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Le 6 avril 1994 en début de soirée, le Falcon 50 qui ramène le président rwandais Juvénal Habyarimana de Dar es Salaam, en Tanzanie, est abattu alors qu'il s'apprête à atterrir à Kigali. Quelques heures plus tard, des tueries sont perpétrées dans la capitale rwandaise. C'est le début du génocide des Tutsis, qui fera entre 800 000 et 1 million de victimes en 3 mois. Qui a décidé d'éliminer Habyarimana ? Le Front patriotique rwandais (FPR, parti de l'actuel président au pouvoir Paul Kagame) représentant la minorité tutsie avec qui le président hutu discutait des modalités de partage du pouvoir dans le cadre des accords d'Arusha, ou la frange radicale des Hutu hostile à cette transition politique? 25 ans après les faits, la question de la responsabilité de l'attentat contre le dirigeant hutu reste brûlante.
L'ordonnance et la note
Le 21 décembre dernier, les juges du pôle antiterroriste français ont rendu une ordonnance de non-lieu dans cette affaire. Mais une note de la DGSE du 22 septembre 1994, déclassifiée par le ministère de la Défense en septembre 2015 dans le cadre de l'enquête et dévoilée par la cellule investigation de Radio France et Mediapart, désigne deux extrémistes hutu comme les « principaux commanditaires » de cette attaque. Il s'agit de Théoneste Bagosora et de Laurent Serubuga. Le premier, considéré comme un des architectes du génocide, a été condamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et est aujourd'hui incarcéré au Mali. Le second est poursuivi en France, mais n'a pas encore été jugé. Les espions français, qui avancent la thèse de la préméditation de l'attentat (un « haut degré de préparation de (l')opération »), font de la responsabilité des Hutu ultras l'hypothèse « la plus plausible ». Elle est étayée par quantité d'autres notes du renseignement français, qui ont alerté le sommet de l'État avant, pendant et après les massacres.
Or, à l'époque, les officiels français défendent une autre version, rappellent nos confrères. Dès le 7 avril 1994, le général Christian Quesnot, chef d'état-major particulier du président François Mitterrand, écrit, à propos des tirs de missile contre l'avion présidentiel rwandais : « L'hypothèse vraisemblable d'un attentat du FPR devra être confirmée par l'enquête. » Plus récemment, en 2017, Hubert Védrine, secrétaire général de l'Élysée entre 1991 et 1995 déclare dans Le 1 : « En 1995, on n'en savait rien. Avec les années, ma conviction s'est renforcée que c'est probablement Kagamé. » Pourquoi les notes du renseignement français ont-elles si peu été prises en compte ? Aux journalistes de Mediapart et de France Inter, Hubert Védrine répond « qu'il y avait des tas de notes d'origines diverses envisageant les deux hypothèses [le FPR et les extrémistes hutu]. Dans tous les cas, les auteurs [de l'attentat] voulaient casser la logique d'Arusha : le compromis politique imposé par la France. »
Nul doute, à la lecture de la première partie de cette enquête – qui s'intéresse dans un second volet au financement de 80 tonnes d'armes acheminées au Rwanda en plein génocide –, que la position adoptée par Paris au début du génocide a dû cliver au sein même de l'appareil d'État. Il n'en demeure pas moins que ce nouvel élément interroge, une fois encore, sur le rôle de la France durant le génocide. Sur son site, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) parle d'« enfumage » : « Nos responsables de 1994 savaient la vérité, ils ont tout fait pour la cacher, pire encore, pour l'habiller de mensonges », écrit son président Alain Gauthier. Avec son épouse Dafroza Gauthier, rencontrée il y a bientôt 50 ans au Rwanda, ils ont fondé en 2001 le CPCR pour « faire bouger » la justice française. Depuis, le collectif a déposé près d'une trentaine de plaintes contre des personnes soupçonnées d'être impliquées dans le génocide et aujourd'hui installées sur le territoire français. Alors que ce couple traque depuis près de 20 ans les témoins, les victimes, les rescapés et les tueurs du génocide, entre le Rwanda et la France, Alain Gauthier réagit à cette affaire pour Le Point Afrique, et dresse par ailleurs le bilan de la bataille judiciaire.
