Citation
Précisions de Vénuste Kayimahe sur les résultats du recensement de 1978
Aymeric Givord : Cher Vénuste, je souhaiterais que tu m’apportes des
précisions sur un fait que tu m’avais relaté lors de mon voyage au Rwanda en
février 2016. Tu m’avais alors expliqué que le régime Habyarimana avait
organisé au Centre d’échange culturel franco-rwandais une réunion dans
laquelle tu avais entendu dire que les recensements de l’époque étaient
complètement biaisés, la part réelle de Tutsi dans la population totale excédant
les 30 %.
Je pensais que tu avais évoqué cet évènement dans ton livre France-Rwanda.
Les coulisses du génocide mais je n’ai rien trouvé à ce sujet. Pourrais-tu me dire
si tu l’as déjà relaté dans un écrit ?
Il me semble en effet que cette information est d’une extrême importance dans
la mesure où de nombreuses personnes ou organisations minimisent le nombre
de victimes en se basant sur des chiffres erronés d’un recensement datant de
1991 (c’est la thèse notamment de l’ONG « Human Rights Watch »).
Vénuste Kayimahe : Je ne pense pas avoir mentionné cette anecdote dans mon
ouvrage-témoignage (il y a d’ailleurs beaucoup de choses que j’ai oubliées ou
négligées d’insérer). Bref, pour ce cas précis, cela s’est passé dans les années
1980 – entre 1982 et 1985, peut-être, je ne me rappelle pas l’année exacte –, lors
de ce que l’on pourrait appeler « Les assises de la Justice ». Il y avait le
gouvernement ainsi que tout le corps judiciaire (officiers de police judiciaire,
juges, officiers du ministère public, huissiers, greffiers, etc.).
A un moment, une question a été posée à Habyarimana, par un officier du
ministère public si j’ai bon souvenir. Celui-ci souhaitait que le Président révèle à
l’assistance les résultats d’un des volets du recensement de 1978 : celui des
proportions ethniques du pays. Il précisait que leur publication avait été attendue
jusque-là en vain, que pourtant pour les auxiliaires de justice qu’étaient lui et ses
collègues, ils aimeraient savoir car cela faisait partie de leurs défis pour la
sécurité du pays. C’était cela la substance de sa question.
A quoi Habyarimana a répondu que les résultats présumés étaient farfelus, ne
correspondaient pas à la réalité, car ils semblaient montrer que la proportion des
Tutsi serait autour de 32-34 % !
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A l’énoncé de ce chiffre, une clameur, spontanée, s’est élevée de l’assistance :
« Baratumaze !!! » [Ils vont nous exterminer]. Puis, suivit, pendant un petit
moment, une rumeur animée dans toute la salle.
Le Président s’est alors évertué à calmer son monde, en l’assurant qu’il n’y avait
pas à s’alarmer, qu’on savait bien que le nombre de Tutsi ne dépassait pas de
beaucoup les 10 % de la population qu’on connaissait déjà... Donc, il invalidait
les chiffres du recensement de 1978, de toute façon non publiés jusque-là, du
moins pour ce qui concerne les rapports ethniques du pays.
Pourtant, le régime n’avait ménagé aucun effort pour aboutir à ces résultats. Une
campagne intense, insistante, menée jusqu’au niveau des cellules, avait
sensibilisé les gens à répondre avec franchise aux questions du recensement,
mais revenait beaucoup, avec menaces de sanctions les plus sévères, sur la
question de l’appartenance ethnique. Une intimidation explicite qui visait à
dissuader les Tutsi qui seraient tentés de mentir sur leur « ethnie », et enjoignait
ceux qui avaient réussi à changer leur ethnie dans le passé à rectifier la chose
désormais. On voyait bien que c’était là, en fait, le nœud le plus important de
l’opération.
Pour le dépouillement, afin d’avoir des données fiables, on a dit qu’on allait
avoir recours à un ordinateur offert par la France. Une équipe issue du ministère
– peut-être de l’Intérieur, je ne sais plus – fut formée pendant des mois à son
utilisation par des techniciens français.
Mais voilà ! Quelques temps après le début du dépouillement informatique,
opération que dirigeaient les techniciens français, l’ordinateur aurait rendu
l’âme ! Sous le sabotage des Rwandais. Il a été susurré que, à la vue premières
données, il allait apparaître que le nombre de Tutsi était beaucoup plus
important que ce qui était admis habituellement. Mission leur aurait alors été
donnée de rendre inutilisable la machine. Une blague disait : « Barayinize ! »
[On l’a étouffé]. Et le dépouillement s’est poursuivi manuellement. Sans la
présence de témoins étrangers, car on ne voulait pas qu’ils sachent...
Voilà, à-peu-près, ce que je peux me rappeler sur ce sujet.
Source : échange électronique daté des 10 et 13 mars 2018.
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Précision complémentaire de Vénuste Kayimahe
Cher Aymeric,
J’étais samedi dernier aux commémorations du génocide dans le secteur de
Karama, district de Huye, ancienne commune de Runyinya. C’est ma région
d’origine. Le site du lieu abrite le plus grand nombre de victimes du génocide
dans tout le pays : plus de 75 000 corps y sont enterrés et on parle d’un peu plus
de 93 000 déplacés tutsi recensés par l’abbé Ngomirakiza, curé de la paroisse de
Karama, peu avant qu’ils soient attaqués le 21 avril 1994 (celui-ci a finalement
été tué à Ndago, en pleine zone « Turquoise » le 4 ou 5 juillet 1994, en
compagnie de l’abbé Sebera et des religieuses de Sovu).
Bref, lors de cette commémoration, Antoine Mugesera – haut cadre du FPR et
ancien sénateur –, qui était un des invités d’honneur, y a redit que la commune
de Runyinya comptait, dans les années 1980, 56 % de Tutsi. Il faisait partie à
l’époque d’une commission communale chargée d’enquêter et de fournir les
données chiffrées des composantes ethniques de la commune. Un an après le
dépôt du rapport de la commission, il a été surpris de retrouver dans les dossiers
– du ministère ou de la commune, il faut que je lui pose la question – un rapport
mentionnant que la population tutsi de cette commune était seulement de 46 % !
Je trouverai l’occasion de lui en parler et lui faire préciser les dates, et voir s’il
pourrait me donner les pistes pour retrouver quelques documents là-dessus.
Voilà ! C’était juste pour te donner un complément d’information sur la question
que tu m’as posée il y a environ deux mois.
Source : courrier électronique daté du 28 avril 2018.
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