Fiche du document numéro 2381

Num
2381
Date
Mercredi 6 juillet 1994
Amj
Taille
85776
Titre
Un humanitaire explosif
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Que cache la « zone de sécurité » française ? Manifestement un partage
des tâches territorial : le nord-ouest du Rwanda, réservé à l'armée
dite gouvernementale, agent d'un pouvoir auteur du plus grand génocide
de la fin du siècle ; le sud-ouest, sanctuarisé sous contrôle français
; les deux appuyés par une logistique basée au Zaïre.

C'est la partition de fait d'un pays auquel on dénie le droit
d'effectuer sa révolution démocratique. Après avoir feint de « protéger les Tutsis », on parle de « protéger les civils hutus » :
application faussement naïve de l'idéologie raciale apartheid
d'Hutu-Tutsi qui conduit toute une région à la catastrophe.

L'argument avancé par les tenants de l'opération, à Paris et à New
York, c'est la nécessité de protéger la masse des « déplacés hutus
». Mais qui produit ces réfugiés de l'intérieur ? Les opérations
militaires assurément. Sans doute aussi la peur du FPR, entretenue
depuis des mois par la propagande des radios de Kigali. Très
concrètement, enfin, la pression menaçante de l'armée, des milices et
des bourgmestres de l'ancien régime fasciste qui, utilisant la
population comme le bouclier humain des groupes de tueurs, ne lui
laissent le choix qu'entre la fuite organisée ou la mort méritée pour
« complicité avec l'ennemi ». On l'avait vu en mai, avec les réfugiés
de l'est, partis en Tanzanie au camp de Benako avec armes et bagages,
et dûment encadrés par les bourgmestres, auteurs des tueries.

Le choix de la préfecture de Gikongoro, pour cette « zone de sécurité
», n'est pas innocent. C'est là, dans la grande forêt de Nyungwe, que
se trouve les cultures de cannabis de la maison Habyarimana, dénoncées
dans la presse belge depuis 1989, avec tous les trafics et les dessous
financiers liés à une telle filière.

C'est aussi, avec le Bugesera à l'est, une des deux régions
d'entraînement des milices du parti raciste Palipehutu, qui a enrôlé
de nombreux réfugiés burundais avec l'appui du régime
Habyarimana. Après avoir participé au génocide rwandais, ce parti
prépare actuellement une offensive à l'ouest du Burundi, les incidents
violents se multiplient ces jours-ci, une nouvelle « radio libre »,
analogue à la trop fameuse Radio des Mille collines de Kigali, lance
des appels à une mobilisation anti-tutsi, auxquels font écho les
déclarations incendiaires des leaders extrémistes du parti Frodebu,
actuellement au pouvoir à Bujumbura. Or, l'arrivée de l'armée
française dans la région, loin de calmer le jeu, y est perçue comme
une incitation à un nouveau « soulèvement hutu » qui, provoquant la
répression d'une armée restée massivement tutsi, entraînerait une «
ingérence humanitaire » contre celle-ci.

Le risque d'une explosion généralisée est énorme, si « très vite » la
communauté internationale ne s'engage pas clairement pour les
démocrates de toutes origines, rompant avec les tenants de la
purification ethnique. La France n'est, hélas, pas la mieux placée
pour un tel projet.

Jean-Pierre Chrétien
Historien au CNRS.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024