Le Point Afrique : Qu'est-ce que vous retenez de cette note de la DGSE du 22 septembre 1994 ?
Alain Gauthier : Cette note de la DGSE ne fait que conforter ce que nous disons depuis très longtemps, à savoir que le FPR n'a pas abattu l'avion du président Habyarimana. Elle ne nous a donc pas révélé grand-chose au sein du CPCR, mais elle permet d'insister sur les rôles joués par Théoneste Bagosora et surtout par Laurent Serubuga. Je dis « surtout », car ce dernier nous intéresse davantage que Bagosora, qui purge aujourd'hui sa peine de prison. Or, Laurent Serubuga, un ex-officier supérieur des Forces armées rwandaises mis à la retraite en 1992 et qui a repris du service dès le début du génocide, réside en France. Il est poursuivi par une plainte depuis l'année 2000, plainte que nous avons un peu « réveillée » quand nous nous sommes portés partie civile dans cette affaire en 2007.
C'est vous qui aviez d'ailleurs retrouvé la trace de Laurent Serubuga en France. Où en est la procédure judiciaire le concernant ?
Effectivement, nous l'avons retrouvé dans un petit village du Nord, vers Cambrai. C'est à ce moment-là que nous sommes retournés enquêter au Rwanda, pour re-nourrir cette plainte qui était en sommeil. Aujourd'hui, l'instruction de cette affaire serait clôturée. Mais ce qui nous inquiète, c'est que M. Serubuga doit avoir 83 ans. Il semble qu'il ne soit pas en très bonne santé, et nous craignons qu'il ne soit jamais jugé. Ce serait terrible, car il est, avec Agathe Habyarimana, une des personnes les plus importantes (pour leur rôle supposé dans le génocide) que nous poursuivons en France. La note de la DGSE renseigne d'ailleurs sur le rôle d'Agathe Habyarimana (« veuve du président et considérée souvent comme l'un des principaux cerveaux de la tendance radicale du régime », mentionnent les agents du renseignement, NDLR.), dont ces deux individus se sont rapprochés avant le génocide. Nous avons aussi déposé une plainte contre elle en 2007, mais l'affaire est en cours d'instruction. Et en attendant, Mme Habyarimana vit toujours dans sa villa de Courcouronnes, en banlieue parisienne, alors qu'elle n'a pas obtenu le statut de réfugiée ni de titre de séjour en France. On ne comprend pas trop.
Vous écrivez que cette note de la DGSE permet d'ouvrir les yeux, notamment sur l'« enfumage » de la part de l'État, les « tentatives négationnistes » en Occident. Ce sont des termes forts… C'est ce que vous inspire une certaine classe politique en France ?
Je parle en effet d'enfumage et de négationnisme d'État en me référant aux hommes politiques qui étaient au pouvoir en 1994. Cet enfumage a été consolidé par l'ordonnance du juge Bruguière qui a émis en 2006 neuf mandats d'arrêt internationaux contre des officiels rwandais, sans bien enquêter, sans même aller au Rwanda. Je pense aussi qu'un responsable politique tel Hubert Védrine, qui n'a cessé de répéter que l'attentat contre Habyarimana était le fait du FPR, avait bien eu connaissance de cette note de la DGSE, même s'il s'en défend.
Certains responsables politiques ont tout de même évoqué les erreurs de la France, à l'instar de Bernard Kouchner : lors d'une visite à Kigali en tant que ministre des Affaires étrangères en 2008, il avait admis que la France avait « commis une faute grave » au Rwanda…
Oui, et le président Sarkozy avait quant à lui reconnu « des erreurs d'appréciation » de la France au moment du génocide lorsqu'il s'est rendu à Kigali en février 2010. Le Rwanda s'en était contenté, mais il serait temps que nos responsables politiques en disent un peu plus. Il serait temps que le président Macron fasse une déclaration sans ambiguïté sur le rôle de la France et de ses responsables politiques durant le génocide. Les relations entre la France et le Rwanda se sont améliorées. Les présidents Macron et Kagame se sont parlés à plusieurs reprises, et ce dernier a été reçu officiellement à l'Élysée.
