana. On avait été jusqu’au combat contre les. gars de Kagamé, on les avait fait reculer, c'est pour ça qu'il y a eu cette haine à l'égard de l'armée française. Kagamé s'est révélé dans cette affaire un maitre, le champion du monde de la psyop 1, voire de l'intoxication psychologique. Tout le monde connaissait le génocide. Les ambassades étaient en place et l'Onu avait été abreuvée de messages de la communauté internationale. À ce moment-là, il n'y avait plus un militaire français en dehors du conseiller de l'ambassade, mais on savait exactement ce qui se passait, Un peu comme dans le scénario centrafricain, la presse a
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1. Pour psychological operation : opération de guerre psychologique
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alerté durant de longues semaines, évoquant les massacres de population. La communauté internationale n'a pas trop bougé et tout à coup, c'est « Turquoise ». On y est allés et on est tombés dans un scénario dantesque...
Hôtel national des Invalides, 6 décembre 2013