Maintenant, est-ce que le président français ira au Rwanda pour la 25e commémoration du génocide, et aura-t-il le courage de tenir des propos clairs sur cette question ? On peut l'espérer. D'autant que, comme à chaque commémoration, nous allons voir fleurir les thèses négationnistes. La plus attendue est celle contenue dans le livre de la Canadienne Judi Rever, In Praise of Blood, véritable recueil de fake news, qui devrait bientôt sortir en France. À moins que la note de la DGSE ne coupe l'herbe sous les pieds de tous les négationnistes qui défendent notamment le fait qu'il y aurait eu deux génocides, dont auraient été victimes aussi bien les Tutsi que les Hutu.
Sosthène Munyemana, médecin rwandais qui a exercé en France en tant qu'urgentiste, pourrait être renvoyé devant la cour d'assises cette année pour « génocide » et « crimes contre l'humanité ». Or la plainte déposée contre lui remonte à 1995. Comment expliquer la lenteur de la justice française ?
On nous dit que c'est comme ça, que « la justice, c'est toujours long ». Mais cela ne nous rassure pas. Nous savons qu'il s'agit d'instructions compliquées. D'abord, ce n'est que depuis 2012, date de la création du pôle crimes contre l'humanité au tribunal de grande instance de Paris, que juges et gendarmes se rendent régulièrement au Rwanda en commission rogatoire, ce qu'ils n'avaient pas pu faire avant. La justice française a donc pris beaucoup de retard dans l'instruction des plaintes que nous avions déposées.
Par ailleurs, les personnes soupçonnées d'avoir participé au génocide usent de toutes les possibilités de faire appel, ce qui nous apparaît comme des procédés dilatoires, et qui dans les faits, leur font gagner du temps. Certains sont en France depuis plus de 20 ans, et n'ont toujours pas été jugés.
Vous évoquez la création en 2012 du pôle français spécialisé dans les crimes contre l'humanité. Cela a-t-il permis d'accélérer l'instruction des plaintes contre des supposés génocidaires basés en France ?
Au moment de sa création, le pôle avait essentiellement des dossiers sur le Rwanda. Aujourd'hui, il a des dossiers sur d'autres situations, notamment en Syrie, et est débordé par le travail à réaliser. Il y a, certes, des avancées. Des gendarmes participent aux enquêtes et vont régulièrement au Rwanda, pour instruire les plaintes que nous déposons. Nous avons également vu le parquet mettre en examen deux génocidaires supposés sans que des plaintes aient été déposées au préalable, ce qui est assez nouveau. Je pense donc qu'ils font un travail sérieux, mais hélas, ils manquent de moyens.
Par ailleurs, il devient compliqué d'enquêter au Rwanda où les gendarmes rencontrent les mêmes difficultés que nous. 25 ans après les faits, nous peinons à trouver des témoins, et si nous en trouvons, ils ne veulent plus forcément parler, ou les mémoires sont de plus en plus défaillantes… Actuellement, le temps joue en faveur des bourreaux.
Pourquoi n'y a-t-il pas d'extradition vers le Rwanda des personnes poursuivies pour leur implication dans le génocide ?
Cela permettrait de soulager la justice française. Mais à chaque fois que des mandats d'arrêt internationaux ont été émis par le Rwanda, la Cour de cassation a refusé d'extrader. On dénombre 42 refus d'extrader en tout. Seules trois extraditions de Rwandais ont été accordées par la justice, mais vers le TPIR, en Tanzanie, et non au Rwanda. Et cela aussi, nous le dénonçons. Alors que la Cour de cassation évoquait par le passé le fait que le Rwanda appliquait la peine de mort (supprimée en 2007) ainsi que des procès qui ne seraient pas équitables, une seule raison est avancée aujourd'hui, juridiquement indéfendable : la loi organique punissant le génocide au Rwanda est postérieure au génocide. On ne peut juger un crime qui n'a pas été prévu dans l'arsenal judiciaire. C'est le principe de la non-rétroactivité. La France refuse au Rwanda le fait de pouvoir juger des génocidaires, alors qu'elle a fini par le faire elle-même. N'a-t-elle pas jugé Barbie, Touvier et Papon sans qu'il existe véritablement de loi pour le faire? ?